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Charles Martel. De l’histoire au mythe identitaire

lundi 27 avril 2015 :: Permalien

Article publié sur le site du Huffington Post le 16 avril 2015.

Charles Martel. De l’histoire au mythe identitaire.

« Je ne suis pas Charlie, je suis Charlie Martel ». C’est la formule-choc choisie par Jean-Marie Le Pen, deux jours après les tueries au siège de Charlie Hebdo et à l’Hypercasher, pour répondre à la polémique qui enfle autour de l’éventuelle présence du Front national au défilé prévu le dimanche 11 janvier. Le Président d’honneur du parti d’extrême droite reprend ainsi un slogan qui, déjà, circule sur les réseaux sociaux, notamment chez les Identitaires, qui mettent immédiatement en vente des t-shirts frappés du slogan « Je suis Charlie Martel ».
Le choix de ce personnage historique, vainqueur de la bataille de Poitiers en 732 face aux Sarrasins d’Abd al-Rahmân, ne doit rien au hasard. Depuis le début des années 2000, le Franc est l’objet d’utilisations politiques par l’extrême droite. Le président du MNR (mouvement dissident du FN), Bruno Mégret, se rend le 30 septembre 2000 à Moussais, site présumé de la bataille, et y prononce un discours fortement inspiré de la théorie du choc des civilisations de l’Américain Samuel Huntington, qui voit dans cet affrontement une étape fondamentale d’un conflit pluriséculaire entre l’Occident chrétien et l’Islam, à l’instar de la bataille de Lépante (1571) ou du siège de Vienne (1683). Le FN répond, lors de la Présidentielle 2002, avec une affiche titrant : « Martel 732-Le Pen 2002 ». La récupération se poursuit dix ans plus tard, lorsque le groupe Génération identitaire occupe le chantier de la mosquée de Poitiers, se référant une nouvelle fois à Charles Martel.
La mémoire de la bataille de Poitiers, et celle de son grand vainqueur, a pourtant connu des fortunes diverses. Charles lui-même se sert de son succès pour affirmer sa légitimité, notamment contre son allié (et néanmoins rival) Eudes d’Aquitaine, ancien champion de l’Église après sa victoire sur les mêmes Sarrasins, à Toulouse, en 721. Une bataille oubliée de l’histoire. Par la suite, l’image de Charles, particulièrement auprès des ecclésiastiques, se brouille, et surtout la bataille de Poitiers n’est pas considérée comme un affrontement décisif ou majeur. Il faut en fait attendre le début du xixe siècle pour que sa mémoire soit véritablement réactivée, notamment par l’écrivain Chateaubriand qui cherche à justifier les Croisades des XIe et XIIe siècles en les expliquant comme une revanche du raid de 732. Jamais cependant Charles Martel n’a été l’une des figures centrales du roman national, y compris dans les programmes scolaires, surtout en comparaison de Saint Louis, Jeanne d’Arc ou même Louis XI et Du Guesclin.
Les historiens aujourd’hui, étudiant tant les sources latines qu’arabes, s’accordent pour dire que la bataille a été décisive avant tout dans la rivalité entre l’Aquitaine et Charles Martel. Le véritable vaincu de Poitiers est probablement le duc Eudes, car l’issue du combat a permis aux Francs de mettre un pied dans le duché, et de se présenter en sauveurs. Les Sarrasins (en fait des Arabes, des Berbères et probablement des contingents locaux, des Wisigoths d’Espagne et de Septimanie) avaient déjà été sévèrement vaincus à Toulouse. Ils le sont une nouvelle fois cinq ans après Poitiers, après une incursion en Provence, cette fois près de Narbonne, une cité qu’ils occupaient depuis 719, et dont ils sont délogés quarante ans plus tard par le fils de Charles, Pépin le Bref.
Alors pourquoi cet engouement de l’extrême droite pour le grand-père de Charlemagne depuis une quinzaine d’années ? L’usage public de l’histoire dépend toujours du contexte, et l’intérêt pour le personnage est étroitement lié à la montée en France du sentiment islamophobe. En usant de la figure de Charles Martel, certains, d’Oriana Fallaci à Anders Breivik en passant par Éric Zemmour, tentent de faire croire que les musulmans de France et d’Europe seraient une armée d’envahisseurs et qu’il faudrait les expulser du territoire en usant de moyens militaires. L’idée n’est pas nouvelle. Édouard Drumont disait déjà la même chose en 1885, en pointant du doigt non les musulmans, mais les Juifs de France, qu’il voyait lui aussi comme des descendants des troupes d’Abd al-Rahmân.
Il est donc fondamental de se replonger dans la mémoire de la bataille de Poitiers, afin de la comprendre dans son véritable contexte, puis d’analyser les échos successifs rencontrés par son souvenir, dès le Moyen Âge et jusqu’à nos jours. Il est urgent de contrer les usages haineux qui sont faits de Charles Martel pour restituer le personnage dans sa réalité, dans ses ambiguïtés, dans sa complexité. Bref, il est temps de faire de l’histoire.

William Blanc et Christophe Naudin