Le blog des éditions Libertalia

Cinq questions à Charles Jacquier

lundi 1er décembre 2014 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —
Fascisme et grand capital, Daniel Guérin — illustration de couverture par Bruno Bartkowiak.

Entretien avec Charles Jacquier publié par le site Questions de classe(s) à l’occasion de notre réédition de Fascisme et grand capital.

Cinq questions
à Charles Jacquier

Bien qu’il s’en défende, Charles Jacquier est l’un des grands connaisseurs du mouvement ouvrier révolutionnaire de l’entre-deux-guerres. Au cours des quinze dernières années, ce postier, adhérent de SUD-PTT, a largement contribué au renouveau éditorial critique en proposant de nouvelles publications des travaux de Maurice Dommanget, Franz Jung, Marcel Martinet, Victor Serge et quelques autres. Il vient tout juste de coordonner la réédition du précieux Fascisme et grand capital de Daniel Guérin (éditions Libertalia, novembre 2014), aussi avons-nous décidé de lui donner la parole.

Pourriez-vous revenir sur l’histoire éditoriale de Fascisme et grand capital ? Que proposez-vous de nouveau avec cette édition ?

Fascisme et grand capital est en effet un livre qui a une longue histoire. Son auteur, alors jeune militant proche de la revue syndicaliste La Révolution prolétarienne, avait effectué deux voyages en Allemagne, l’un durant l’été 1932, l’autre au printemps 1933. À son retour, il publia des articles dans divers périodiques : pour le premier, l’hebdomadaire d’Henri Barbusse Monde, La Révolution prolétarienne, et le magazine Regards ; essentiellement le quotidien socialiste Le Populaire pour le second. On peut retrouver ce témoignage, épuré, dans La Peste brune. D’autre part, dès l’arrivée des premiers militants allemands antinazis à Paris, Daniel Guérin eut l’idée de réunir certains d’entre eux pour mettre les milieux révolutionnaires français « à l’école des réfugiés allemands » afin de bénéficier « de leurs connaissances théoriques et de leur expérience pratique ». Il s’agissait de tirer les leçons des erreurs du mouvement ouvrier allemand pour ne pas les répéter dans d’autres pays confrontés au fascisme. Mais, comme souvent, la proximité de l’événement et les questions de personnes prirent le dessus sur la discussion théorique. Cela constitua néanmoins une première prise de contact entre militants français (outre Guérin lui-même, Michel et Simone Collinet, René Lefeuvre, Magdeleine Paz, Marceau Pivert, Simone Weil) et allemands (Ruth Fischer, Paul Frölich, Boris Goldenberg, Kurt Landau, Arkadi Maslov, August Thalheimer, Jakob Walcher). C’est d’ailleurs Simone Weil qui l’incita à entreprendre cette étude « afin de combattre le fascisme au moyen de recherches érudites ». La première édition de Fascisme et grand capital a paru chez Gallimard en 1936 à la suite d’une intervention d’André Malraux. Comme l’explique l’auteur, le but de l’ouvrage était le suivant : « Exposer les véritables raisons de la victoire fasciste ; démasquer, sans ménagement, les défaillances des partis ouvriers vaincus, que d’autres s’obstinaient à camoufler ; convaincre le lecteur qu’on ne pouvait pas combattre le fascisme en s’accrochant à la planche pourrie de la démocratie bourgeoise, qu’il fallait donc choisir entre fascisme et socialisme… » Mais, explique-t-il encore, « quand le livre atteignit l’étalage des librairies, alors que le rédacteur avait, depuis belle lurette, repris sa tâche de militant, le mouvement ouvrier était déjà fourvoyé, irréparablement dans une direction contraire à celle qu’on l’adjurait de prendre ; sous couleur de combattre le fascisme, il s’était accouplé avec une démocratie bourgeoise en putréfaction ». Cependant, le livre poursuivit sa route et fit l’objet de traductions, notamment aux États-Unis en 1938.
Après-guerre, une édition revue et actualisée est publiée en 1945, toujours chez Gallimard, puis aux éditions Maspero en 1965. Le livre y reparaît régulièrement et passe en poche dans la « Petite Collection Maspero ». Les premiers titres paraissent en 1967, et sous le titre de Sur le fascisme qui porte les numéros 45 et 46 (sur les 278 titres que compte la collection) sont réédités La Peste brune (volume I) et Fascisme et grand capital (volume II). La dernière édition de poche date de 1983. Sur le fascisme sera repris en 2001 dans la collection « Redécouverte » des éditions la Découverte (qui avaient récupéré le fonds Maspero) – une collection de réimpression à l’identique avec un tout petit tirage. Deux ans auparavant, Fascisme et grand capital avait aussi fait l’objet d’une réédition dans une coédition Syllepse et Phénix éditions dans le contexte de la montée de l’extrême droite en Europe, avec une préface d’Alain Bihr, sociologue et auteur de Pour en finir avec le Front national (1992) et Le spectre de l’extrême droite – Les Français et le Front national (1998). Voilà pour la longue histoire de ce livre.

Alors que l’extrême droite progresse partout en Europe – en particulier en France –, il m’a semblé nécessaire de remettre ce titre en circulation alors qu’il n’avait plus été réédité depuis une quinzaine d’années en proposant une véritable nouvelle édition augmentée. D’abord par l’ajout de deux textes : l’un écrit par Guérin lui-même après-guerre où il revenait sur la politique de la gauche française face au fascisme durant la décennie 1930-1940 ; l’autre de l’essayiste états-unien Dwight Macdonald, écrit à l’occasion de la traduction américaine du livre et qui n’avait jamais été traduit intégralement en français. Ce dernier permettait d’éclairer la question du fascisme aux États-Unis durant les années 1930, mais aussi de poser le problème des possibilités, ou non, d’extension d’un mouvement fasciste dans un pays de tradition démocratique à l’économie développée… Il m’a aussi semblé nécessaire d’évoquer dans un glossaire quelques-uns des militants, la plupart oubliés, qui avaient accompagné, ou inspiré Daniel Guérin dans ses recherches sur le fascisme. Enfin, il importait d’actualiser les références pour le lecteur d’aujourd’hui et de préciser tel ou tel point à l’aune des connaissances ultérieures ou bien en résonance avec l’actualité. Je pense, par exemple, à l’urgence de souligner la confusion volontairement entretenue par les milieux proches d’Alain Soral sur tel auteur ou tel sujet, tout à fait typique d’une idéologie véritablement fasciste, et pas seulement droitière et réactionnaire…

Daniel Guérin n’est pas un inconnu pour vous. Vous avez participé à la réédition de Front populaire révolution manquée (Agone, 2013). Pourriez-vous nous en dire davantage sur ce singulier militant ?

J’ai en effet été à l’initiative de la réédition récente de Front populaire révolution manquée qui est avec Fascisme et grand capital, Bourgeois et bras-nus et Ni dieu ni maître, l’un des principaux livres de Guérin – et ce sans minimiser l’intérêt de ses autres ouvrages. Front populaire révolution manquée donne à la fois un témoignage irremplaçable sur l’extrême gauche des années 1930 et, surtout, une analyse remarquable sur une expérience emblématique de la « gauche » au pouvoir qui doit être connue du plus grand nombre dans toutes ses dimensions – y compris de politique internationale. Disons seulement ici que, contrairement aux discours habituels sur une prétendue gauche qui aurait longtemps vraiment « essayé » de changer la vie, avant d’y renoncer seulement durant les années 1980, le livre de Guérin permet d’en constater le caractère fallacieux. Sans remonter à la politique d’Union sacrée en 1914 ou à celle de Guy Mollet durant la guerre d’Algérie, rappelons simplement que les acquis sociaux du Front populaire résultent beaucoup plus de la « grande frousse » du patronat en juin 1936 face aux grèves avec occupations que d’une volonté propre du gouvernement socialiste de l’époque. Ce dernier, avec l’aide active du PCF, s’emploiera à faire rentrer dans son lit le mouvement gréviste – « Il faut savoir terminer une grève ! » dira le leader du PCF – et à amplifier ses reculs devant la contre-offensive du patronat qui débute dès l’automne de la même année…
Quant au parcours de Daniel Guérin, il est en effet singulier : de la grande bourgeoisie libérale dreyfusarde de son milieu d’origine jusqu’au communisme libertaire en passant par le syndicalisme révolutionnaire, le socialisme de gauche, le compagnonnage – critique – avec le trotskisme, mais aussi l’anticolonialisme, l’antimilitarisme et la libération homosexuelle dont il fut un précurseur. En attendant la grande biographie que doit lui consacrer l’historien britannique David Berry, j’invite le lecteur désireux d’en savoir plus à lire, ou à relire, ses livres autobiographiques (en particulier Front populaire révolution manquée) et la notice que lui a consacrée le Dictionnaire Maitron. En précisant qu’aborder son parcours à partir du début des années 1930, c’est plonger dans l’histoire des combats de la gauche révolutionnaire durant un demi-siècle…

En quoi Fascisme et grand capital est-il un classique ? Quelles sont les thèses défendues ?

L’histoire même de Fascisme et grand capital évoquée plus haut indique sans conteste que cet ouvrage est un classique pour le mouvement social : un livre réédité régulièrement de 1936 à nos jours en est nécessairement un, si les mots ont un sens. Il est aussi présent dans l’historiographie sur le sujet. C’est par exemple le cas dans le livre de Pierre Ayçoberry, La Question nazie. Celui-ci présente, analyse, critique les différentes interprétations du national-socialisme, à partir des années 1920. Il lui consacre de longs commentaires : « Fascisme et grand capital tranche, souligne-t-il, sur la grisaille de la production de la gauche française par l’abondance de l’information, la rigueur du raisonnement, le souci de la comparaison internationale ». On retrouve bien ces trois éléments dans le livre qui, en alternant sur chaque période et pour chaque sujet analyses en Italie et en Allemagne, part de ses origines et de ses bailleurs de fonds, présente ses troupes, sa mystique, son idéologie démagogique, sa tactique et sa doctrine, avant et après la prise du pouvoir. Parmi de nombreux points à retenir, signalons les analyses de Daniel Guérin sur le prétendu anticapitalisme du fascisme qui se mue en nationalisme et en antisémitisme, et celles qui concernent ses contradictions internes entre « plébéiens » et partisans d’une dictature militaro-policière classique – les premiers perdant la partie une fois au pouvoir, même si l’État fasciste doit leur donner des satisfactions apparentes pour maintenir l’illusion de tenir compte des aspirations du courant plébéien qui lui assure une base sociale…

Cet ouvrage peut-il encore servir les luttes d’aujourd’hui ?

Il est évident que les luttes actuelles ont besoin d’analyses inédites pour penser le nouveau qui advient dans l’histoire. Mais il est non moins évident que la connaissance du passé éclaire le présent et que, dans le cas qui nous occupe, le fascisme se présente comme un « phénomène non pas local, mais de caractère universel » comme le souligne Guérin. Il possède un certain nombre de traits récurrents, en particulier son caractère interclassiste. À chaque classe, ou fraction de classe, le fascisme tient un discours démagogique spécifique pour lui donner l’illusion de prendre en compte ses intérêts alors qu’il travaille au maintien du capitalisme par des méthodes autoritaires, puis totalitaires ; sa politique vis-à-vis des classes moyennes qu’il prétend défendre alors qu’il ne fait que diviser la majorité du salariat pour mieux régner ; ou encore, par-dessus tout, le « miracle psychologique » qu’il réalise : « transmuer en enthousiasme et en esprit de sacrifice le mécontentement, la misère de larges couches populaires ».

Vous êtes un spécialiste des minoritaires de l’entre-deux-guerres : Simone Weil, Boris Souvarine, Marcel Martinet… Pourquoi un tel intérêt pour cet objet d’étude. En quoi ces figures peuvent-elles éclairer notre présent ?

Je ne suis spécialiste en rien ; en revanche il est vrai que je m’intéresse depuis longtemps à des personnalités comme celles que vous mentionnez – et quelques autres, comme, par exemple, dans le mouvement anarchiste des militants comme André Prudhommeaux ou Charles Ridel, connu après-guerre sous le nom de Louis Mercier Vega, une fédération de pseudonymes à lui tout seul. Parmi les premiers livres que j’ai lus sur ce sujet, il y avait ceux de Daniel Guérin (Front populaire révolution manquée) et de Jean Rabaut, Tout est possible ! (Les « gauchistes » français 1929-1945). Ce dernier faisait revivre en historien et en témoin les grands moments de cette époque et l’ensemble de ses protagonistes, anarchistes, communistes dissidents, socialistes de gauche, syndicalistes révolutionnaires, trotskistes, etc., et de grandes figures comme Pierre Monatte, Marceau Pivert, Victor Serge, Boris Souvarine, Léon Trotski, Simone Weil, etc. Libertalia a fort opportunément décidé de rééditer cette belle synthèse l’an prochain, et ce sera, je l’espère, l’occasion pour de nouveaux lecteurs de découvrir une partie méconnue et oubliée de l’histoire de l’extrême gauche française qui permet de porter un regard critique nouveau sur ces années sombres…
Pour comprendre cet intérêt, il faut partir d’un constat simple : toutes les composantes du mouvement ouvrier d’avant 1914 ont échoué devant la Première Guerre mondiale. Dans les années qui ont suivi, et pour longtemps – pour ne pas dire pour toujours –, ce mouvement s’est enchaîné au char des États, qu’ils soient bourgeois ou staliniens, tandis que la contre-révolution dominait le monde durant « la guerre de trente ans » des États capitalistes pour la suprématie mondiale, entre 1914 et 1945. Après la Seconde Guerre mondiale et les nouveaux rapports de force qui en découlent, il y a, comme l’a écrit alors Louis Mercier, une « presque totale inexistence du prolétariat […] dans la candidature à la succession du capitalisme », ses forces étant mobilisées pour soutenir l’un ou l’autre camp impérialiste dans le cadre de la guerre froide. Le vieux slogan de la Ire Internationale selon lequel « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » a donc été enterré en août 1914 et, depuis, il me semble que les aspirations du mouvement ouvrier de cette époque ne sont plus représentées que par de petites minorités révolutionnaires qui doivent à la fois conserver la flamme originelle et penser les transformations incessantes du capitalisme pour perdurer et étendre son emprise. Celles-ci, et en particulier les personnalités que nous avons évoquées, et quelques autres, nous relient aux aspirations originelles du mouvement ouvrier, mais ont aussi su comprendre la nature des différentes formes de la contre-révolution (fascisme, nazisme, stalinisme) et la transformation de nature qu’ont connue les grandes organisations censées représenter le mouvement ouvrier (partis et syndicats dominants), œuvrant désormais au profit de politiques étatiques et non de l’autonomie ouvrière pour l’abolition du salariat et de l’État. C’est Albert Camus qui a su le mieux définir le rapport que nous devons avoir avec ces minorités révolutionnaires qui ont su préserver « la chance fragile d’une renaissance » en évoquant le parcours d’Alfred Rosmer : « Oui, nos camarades de combat, nos aînés sont ceux-là dont on se rit parce qu’ils n’ont pas la force et sont apparemment seuls. Mais ils ne le sont pas. La servitude seule est solitaire, même lorsqu’elle se couvre de mille bouches pour applaudir la force. Ce que ceux-là au contraire ont maintenu, nous en vivons encore aujourd’hui. S’ils ne l’avaient pas maintenu, nous ne vivrions de rien. »

Propos recueillis par Jacques Collin