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Entretien avec Ivan Segré dans L’Humanité

lundi 24 juin 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien avec Ivan Segré dans L’Humanité, 14-15-16 juin 2019.

« L’aspiration à l’émancipation est la vérité du Moyen-Orient »

Dans La Trique, le pétrole et l’opium. Laïcité, capital, religion (Libertalia), le philosophe et talmudiste Ivan Segré appelle à retrouver la portée révolutionnaire de la laïcité. Impossible, selon lui, de saisir les politiques occidentales à l’endroit des musulmans sans prendre en considération l’alliance entre grand capital et pétromonarchies du golfe.

Vous critiquez sans concession la législation française interdisant le port de signes religieux ostentatoires à l’école. N’est-elle pourtant pas une garantie de la laïcité de l’institution scolaire ?
Ce sont les institutions qui doivent être laïques, pas les individus. Et dans le cas de l’école, ce qui est donc primordial, c’est que l’enseignement soit laïque : il ne doit reposer sur aucune autre logique que celle du savoir. Mais exiger que les élèves soient eux-mêmes laïques, et non seulement le contenu des enseignements, c’est présupposer que les convictions religieuses d’un élève sont un obstacle au savoir ou au vivre-ensemble. Ce qui est faux. Une jeune femme voilée, un jeune homme portant la kippa n’ont pas plus ou moins de préjugés que d’autres. Le laisser entendre revient à légitimer certains préjugés visant des minorités religieuses. Alors même que la tradition chrétienne empreint encore en France l’esprit de certaines institutions... Je ne dis pas que c’était le but du législateur. Confronté aux craintes que suscitent « le retour du religieux », les « tensions communautaires », il souhaitait sans doute renforcer les valeurs républicaines. Le problème, c’est que, loin de renforcer la laïcité et l’esprit des institutions, ces interdictions du foulard et de la kippa viennent plutôt nourrir les préjugés xénophobes.

À propos d’ancrage de la tradition chrétienne, vous recensez les innombrables références à Dieu et à la religion, dans les Constitutions des pays d’Europe, mais aussi d’Amérique ou du monde arabe. Vous en concluez que la laïcité dans son expression française est une exception radicale. Pourquoi, alors, vouloir en sauver l’héritage, le principe – à condition, dites-vous, d’en garder « l’esprit vivant, c’est-à-dire révolutionnaire » ?
La laïcité, en France, prend sa source dans la Révolution française, dans ses apports émancipateurs. En ce sens, la tradition laïque française vient inspirer une idéologie libératrice tout à fait positive. À condition qu’elle échappe à tout détournement. Constater cela ne revient pas à condamner toute Constitution faisant référence à un héritage religieux comme nécessairement obscurantiste. En Angleterre, l’ancrage institutionnel fort de la religion anglicane se conjugue avec une grande ouverture d’esprit face aux minorités religieuses, qu’on ne retrouve pas toujours dans la tradition laïque française, pourtant née d’un élan révolutionnaire. Ce paradoxe nous invite à nous méfier de tout dogmatisme sur ces sujets.

Le philosophe Henri Pena-Ruiz, que vous critiquez durement pour son soutien à l’interdiction des signes religieux ostentatoires en milieu scolaire, dit du fanatique qu’il ne tient aucune distance entre son être et sa croyance. Partagez-vous cette idée ?
Sans réserve, oui. Mon désaccord avec lui se situe ailleurs. Je juge tout à fait pertinente sa définition de l’idéal laïque. C’est dans un second temps que je le critique, parce que son argumentation contre le voile islamique finit par ressembler à une sorte d’inquisition laïque visant à convertir les infidèles. Dans un article publié par le site Lundimatin, j’écris que le voilement d’une femme n’est à mon sens ni plus ni moins sexiste que son dévoilement.

Fascisme et intégrisme jouent sur les mêmes ressorts, affirmez-vous en convoquant l’historien et journaliste libanais Samir Kassir. Qu’est-ce qui peut apparenter ces idéologies ?
Ces idéologies véhiculent une forme d’obscurantisme qui parvient à gagner les couches populaires. Et leur objectif est la prise du pouvoir. L’escroquerie des mouvements islamistes, fondamentalistes, comme celle des mouvements fascistes, c’est que, une fois parvenus au pouvoir, ils ne mènent pas du tout une politique populaire. Au contraire, ils s’allient avec le grand capital. L’histoire en témoigne avec l’alliance d’Hitler et de Mussolini avec le grand capital européen. Au Moyen-Orient, une telle configuration s’incarne dans l’alliance nouée entre l’Arabie saoudite, qui représente l’idéologie islamiste fondamentaliste, et le grand capital occidental, en l’occurrence les multinationales pétrolières.

Vous écrivez que c’est instruit de la configuration néocoloniale au Moyen-Orient qu’il faut lire les politiques occidentales à l’endroit de l’islam, des musulmans. Comment opère cette disjonction entre la complaisance occidentale pour les pétromonarchies du golfe et les politiques discriminatoires frappant les personnes qui appartiennent, pour reprendre votre expression, au « prolétariat arabo-musulman » ?
Il est indispensable ici, je crois, d’en revenir aux fondamentaux du marxisme. C’est tout l’enjeu de mon livre. Un certain discours culturaliste, idéologique, désigne en France le port du voile et, plus généralement, l’islam comme oppressifs, réactionnaires. D’un autre côté, il y a cette alliance durable, structurelle, fondatrice, scellée en 1945 entre le capital occidental et les pétromonarchies du Golfe. Or c’est précisément cette alliance, sans laquelle les pétromonarchies n’auraient pas tenu plus de huit jours, qui nourrit un islam réactionnaire. La vocation de l’islam n’est pas d’être réactionnaire. Historiquement, l’islam est une poussée fulgurante d’émancipation. Cette alliance entre le grand capital occidental et les pétromonarchies relève donc de l’escroquerie : d’un côté, on institue, on encourage, on construit un islam hyper-réactionnaire en offrant la souveraineté sur La Mecque et des milliers de milliards de pétrodollars aux Wahhabites et, dans le même temps, on pointe du doigt le prolétariat arabo-musulman en Occident comme un facteur de troubles parce qu’il véhiculerait une idéologie islamiste.

Dans votre approche matérialiste, le nerf de la guerre, au Moyen-Orient, c’est le pétrole et rien d’autre, la religion n’étant qu’un rideau de fumée censé dissimuler cette alliance stratégique entre l’Occident et le clan Al Saoud. Mais vous réduisez ici le rôle d’Israël à celui de simple « épouvantail ». Ce pays ne joue-t-il pas plutôt un rôle actif au cœur du dispositif impérialiste dans cette région ?
Il me semble essentiel de rétablir, toujours à partir d’une analyse marxiste, ou matérialiste, le fait que la dimension oppressive de la création de l’État d’Israël est circonscrite à la Palestine mandataire. La création de cet État et la poursuite de la colonisation sont les principaux facteurs d’oppression du peuple palestinien et aussi de déstabilisation du Liban, à la suite de la guerre de 1982. Mais si le Moyen-Orient est la région la plus inégalitaire de la planète, ce n’est pas en raison de l’existence de l’État d’Israël. Là se situe, à mes yeux, la question de l’épouvantail. La focalisation sur l’État d’Israël permet d’occulter la dimension structurelle de l’alliance nouée entre Roosevelt et Ibn Saoud en 1945, donc avant même la création de l’État d’Israël et deux décennies avant que prenne forme l’alliance stratégique israélo-américaine qui date de 1967.

Dans sa recension de votre dernier livre, le magazine Politis vous accuse d’« absoudre » la colonisation israélienne...

C’est extraordinaire ! Pourtant l’auteur de l’article, qui, apparemment, a lu mon livre, écrit ceci : « Bien sûr, Ivan Segré admet que la création de ce pays, puis la poursuite de la colonisation ont fait le malheur des Palestiniens, mais pour ce qui est du reste du monde arabe, ce ne serait que fantasmes et exutoire de frustrations inavouées. » Oui ! La création de l’État d’Israël n’a pas concrètement affecté le monde arabe depuis l’Algérie jusqu’au Yémen. C’est une vérité matérialiste que je formule là. Politis prétend que je cède à une analyse économiste, parce que je ne verrais pas ou ne voudrais pas voir que l’oppression du peuple palestinien meurtrit l’ensemble du monde arabe et des peuples anciennement colonisés, voire l’humanité entière. Qu’est-ce qui est en jeu ici ? C’est l’opposition entre une analyse marxiste et une interprétation théologique. Le recours au lexique de l’absolution est d’ailleurs, à ce titre, symptomatique. Une théologie réactionnaire fait du peuple palestinien une sorte d’allégorie du Christ crucifié par les juifs. Et cette interprétation théologique permet d’occulter les mécanismes historiques qui ont fait du Moyen-Orient la région la plus inégalitaire de la planète en termes de répartition des richesses, la plus oppressive en termes de régimes politiques et la moins progressiste en termes d’idéologie sociale. Et, à propos de cet investissement théologique de la cause palestinienne, une histoire populaire précisément palestinienne est digne de méditation, elle est rapportée par Rony Brauman dans un livre de discussion avec Finkielkraut, La Discorde. Deux Palestiniens s’entretiennent. L’un d’eux dit : « Si le monde entier voit notre oppression, en parle, mais ne fait rien, c’est parce que ce sont des juifs qui nous oppriment. » Son interlocuteur lui répond : « Mais s’il ne s’agissait pas de juifs, personne n’en parlerait. » Cette histoire montre bien que ceux qui sont aux prises avec l’oppression concrète n’ont que faire des théologies réactionnaires, des fantasmes. Elle est donc la meilleure réponse à tous ceux qui investissent consciemment ou inconsciemment la cause palestinienne à partir d’une théologie antijuifs.

Dans les pays arabes, les révolutionnaires ont tenté, sans succès apparent jusqu’ici, d’ouvrir un chemin nouveau, loin des nationalismes arabes et des fondamentalismes. Que reste-t-il de cet élan ?
Les soulèvements dans les pays arabes s’inscrivent dans une logique mondiale : ils sont survenus après Occupy Wall Street, après les indignés. Les Gilets jaunes en France ont aussi frappé les imaginaires partout dans le monde. Tous ces mouvements relèvent de la même logique : celle d’une poussée populaire émancipatrice ou en tout cas rebelle. Dans le monde arabe, en apparence, la victoire revient aux forces contre-révolutionnaires, en gros Bachar Al-Assad, d’un côté, et les pétromonarchies, de l’autre. Mais les soulèvements arabes, comme les Gilets jaunes en France, laissent des traces dans les consciences. Et, au fond, cette aspiration à l’émancipation est la vérité du monde arabo-musulman et du Moyen-Orient aujourd’hui, son réel. En témoigne la tentative de bâtir au Rojava une forme d’autonomie égalitaire, multiethnique et multiconfessionnelle.

Dans Judaïsme et révolution (la Fabrique), vous entreprenez de réhabiliter ce que la tradition judaïque peut véhiculer de libérateur. À quelles conditions l’instrumentalisation réactionnaire du judaïsme, que vous dénoncez, peut-elle être combattue ?
L’instrumentalisation réactionnaire du judaïsme fonctionne à deux niveaux. Le premier est externe : une certaine idéologie de la défense de l’Occident s’empare de la question juive à ses propres fins. Je l’analyse dans La Réaction philosémite. Et puis, il y a cette structuration fascisante du nationalisme religieux en Israël. Comment faire en sorte que l’aspiration juive à l’émancipation l’emporte, en Israël, sur les inclinations réactionnaires ? Comme partout, c’est une question de rapports de forces, à la fois idéologiques et sociaux. Dans une trajectoire comme la mienne, ce qui est frappant, c’est la réaction suscitée par mes textes dans une certaine gauche antisioniste. Ces réactions ont pour conséquence de renforcer un judaïsme très ancré à droite. Lorsque je prends position pour un État commun, binational, bilinguistique, ouvert à l’immigration des Juifs et des Palestiniens, et que la gauche antisioniste me rétorque : « L’immigration des Juifs, non ! », cela conforte les nationalistes juifs qui prônent la force et l’inégalité, et tiennent une position d’intransigeance. Il y a un combat à mener à l’intérieur même du judaïsme. Pour sa dimension humaniste, historiquement fondamentale. Le judaïsme, pendant deux mille ans, n’a jamais été un pouvoir. Il n’en est un que depuis 1948, après tout ce que l’on sait. Pour soutenir un judaïsme émancipateur, la gauche antisioniste doit en finir avec la théologie réactionnaire qui la structure. Mais c’est loin d’être gagné.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui