Le blog des éditions Libertalia

Blaise, Léa et les autres… sur Mediapart

lundi 13 janvier 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien publié sur Mediapart, 2 janvier 2020.

Juliette Keating,
passeuse entre les âges.

Blaise, Léa et les autres… Quand une série de billets de blog devient un livre. 52 semaines, 52 portraits de jeunes écrits par Juliette Keating et dessinés par Béa Boubé. Nous avions des questions sur sa démarche et la fabrication de cet objet éditorial. Interview de notre étonnante et talentueuse blogueuse.

Après votre formidable chronique sur les Roms de Montreuil (toujours en cours ?) pourquoi avoir entrepris cette série de billets sur les jeunes ? Dans votre contribution du 11 décembre, vous dites que le déclic est venu d’une fouille de police sur un jeune à la sortie d’un RER, mais qu’est-ce qui vous a poussé à creuser ce thème ?
Juliette Keating. En ce qui concerne les Roms de Montreuil (et d’ailleurs sans doute), il y aurait beaucoup de choses à dire sur le ratage organisé que représente depuis près de vingt ans « l’insertion » des familles immigrées pauvres. J’ai interrompu la chronique car le thème est piégeux et piégé et qu’il ne s’agit pas de nuire aux personnes qui sont déjà en si mauvaise posture pour la plupart.

Pourquoi piégeux ?
Parce que les familles sont prises dans des enjeux qui les dépassent. Il faut comprendre que la misère est aussi un produit renouvelable et durable qui fait vivre ceux et celles qui prétendent s’en occuper. J’avoue que je n’ai pas trop envie d’aborder longuement ce sujet ici. En revanche, ce serait un vrai sujet de débat live en donnant la parole aux Roms eux-mêmes que l’on n’entend pas, sauf deux ou trois têtes d’affiche, toujours les mêmes.

C’est une bonne idée. Mais revenons aux jeunes. Pourquoi cette série ?
Je suis mère d’adolescents, je suis professeure de français en collège et lycée depuis plus de vingt ans en banlieue parisienne. Je suis donc en contact permanent avec des jeunes, j’ai accès aux récits qu’ils font de leur vie quotidienne. Je trouve qu’être un·e jeune dans la société d’aujourd’hui est particulièrement difficile alors que l’on entend très souvent qu’ils ont toutes les facilités, comme si les aîné·es leur avaient tout donné. Pourtant, ils doivent faire face à des pressions permanentes depuis le plus jeune âge. Ils sont pris·es dans la compétition scolaire, insécurisé·es par une vision sombre et incertaine de l’avenir, soumis à des contrôles.

Expliquez-nous vos intentions. Ces récits s’adressent-ils à leurs aînés pour qu’ils saisissent mieux ces difficultés ?
Oui mais pas seulement. J’ai voulu aussi faire entendre leur voix, servir de passeuse, si l’on veut. J’espère avoir réussi à transmettre sans trahir. Quand Béa Boubé a exposé ses dessins, les visiteurs et visiteuses étaient aussi des jeunes, qui s’intéressent aux textes comme aux dessins. Je suis attentive aux réactions des jeunes lecteurs et lectrices, c’est le plus important.

L’idée c’est aussi que cette génération se reconnaisse dans ces portraits ?
J’ai écrit ces textes et les ai publiés sur mon blog sans me soucier de l’âge des lecteurs et lectrices. Ils s’adressent à tous et toutes. Je cherche moins à faire « prendre conscience » qu’à donner à voir un tableau de la jeunesse de maintenant. Tout en ayant bien présent à l’esprit qu’il y a, comme l’observait Bourdieu, plusieurs jeunesses. J’ai essayé de rendre présent·es, les jeunes dont on ne parle pas ou qui n’ont pas accès à la parole publique. Par exemple Tiennot, le Voyageur qui avec sa famille travaille au nettoyage des centrales nucléaires.

Comment avez-vous travaillé et trouvé ces jeunes ?
Certains de ces portraits sont très inspirés de personnes de mon entourage, enfants ou élèves, ami·es. D’autres sont des personnages de fictions construits à partir de recherches sur des questions qui m’intéressent. Par exemple : comment survivre quand on n’arrive pas à être à la hauteur des ambitions parentales ? Quand on ne colle pas aux modèles ? Quand on subit la grande pauvreté ? Quand on doit faire face à des discriminations structurelles ? Chaque texte saisit un bref instant de la vie de ces jeunes dans lequel on peut déceler une problématique plus générale.

Aviez-vous un stock avant de commencer la publication ou vous êtes-vous vraiment astreinte à l’écriture hebdomadaire ?
J’ai écrit semaine après semaine, en prenant en compte l’actualité et les saisons. Ce sont des portraits qui forment aussi une chronique. C’est pourquoi nous avons gardé la mention des saisons dans la maquette finale. Béa dessinait le plus souvent le dimanche, jusque tard dans la nuit pour que ça soit prêt pour une publication le lundi matin.

Il est beaucoup question de pressions sociales, de racisme, de violences, mais aussi d’amour, beaucoup d’amour… Est-ce que vous avez des regrets par rapport à certains thèmes, non ou pas assez couverts ?  
Il est question d’amour non seulement parce que c’est d’une importance centrale pour chacun·e d’entre nous, mais aussi parce que les jeunes sont là encore devant un territoire vaste, apparemment ouvert, mais plein de contradictions. L’homosexualité est libre dans nos sociétés mais nous savons qu’il y a encore beaucoup d’incompréhension, voire de réprobation, d’homophobie. Le libre choix du ou de la partenaire parait garanti mais il y existe encore des pressions familiales très fortes pour les filles. Il y a aussi les violences sexuelles. Donc, la relation amoureuse est une force sur laquelle les jeunes, je crois, comptent beaucoup mais qu’ils savent aussi incertaine que le reste de leur réalité. Il y a un thème important que je n’ai pas su traiter, c’est celui de la mort qu’elle soit accidentelle, pour cause de maladie ou par suicide. J’ai fait plusieurs essais mais j’ai tout effacé.

Pourquoi ?
Je n’y arrivais pas. Sans doute trop douloureux. Je voudrais, pour nos jeunes, que la peur leur soit retirée et non plus inculquée. Qu’ils se sentent libres, en possibilité de créer et d’agir quelle que soit leur histoire personnelle, leurs origines. Je trouve qu’ils sont trop souvent confrontés, surtout bien sûr dans les quartiers populaires, à des rabaissements : « Tu n’y arriveras pas, ce n’est pas pour toi. » Heureusement certain·es ne se laissent pas démonter et osent. Mais le poids qui pèse sur leurs épaules est très lourd à porter.

En 2019 les jeunes nous ont surpris, leur combativité s’est révélée au grand jour sur les questions liées au climat, aux libertés publiques aussi… N’assiste-ton pas à « la revanche » de cette génération perdue pour la politique ? À la fin du défaitisme et du cynisme…
C’est ce que j’espère avec force. Mais ça implique que la vieille génération laisse de la place, et ce n’est pas gagné. D’autre part, la relative jeunesse n’est pas une garantie de progrès et d’espoir (suivez mon regard). Ce qui m’enthousiasme, c’est de constater que les notions de solidarité, de sororité, de luttes collectives reviennent au premier plan partout dans le monde, notions portées par une jeunesse qui veut en finir avec les errements mortifères de l’ancien monde.

Quelques mots sur votre maison d’édition Libertalia…
C’est à la fois courageux de sortir des sentiers balisés du marché et c’est aussi un acte engagé et militant de la part de cette maison d’édition indépendante qui permet la publication de ce type de livres atypiques. Je suis particulièrement heureuse que Mediapart laisse la possibilité d’une publication libre grâce aux blogs et qu’un éditeur comme Libertalia prenne le risque de finaliser le projet par une publication papier de qualité.

Vous avez reçu beaucoup de refus ?
Oui il est très difficile de faire accepter un tel livre illustré, qui n’est pas une commande et donc ne colle pas à une collection prédéterminée par l’éditeur. Il ne s’agit pas d’un produit, mais d’une vraie création texte-image. En plus, c’est assez coûteux question fabrication : format paysage et quadrichromie. 

Par Sabrina Kassa