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Briseurs de grève sur le site Encres vagabondes

mercredi 20 avril 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Note de lecture publiée sur le site Encres vagabondes, février 2021.

Bob Coates est issu d’une famille protestante qui a quitté le nord de l’Irlande pour servir de bras à l’industrie américaine. À 14 ans, le gamin travaille déjà pour le chemin de fer comme apprenti mécanicien. Son employeur qui a vite remarqué son goût de l’ordre, son respect de la hiérarchie mais aussi sa volonté de se démarquer du lot et une combativité qu’il avait révélée lors d’un conflit local, le présente à un de ses amis à la recherche de personnel pour son agence de détectives. Celui-ci est prêt à former Bob à sa nouvelle fonction et à doubler son salaire. Le gamin, fier de pouvoir, malgré son jeune âge, aider de manière significative sa famille fragilisée par le licenciement de son père, fonce tête baissée. On est en 1877, dans une Amérique en proie aux revendications et aux mobilisations ouvrières et les grands patrons sont les clients les plus assidus et les principaux financeurs de ces agences. Celle du vieux M. Furlong qui l’a engagé sous contrat est une agence à l’ancienne, spécialisée dans le ferroviaire et la métallurgie. « Le développement de ce pays est fondé sur le métal. Celui des voies, des aciéries, le métal extrait des mines. C’est là que nous retrouvons les fauteurs de troubles […]. Ils sont la rouille qui ronge le métal. » En passant ensuite chez William J. Burns, nouvelle agence montante, plus grande, plus moderne et offrant un salaire plus attractif, plus tard à l’origine du FBI, Bob va élargir son champ d’action. « Une agence de détectives ne peut pas se borner à compiler des listes […], elle doit devenir un centre de recrutement de patriotes prêts, au besoin, à se battre à découvert. Des personnes en mesure de manier les armes, les explosifs, la propagande. Il faut instaurer la contre-révolution permanente. » Bob fera ses dernières années chez Pinkerton, la plus importante et la plus connue de toutes.

Il traversera ainsi le pays pour, lors des grands conflits des secteurs industriels, des mines, du textile et même des grandes exploitations agricoles, s’infiltrer auprès des syndicats, attiser les conflits pour aller à l’affrontement, bref participer à la neutralisation par la force de ceux qui entravent la bonne marche des affaires. Se couler dans le monde ouvrier, pour celui qui y a vu le jour et y a été élevé, qui a une qualification de mécanicien et sa carte rouge du syndicat « Industrial Workers of the World » (IWW), qui ne rechigne ni à dormir sur le sol ni à partager bières ou whisky avec ses « camarades », est une chose simple. Transmettre les noms des meneurs et les projets d’action qu’il apprend sur le terrain ne lui cause aucun état d’âme car c’est un agent sérieux et loyal envers l’employeur qui le paie. On pourrait même penser que cet ultra-conservateur convaincu que les grands patrons incarnent les valeurs « fondatrices » des États Unis d’Amérique tandis que la racaille miséreuse et bigarrée des « wobblies » (membres de IWW) ne sont que des fainéants, n’aurait pu trouver un travail plus à sa convenance. « L’ouvrier américain est en train de devenir un fainéant […]. Il ne veut travailler que huit heures. Il ne comprend pas que son sort est lié à celui qui lui donne du travail. » Bob n’est plus le gamin de 14 ans saisissant sa chance mais un adulte qui, en toute bonne conscience passe sa vie à simuler, à trahir et à pousser ceux dont il partage temporairement le quotidien à l’action violente pour que la police avertie par les patrons les écrase dans le sang. Consciencieux, il n’hésite pas si nécessaire à se salir lui-même les mains. « Dans ce pays des gens sont venus pour détruire le système américain et l’ensemble des valeurs, y compris religieuses, sur lesquelles il se fonde. Dur labeur, affirmation personnelle. Les masses des va-nu-pieds estiment que s’ils sont misérables c’est la faute à la malchance ou à la méchanceté des gens qui ont su faire fortune. C’est pourquoi ils se coalisent, en essayant de faire valoir leur nombre. Si on ne les remet pas à leur place de n’importe quel moyen, ils finiront par l’emporter. À ce moment-là, Adieu l’Amérique ! »

À son côté patriote, raciste et bigot s’ajoutent aussi un égocentrisme hors du commun et une insensibilité maladive qui le rendent étranger à tout scrupule ou doute. Un véritable salaud animé d’un désir de réussite et d’argent et fier de son ascension sociale. Côté vie privée ce n’est pas beaucoup mieux : s’il a aidé financièrement ses deux sœurs, l’une journaliste dans un journal très marqué à droite avec une certaine notoriété et l’autre militante syndicale, cela semble plus par devoir et pour afficher sa supériorité d’aîné et de mâle que par affection, au point de les voir mourir l’une de maladie, l’autre tuée sous ses yeux, sans la moindre émotion. Il sera affecté par la maladie professionnelle de la jolie rouleuse de cigares qu’il avait épousée tout jeune et de sa mort qui lui laisse à charge deux enfants en bas âge. Un garçon, mauvais élève, faux jeton et brutal qui marchera sur ses traces et une fille belle comme sa mère, intelligente et douée pour les études. « Le fait que Thelma étudiait autant, et même enseignait, dérangeait Bob […]. Bob s’y était adapté par respect pour sa première femme, mais en fait il n’appréciait pas du tout. » « À ton âge, les filles sont déjà mariées et travaillent dur. Elles ne perdent pas leur temps à apprendre des bêtises. […] Tu ne sais pas broder, coudre une chemise, dépoussiérer les meubles. Ce que tu fais à manger est infect. Quel genre de femme es-tu ? » La mort de Thelma sera peut-être le seul regret de ce père borné, autoritaire et sexiste. Les rapports de Bob avec sa deuxième compagne, une amie de classe de sa fille, irlandaise catholique et fille d’un syndicaliste militant qu’il a embauchée pour tenir la maison et pourvoir son lit, ajoute encore au rejet que ce sinistre individu inspire. Cheminer à ses côtés sur plus de 500 pages nous entraîne parfois non loin du dégoût. 

Mais le choix de cette non attractivité du personnage central purement imaginaire ne serait-il pas délibéré de la part de l’auteur pour focaliser l’intérêt de son lecteur vers son vrai sujet : le monde du travail et l’histoire du syndicalisme américains en se focalisant sur les « Industrial Workers of the World » (IWW) qui, de leur genèse en 1905 jusqu’à 1920, à travers leurs débats, leurs victoires et leurs défaites, donnent lieu à une impressionnante fresque documentaire. « Nous sommes loin des objectifs préconisés par le syndicat, nous n’avons réussi à soutirer que deux dollars vingt, et vingt centimes pour les heures de plus. Nous avons obtenu des couvertures et des tentes propres. Et le plus important : les propriétaires s’adressent au syndicat pour avoir les ouvriers nécessaires. Lorsque la demande baisse, on travaille à tour de rôle, pour que même les vieux et les femmes reçoivent le salaire qui leur est dû. » C’est avec des descriptions précises de la vie ouvrière, des stratégies syndicales et patronales avec le discours politique qui sous-tend, en suivant les événements marquants qui se déroulent, que le récit est mis sous tension. C’est aussi à travers les « wobblies » (militants IWW), pris aux moments et aux endroits où la vie même se trouve remise en jeu, que l’humanité retrouve une vraie place et qu’affleure l’émotion. « Bob se fit la réflexion de l’importance des chansons pour les wobblies : elles encourageaient, unissaient, renforçaient l’envie de lutter. [...] Joe Hill avait doté les syndicalistes d’un répertoire d’instruments puissants, en mesure de dépasser les différences de langue, de race et de nationalité ». L’une d’entre elles, internationalement popularisée par le chanteur folk Pete Seeger dans les années 1960, tourne ainsi en dérision un « jaune » recruté par la South Pacific Railway.
Certes l’exploitation d’une telle masse documentaire s’accompagne parfois de redites tant, quel que soit le secteur économique concerné par la grève et l’état où elle se déroule, les situations d’alors ressemblaient les unes aux autres, mais chacune de ces révoltes ouvrières finit pourtant à force de détails par affirmer sa singularité autant que son appartenance à la globalité du mouvement. C’est sur la communauté protéiforme des wobblies que l’auteur s’appuie pour incarner l’ardeur, l’ampleur de ces luttes remarquables de détermination qui ont fait date et donner souffle à son récit. C’est la lutte et les gens de peu qui les mènent qui sont le cœur vivant du roman et non ce salaud de Bob Coates qui n’en est que le fil rouge nous menant là où l’Histoire se joue. « Les wobblies se sont insinués là où le syndicat n’arrive pas à pénétrer. À présent ils peuvent compter sur environ 100 000 misérables qui passent d’un travail à l’autre. Y compris les femmes, souvent refusées par les confréries. Y compris les Nègres, acceptés par Gompers juste pour exhiber son ouverture d’esprit. Y compris les Asiatiques, dont personne ne veut. Y compris les Juifs et les Italiens, qui sont comme qui dirait le fond du panier. […] Ils suivent Marx mais ne sont pas marxistes. Ils lisent Bakounine mais ne sont pas anarchistes, c’est ce qui fait leur force. Ils se sont modelés sur la société américaine, en privilégiant les exclus du progrès. Ils proposent une industrialisation différente, guidée par des chaînes solidaires nées du bas. »

Si Valerio Evangelisti s’étend sur certains épisodes plus longuement, c’est en général pour leur caractère générique. Ainsi en est-il de l’exemple de la compagnie Pullman déclinée ici à plusieurs voix : « Il suffit de voir Pullman pour remarquer sa bonté naturelle. […] Une fois lancée l’industrie des wagons de luxe, il voulut créer une ville idéale pour ses employés. C’est ainsi que vit le jour le centre qui porte son nom dans l’Illinois, pas loin de Chicago. Il y a des parcs, des magasins, des bibliothèques, des boutiques pleines de nourriture saine et de premier ordre, des églises de différentes confessions. » « Un employé de M. Pullman doit vivre dans cette ville, payer les loyers qui lui sont imposés, faire ses achats dans les magasins créés par le patron et au prix qu’il fixe. […] La plupart du temps, les ouvriers financent la paroisse moyennant une retenue sur le salaire. » « Monsieur Pullman a annoncé qu’en raison de la crise il allait réduire les salaires mais les loyers resteront les mêmes, tout comme le prix dans les boutiques […]. Je vais retirer mes enfants de l’école. J’ai le choix entre payer le loyer ou leur donner à manger. » Une situation et deux points de vue qui illustrent bien le rapport de force biaisé et annonce la conclusion : « La général Manager Association a réussi à faire attribuer la distribution exclusive du courrier aux wagons Pullman. Bloquer le transport devient donc un crime fédéral. La présidence ou les différents états touchés par la grève seront contraints d’intervenir avec les forces armées ou n’importe quel moyen. Ça va être un massacre. »

Cette épopée des mouvements de revendications ouvrières et du rôle qu’y jouèrent les agences patronales, ancrée donc dans la réalité et nourrie de nombreuses références, se devait d’évoquer Dashiell Hammett, non comme précurseur du roman noir lui-même issu d’un milieu pauvre, ni comme auteur et scénariste proche des communistes et condamné pour tel à la prison par la commission McCarthy, mais comme agent pendant six ans de l’agence Pinkerton. On retrouve des traces de cette expérience de jeunesse dans le roman Moisson rouge et Valerio Evangelisti dans sa fiction lui attribue en écho ces mots : « Il faut voir comment on traite ici les journaliers immigrés. Ils gagnent deux sous, dorment sous des tentes déchirées ou enveloppés dans des couvertures sur la terre. Ils travaillent plus de douze heures par jour, tourmentés par les insectes et mangent juste ce qu’il faut pour ne pas mourir. Les surveillants des champs les bastonnent à loisir. […] Je ne justifie rien. Mais d’une certaine manière, je comprends leur haine pour les batteuses. Chaque engin agricole signifie moins de salaire pour eux. » Il imagine aussi ce dialogue savoureux entre Bob (exact contraire de Hammet) et un agent de chez Pinkerton :


« À Kansas City j’ai connu l’un des vôtres. Un certain Dashiell Hammett. Tu le remets ?
Dreyer afficha une expression de mépris.
— Il a démissionné. Il n’était pas à la hauteur. On n’arrivait pas à comprendre s’il était avec nous ou avec les misérables. Il leur trouvait mille excuses. Qu’il aille à l’Armée du Salut ! »


Cet humour au second degré se retrouve à plusieurs occasions dans Briseurs de grève. Ainsi cette remarque très « conspirationniste » : « Savez-vous quel est le vrai problème, messieurs ? Trop d’étrangers. Kansas city est envahi de gens qui ne sont pas d’ici, des gens de tout type, souvent des catholiques. À mon avis il y a un projet européen pour nous envahir. Le pape nous envoie ses légions, en espérant nous soumettre au Vatican. » Et cette autre d’un humour noir assez féroce au sujet de Mary Jones, figure fondatrice des IWW : « Qui est la petite vieille à chapeau ? – On l’appelle Mama Jones. Une fanatique utopiste. Elle se bat pour empêcher le travail des enfants dans les mines. Elle ignore que sans les enfants notre industrie serait ruinée. Leurs petits corps sont utiles dans les galeries. »

Valerio Evangelisti, diplômé de sciences politiques à l’Université de Bologne, clôt avec Briseurs de grève sa trilogie américaine. Cette fiction extrêmement touffue, très documentée et en perpétuel mouvement comme les wobblies eux-mêmes, est inspirée de faits réels. Elle nous dépeint avec énergie et émotion des moments clés de l’organisation de la lutte ouvrière outre-Atlantique et l’histoire de l’IWW, avant que durant l’entre-deux-guerres des lois anti-syndicalistes y soient votées amenant l’arrestation en masse de wobblies. Aujourd’hui, cette organisation militante internationale existe encore mais n’aurait plus que 10 000 membres. Une de leurs dernières belles victoires serait la création d’une section syndicale chez Starbucks à New-York.

Les héros intégralement négatifs ne sont pas légion, Bob Coates en est un, et le moins que l’on puisse dire c’est qu’il ne peut laisser personne indifférent. Mais Briseurs de grève est aussi le résultat d’un travail de recherche impressionnant sur un sujet assez peu connu et qui mérite de l’être. Un livre passionnant, instructif et fort, à lire l’esprit disponible.

Dominique Baillon-Lalande