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Entretien avec Christophe Naudin dans Marianne

lundi 16 novembre 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien paru dans Marianne, le 13 novembre 2020.

Enseignant et historien, Christophe Naudin a travaillé sur l’islam médiéval et sur les usages politiques de l’histoire. Rescapé des attentats du 13 novembre, dans lesquels il a perdu un ami, il publie Journal d’un rescapé du Bataclan, dans lequel il livre ses impressions et réflexions après la tragédie.

« Le but est de me vider, tout en gardant une trace de ce qui m’arrive. Je décide plus ou moins consciemment d’écrire surtout sur l’attentat et ses conséquences sur la société, tout en racontant mon parcours de reconstruction de l’évolution de mon état mental », confie Christophe Naudin. Du 5 décembre 2015 au 16 décembre 2018, l’enseignant se livre donc à l’exercice, sans penser qu’il finira par publier ses modestes, mais très riches, réflexions. Naudin y analyse l’évolution de la société, mais aussi la médiocrité des responsables politiques et la pauvreté des débats qui éclatent sur Charlie Hebdo, l’islam et surtout sur le jihadisme dans lesquels se distinguent ceux qu’il nomme les « entrepreneurs de l’islamophobie ».

« Ils et elles cherchent à gagner du crédit politique et à faire prospérer leurs idéologies en instrumentalisant les attentats, vus sous le prisme de l’islamophobie, que ce soit celles ou ceux qui en profitent pour nourrir leur haine de l’islam ou ceux qui prétendent le combattre », explique-t-il. Un ouvrage qui, par-delà le magnifique témoignage, renvoie dos à dos extrême droite identitaire et les « militants antiracistes racialistes et islamistophiles » de gauche. Rencontre.

Marianne : Pourquoi avoir choisi de publier ce journal ? Est-il possible de surmonter un tel traumatisme ?

Christophe Naudin : Au départ, je n’avais pas l’intention de publier ce journal. Je l’ai écrit d’abord pour vider ma colère, puis prendre du recul en le relisant régulièrement (tout en continuant à l’écrire). Ce sont mes éditeurs qui m’ont persuadé de publier, mais en le contextualisant. Travailler sur la postface m’a également permis de réfléchir sur ma façon d’aborder ces événements et ma reconstruction. Donc, le tout a été une pierre importante de ma reconstruction. Ensuite, le partager avec le public, mes proches compris, c’est une manière de témoigner, d’apporter un éclairage pour aider à comprendre, encore, et à échanger. Surmonter le traumatisme est donc possible, chacun avec ses moyens et sa sensibilité, mais jamais seul. L’entourage est fondamental.

L’attentat du Bataclan a-t-il, selon vous, changé des choses dans la société française ?

Les attentats jihadistes en général, pas seulement le 13 novembre, ont installé un climat de tension, et permis à des discours extrêmes de se banaliser. On voit nombre de politiques, à gauche comme à droite, rivaliser pour trouver des « solutions » plus sécuritaires, voire islamophobes, les unes que les autres.
En revanche, je n’ai pas l’impression que la population elle-même soit touchée, qu’il y ait un rejet massif de l’islam et des musulmans. Peut-être une méfiance, un peu de peur, en raison des attentats et des discours des entrepreneurs de l’islamophobie. Les actes islamophobes existent, ils fluctuent en nombre selon les années, sans atteindre ceux de l’antisémitisme notamment. Et, surtout, contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays, il n’y a pas eu d’attentat terroriste meurtrier, commandité, dirigé contre des musulmans, à l’exception d’actes isolés. J’espère évidemment que cela durera, mais cette différence entre le discours politico-médiatique et les Français « lambda » me rendrait presque optimiste.

D’après vous, les explications trouvées au jihadisme sont insuffisantes ou caricaturales. Pourquoi ?

Entre ceux qui pensent que la violence est dans la nature même de l’islam, et ceux qui rabâchent que « cela n’a rien à voir avec l’islam », il y a peu de place pour la complexité. Pourtant, c’est très complexe… Je rejette surtout, outre évidemment l’islamophobie, l’interprétation que l’on retrouve souvent dans ma famille politique, qui fait des terroristes, et parfois même de leurs commanditaires, des gens peu instruits en religion, qui tuent uniquement pour se trouver un but dans la vie, parce qu’ils ont eu des enfances difficiles ou par volonté de combattre l’impérialisme occidental. C’est plein de clichés, avec une volonté de faire rentrer le jihadisme dans des dogmes préexistants, quitte à ne même pas daigner lire et écouter ce que disent les jihadistes eux-mêmes…

Vous soulignez aussi la multiplication des polémiques liées à l’islam. En quoi est-ce problématique ?

Oui, le jihadisme et les attentats sont une bonne matière à récupération politique, et après chaque attaque, on déborde très vite du combat contre le jihadisme à celui contre un prétendu « problème musulman ». C’est faire le jeu des terroristes.

À vous lire, gauche et droite se sont transformés en « entrepreneurs de l’islamophobie » et instrumentalisent les attentats. Pouvez-vous revenir dessus ?

Pas toute la gauche et la droite. Ces gens que j’appelle ainsi, très actifs sur les réseaux sociaux notamment, sont celles et ceux qui sont à l’affût du moindre attentat pour alimenter leur petite entreprise politique. Les islamophobes se jettent sur toute suspicion d’attentat pour dire « vous voyez, il y a bien un problème avec l’islam ». Les autres, perpétuellement en train d’essayer de nier le caractère religieux du jihadisme, en pleine concurrence victimaire par rapport à l’antisémitisme (angle mort de l’analyse du jihadisme par une partie de la gauche), essayent de minimiser le phénomène jihadiste, en le ramenant à des actes de « loups solitaires » paumés, tout en traquant la moindre agression « islamophobe », semblant même en attente du premier attentat de masse islamophobe qui pourrait enfin valider leur discours. Je les mets quasiment dos à dos parce que je pense qu’ils se nourrissent les uns des autres, avec des méthodes détestables et des conséquences politiques désastreuses.

Au début de votre ouvrage, vous pointez les dangers qui pèsent sur l’école. La décapitation de Samuel Paty a-t-elle confirmé vos craintes ?

Dès décembre 2015, Daech vise explicitement les enseignants, pour ce qu’ils représentent. Notamment l’enseignement de la laïcité, que les jihadistes critiquent pour ce qu’elle est, pas uniquement parce qu’elle serait « islamophobe » comme on l’entend parfois. Cela a donc été un choc, parce que cela a rendu concrète, dans toute son horreur, une menace que je savais latente, et avec laquelle je vis depuis cinq ans.

Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire