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Prisonnier de Jérusalem sur En attendant Nadeau

mercredi 31 janvier 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur En attendant Nadeau, le 28 décembre 2023.

Dans les prisons israéliennes

Le 24 novembre dernier, Israël a libéré 39 détenus palestiniens (24 femmes et 15 enfants) dans le cadre d’un accord d’échange de prisonniers avec le Hamas. 39 détenus sur les 7 000 prisonniers politiques qui sont encore dans les geôles israéliennes, dont 62 femmes et 200 enfants, et 2 070 en détention administrative. Dans ce contexte, il est important de rappeler le rôle joué par le système carcéral dans le projet colonial israélien : depuis 1967, plus d’un quart de la population palestinienne a été emprisonnée pour des raisons politiques. À cet égard, le témoignage de Salah Hammouri, qui a été enfermé près de dix ans, est précieux. Cet avocat franco-palestinien, originaire de Jérusalem, décrit ses combats politiques contre l’ordre colonial et ses longues années de détention.

L’arrachement à la « terre natale » palestinienne constitue le point de départ du récit autobiographique, démarche soutenue par l’autrice Armelle Laborie-Sivan, qui recueille la parole de Salah Hammouri après son arrivée en France, le 18 décembre 2022. Les autorités israéliennes ont expulsé ce dernier de sa ville natale, Jérusalem, vers la France, en violation du droit international. À ce moment-là, il connaît l’exil tout comme des millions de Palestiniens depuis 1948. Son récit rend compte de la prison comme partie du dispositif de contrôle militaire des Palestiniens, mais également du statut extrêmement précaire des Palestiniens résidents de Jérusalem. « Considérés comme des étrangers ‘‘résidents’’ dans [leur] propre ville, sans citoyenneté », ils n’ont « pour seul papier d’identité qu’un permis de résidence délivré par les autorités israéliennes qui peuvent le retirer sous de nombreux prétextes ». Plus de 14 643 Palestiniens ont vu leur permis révoqué depuis 1967, alors que la colonisation de l’est de Jérusalem s’accélère. Les révocations de permis sont utilisées comme mesures punitives contre la population palestinienne de Jérusalem et servent également la bataille démographique livrée par Israël. Ainsi, Salah Hammouri rappelle l’objectif israélien de « faire de Jérusalem une ville à 75 % israélienne à l’horizon 2030 ».
Il propose un « récit au présent permanent, tant il est vrai qu’il n’est pas possible d’effacer dix années passées en détention, surtout quand on sait que des camarades de captivité y sont toujours », écrit Armelle Laborie-Sivan. Il ne s’agit pas d’un récit de détention et de lutte « écrit a posteriori » mais bien de la parole d’un homme dont le combat et l’engagement pour le droit des Palestiniens n’ont pas cessé, malgré les tentatives pour le « réduire au silence ».
L’expérience de Salah Hammouri n’est pas réductible à son parcours individuel. Elle représente une épreuve collective, comme en témoigne La Toile carcérale. Une histoire de l’enfermement en Palestine de Stéphanie Latte Abdallah (Bayard, 2021). S’appuyant sur une longue enquête de terrain, l’historienne et politiste y décrit très bien comment la « toile carcérale participe à créer un espace suspendu et en cela indéterminé et incertain », « un système d’exception qui dure », comment « le passage par la prison a marqué les vécus et l’histoire collective palestiniens » dans un contexte où « toute forme d’engagement politique, militant, associatif, citoyen et civil » se trouve criminalisée. Ce texte illustre donc l’omniprésence de l’univers carcéral, alors que les arrestations et interrogatoires ne cessent d’augmenter depuis les massacres commis par le Hamas le 7 octobre dernier.
Le récit de Salah Hammouri suit la chronologie. Il se déroule au rythme des incarcérations, libérations, nouveaux emprisonnements, transferts, jusqu’à l’expulsion vers la France. Il met au jour les différents mécanismes qui ont fait de lui « une cible » aux yeux des autorités israéliennes, les pressions et différents procédés d’intimidation. « Montrer que les services n’ont pas oublié, qu’ils sont au courant de tout ce qu’on fait » est destiné à décourager toute résistance politique. Après sa libération en 2011, Salah Hammouri a subi de nouvelles détentions administratives et de nombreux interrogatoires. Cette procédure permet de garder les prisonniers pour une période de six mois renouvelables, sans charges ni inculpation et sans que leur avocat puisse accéder à leur dossier. Par touches très discrètes, il montre aussi comment sa famille a été utilisée pour faire pression sur lui. Sa femme, Elsa Lefort, alors qu’elle possédait un visa de travail délivré par le consulat, a été expulsée en 2016. Leurs enfants qui naissent ensuite ne sont par conséquent « que » français et « pendant sept ans [Salah a] dû prendre l’avion pour passer du temps avec ma famille ».
Le premier contact de Salah Hammouri avec l’univers carcéral a eu lieu dans l’enfance, au moment où son oncle est incarcéré pour des activités politiques pendant la première Intifada. Lui-même fut emprisonné pour la première fois en 2001, pendant la seconde Intifada, alors qu’il n’avait que seize ans, pour avoir collé des affiches à l’initiative de son syndicat lycéen. Les autorités israéliennes menaient alors des « campagnes d’arrestation massives » et « réprimaient le moindre acte de résistance ». Pendant cette première incarcération d’une durée de cinq mois, il « prend conscience de l’importance de l’engagement politique » appuyé sur « des connaissances, arguments et réflexions ». La prison, considérée par les Israéliens comme un outil d’assujettissement, est décrite au contraire comme un lieu de renforcement de la volonté de résister. Salah Hammouri a poursuivi ses études tout en s’engageant dans les mouvements étudiants, ce qui lui a valu de nouvelles arrestations. 
À travers ses différents séjours dans les centres pénitentiaires d’Ofer, la Moscovite, HaSharon, Ketziot, Megiddo, Ramla, dans la la prison de Beer Sheva, dans le centre de haute sécurité de Hadarim, « prison récente conçue sur le modèle pénitentiaire américain, avec section circulaire », mais aussi de Rimonim, de Gilboa et de Shatta, Salah Hammouri raconte l’intérieur des prisons, leur organisation, les différences entre elles. Les interrogatoires et les transferts constituent autant de « méthodes de torture infligées aux prisonniers, pour [les] user physiquement et moralement ». Son récit suit les « grands moments de déprime » traversés par les prisonniers, tout comme leurs luttes pour obtenir des droits, notamment au moyen de la grève de la faim, les méthodes ingénieuses pour détourner la surveillance, et « l’organisation de la vie collective » afin de « supporter l’enfermement » et que « le temps […] ne [les] écrase pas ».
Le droit occupe une place centrale dans le récit de Salah Hammouri. D’une part, il donne des éléments de compréhension du droit militaire israélien, « un droit sans justice » selon Stéphanie Latte Abdallah, appliqué dans les territoires occupés, « élément fondamental du système colonial ». En effet, « la législation militaire appliquée à la population occupée est régie par le régime des lois d’exception de l’état d’urgence qui est renouvelé chaque année par le Parlement israélien depuis 1948 ». D’autre part, tout le porte finalement à s’intéresser au droit pour « connaître et maîtriser le droit international » afin de bien « définir les termes de [leur] combat et d’en revendiquer la légitimité ». Son parcours pour devenir avocat constitue la ligne directrice de son récit, le lien entre l’intérieur et l’extérieur des prisons. Les prisons représentent un important lieu de formation notamment grâce à la présence, dans certaines d’entre elles, de bibliothèques collectives parfois clandestines ; en autodidacte, il y a appris l’histoire, la littérature, le droit, et y a consolidé sa connaissance du français. À sa libération, en 2011, il a commencé un cursus de droit à l’université al-Quds, dans la ville d’Abu Dis, malgré les différentes tentatives d’empêchement israéliennes, notamment des limitations dans le droit de se déplacer. Il est finalement devenu avocat en 2015 puis a intégré l’équipe de confrères de l’ONG palestinienne Addameer.
Ce texte a enfin le mérite de témoigner des transformations importantes qui ont eu lieu dans la géographie de Jérusalem-Est depuis la seconde Intifada et des conséquences sur la liberté de circulation des Palestiniens. Salah Hammouri évoque ainsi le mur dont la construction a commencé pendant son séjour en prison et qui sépare son quartier, Dahiet al-Barid, au nord de Jérusalem, du reste de la ville : « S’il n’avait pas été là, notre maison aurait été juste en face. Il a fallu longer le mur, aller jusqu’au check point pour le traverser, puis le relonger de l’autre côté pour atteindre la maison. »
Malgré les épreuves décrites, ce récit d’une grande pudeur, dont le ton est toujours humble et clair, constitue aussi un hymne à la force du collectif et à la solidarité internationale. Si Salah Hammouri ne se fait « pas beaucoup d’illusions sur la diplomatie française » qui « continue de traiter Israël comme un État au-dessus des lois internationales », il place ses espoirs dans le droit international et la reconnaissance des injustices commises envers le peuple palestinien, notamment auprès de la Cour pénale internationale, ce qui est d’une criante actualité, alors que près de 20 000 civils ont péri sous les bombes israéliennes à Gaza.

Elsa Grugeon