Le blog des éditions Libertalia

Interview de Guillaume Davranche sur Bibliobs

jeudi 8 janvier 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Interview parue sur bibliobs.nouvelobs.com

Sabotage,
meetings monstres et
chaussettes à clous…
Quand les anarchistes tenaient le haut du pavé

Juste avant 1914, l’anarchisme a donné le « la » de la contestation ouvrière. Guillaume Davranche le raconte dans Trop jeunes pour mourir. Entretien.
On ne le sait pas : aujourd’hui relégué à la périphérie du paysage politique, l’anarchisme fut, au début du XXe siècle, l’un des grands animateurs de la gauche française. Sa présence était particulièrement marquante à la CGT, qui était le cœur de la contestation politique et où cohabitaient trois écoles de pensées : le réformisme (incarnés par Jaurès), les vieux marxistes (héritiers de Guesde et Blanqui) et les libertaires.
Dans « Trop jeunes pour mourir », l’historien Guillaume Davranche décrit les derniers feux de l’anarchisme, juste avant la guerre de 14-18 : la lutte contre la montée du militarisme, la propagande, les sabotages, les débats autour de la bande à Bonnot, les tiraillements au sein de la CGT… jusqu’au divorce final. Car, aux lendemains de la guerre, sous le double effet de la fièvre patriotique et de la Révolution russe, l’anarchisme sera balayé du paysage politique français.
Pour
BibliObs, l’historienne Marianne Enckell s’est entretenue avec l’auteur de cette fresque étonnante.

Les cinq cents pages de votre livre racontent, presque au jour le jour, cinq années d’affirmation et de luttes du mouvement ouvrier, principalement syndicaliste et anarchiste, en France, de 1909 à 1914. On comprend que l’histoire se termine à la date de la guerre ; mais pourquoi débute-t-elle en 1909, pourquoi cette période ?

Dans l’histoire du mouvement ouvrier français, les années 1909-1914 constituaient jusqu’ici une période très mal connue, peu étudiée, sans doute en raison de son caractère intermédiaire entre la « période héroïque » de la CGT (1902-1908) et la Grande Guerre. En effet, à partir de 1909, la CGT marque le pas, puis enchaîne les revers. Peu à peu, l’organisation perd confiance et entre en crise. Malgré cela, c’est une période pleine de luttes passionnantes et de débats dont certains restent d’actualité. L’histoire de la lutte contre la guerre, qui domine l’action ouvrière entre 1911 et 1914, est totalement méconnue.
Du point de vue anarchiste, cette période 1909-1914 voit l’émergence de la première organisation nationale, la Fédération communiste anarchiste (FCA). L’année 1909 voit les premières réactions, au sein du milieu libertaire, contre l’influence prépondérante de Gustave Hervé et de son journal, La Guerre sociale. Se méfiant d’Hervé, dont ils avaient décelé les équivoques, un groupe de militants parisiens a, cette année-là, commencé à le contester. De leurs efforts, au terme de vifs débats et de diverses péripéties, va naître fin 1910 la FCA, dont l’histoire constitue le fil rouge de ce livre.

Nous avons collaboré pendant des années à la rédaction du Dictionnaire biographique des anarchistes, dans la collection des dictionnaires Maitron. Nos échanges ont permis des croisements de sources, des enrichissements nombreux. Dans votre livre, vous mélangez allègrement les citations : presse quotidienne, presse militante, archives de police, mémoires et travaux… Des historiens pointilleux pourraient vous le reprocher.

J’ai travaillé pour le Maitron et sur mon livre en parallèle, et les sources sont identiques. Je les ai détaillées dans une interview au blog Samarra, réalisé par un collectif d’enseignants d’histoire-géographie. La matière première, je l’ai trouvée aux archives de la préfecture de police de Paris, et extraite de volumineux cartons bourrés des rapports d’indicateurs infiltrés dans la FCA. Mais on sait quelle distance critique il faut avoir vis-à-vis des rapports d’indicateurs, dont certains travestissaient la réalité pour se faire bien voir de leurs employeurs à la Sûreté générale. J’ai donc systématiquement recoupé leurs informations avec d’autres sources – notamment la presse militante et la presse quotidienne – en visant l’exactitude factuelle.
Toutefois l’exactitude factuelle ne suffit pas. Je voulais également approcher au plus près l’état d’esprit des militants de l’époque, comprendre leurs motivations et évaluer l’importance réelle que certains débats avaient pour eux. Pour cela encore, il est indispensable de recouper les sources, de faire dialoguer la presse militante dans toute sa pluralité.

Vous prenez honnêtement et ouvertement parti. Le moins qu’on puisse dire, c’est que vous n’aimez pas les individualistes et que vous ne perdez pas une occasion de les maltraiter ; je suppose que ce sont les éditeurs qui se sont amusés à faire figurer en cul-de-lampe les Pieds Nickelés… Les travaux d’Anne Steiner ou de Gaetano Manfredonia ne donnent-ils toutefois pas une image plus fine d’eux ?

Les pages que je consacre aux anarchistes individualistes doivent justement beaucoup aux travaux d’Anne Steiner (Les En-dehors, en 2008) et de Gaetano Manfredonia (L’Individualisme anarchiste en France [1880-1914], en 1984) qui, eux-mêmes, se montrent critiques sur ce courant.
Cependant, je ne pense pas les avoir spécialement malmenés. Si le livre donne cette impression, cela peut tenir à deux raisons.
La première, c’est que la période 1909-1914 voit la déliquescence de cette mouvance, qui s’entredéchire dans des querelles internes assez peu politiques. Les rixes sanglantes qui, en 1910, opposent les « scientifiques » et les « sentimentaux » écœurent de nombreux individualistes qu’on retrouvera ensuite à la FCA, à la CGT ou à La Guerre sociale. En 1912-1913, la cavale de la bande à Bonnot s’achève dans une atmosphère de délation, de retournements de veste et de sauve-qui-peut qui accélérera cette désagrégation du milieu individualiste.
La seconde raison, c’est que ce livre étudie les réactions des syndicalistes et anarchistes à ces diverses péripéties, et notamment à l’affaire Bonnot. Curieusement, cela n’avait jamais été vraiment fait. Or les révolutionnaires, après être restés sur leur réserve pour ne pas paraître crier avec les loups, publient des analyses politiques sans concession de toute cette affaire. Et, en coulisse, leur sentiment est sévère : dépit, consternation, colère contre ce gâchis… Apporter l’éclairage critique des contemporains ne pouvait pas aider à redorer le blason de l’individualisme.

Vous croquez brièvement, souvent de manière fort réussie, d’innombrables personnages peu connus, dont on trouve la biographie dans le « Maitron des anarchistes ». Et vous ne craignez pas de donner une place importante à des personnages aux multiples facettes, pas toujours recommandables : Gustave Hervé, Miguel Almereyda, Eugène Merle, par exemple, dont les retournements politiques et les amitiés douteuses sont connus.

Gustave Hervé souffre d’une image exécrable : celle du renégat absolu, passé de la gauche à l’extrême droite du PS, de l’antipatriotisme à l’union sacrée patriotique et, après guerre, à une sorte de préfascisme, jusqu’au soutien à Pétain et au régime de Vichy. Quant à Almereyda, après avoir été l’enfant prodige de l’anarchisme, il a rejoint le PS avec son camarade Merle, et a été gagné par la vénalité. Tous deux ont fini par mettre leur talent au service d’un clan gouvernemental, celui de Joseph Caillaux, ce qui leur permettra de devenir de riches patrons de presse, avant de connaître une brutale déchéance.
Évidemment, l’erreur aurait été de juger leurs idées et leurs agissements dans leur période révolutionnaire à la lumière de leurs itinéraires ultérieurs.
Il faut bien comprendre que, jusqu’en 1911 au moins, l’hebdomadaire d’Hervé, Merle et Almereyda, La Guerre sociale, est le centre de gravité du mouvement révolutionnaire en France. Il donne la ligne des « insurrectionnels » du PS et des « ultras » de la CGT. Avec un tirage qui montera jusqu’à 50 000 exemplaires, c’est lui qui donne le la dans le mouvement anarchiste, et non les titres historiques que sont Les Temps nouveaux et Le Libertaire, avec leur tirage à 5 000.
Avec ses enquêtes de grande qualité, ses campagnes retentissantes, son courage bravache face à la répression, l’équipe Hervé-Merle-Almereyda suscite l’admiration, parfois la jalousie et l’agacement, mais donne le tempo à tout le monde. Lors de la grande grève des cheminots d’octobre 1910, La GS paraît chaque jour, apparaissant comme « l’autre » quotidien de la grève, en concurrence avec L’Humanité, porte-voix des réformistes.
Le recentrage de La Guerre sociale à partir de la fin 1910 va avoir des conséquences considérables à l’extrême gauche. C’est en prenant le contre-pied du « néohervéisme » que la FCA va progressivement devenir le nouveau point de ralliement des révolutionnaires. Et c’est pour ne plus être dépendante du journal d’Hervé que la direction cégétiste va impulser le quotidien La Bataille syndicaliste, au printemps 1911.

Ce qui est impressionnant, c’est tous les exemples d’actions directes que vous citez. Les grèves avec des sabotages, les séquestrations, la machine à bosseler et la chaussette à clous que vous décrivez en annexe. Quand les techniques de sabotage se sont-elles développées, quand et comment ont-elles disparu, si elles ont disparu des milieux syndicalistes ?

La « machine à bosseler » et la « chaussette à clous », ce sont en fait les coups de poing et de pied qu’on promet aux « jaunes » pendant les grèves. C’est une pratique courante au sein de la puissante fédération du Bâtiment, qui forme l’épine dorsale du syndicalisme révolutionnaire. Cette formule imagée circule beaucoup à l’époque – que ce soit pour la dénoncer, dans la presse et à l’Assemblée, ou pour la revendiquer avec ironie. Le poète Gaston Couté en tirera même une chanson provocatrice en 1910 : Brave Chaussette à clous.
Dans le registre de l’action directe, on peut aussi citer la campagne contre les bureaux de placement (les agences d’intérim de l’époque) en 1903, et celle contre l’ouverture des magasins le soir et le dimanche, en 1911. Dans les deux cas, les militants de la CGT ne se contentent pas de revendiquer : ils brisent des vitrines et renversent des étals pour obliger le patronat et le législateur à les écouter.
Le sabotage ouvrier, lui, a été adopté par la CGT dès son congrès de 1897, sur proposition d’un groupe de délégués anarchistes, dont Émile Pouget. À l’instar de la grève et du boycott, il s’agit d’une tactique de lutte qu’on peut résumer par le slogan « À mauvais salaire, mauvais travail ». Il peut s’agir de ralentir la production, ou de la rendre inutilisable. Dans la réalité, cette tactique semble avoir été peu usitée.
En revanche, les années 1909 à 1911 sont marquées par des milliers d’actes de sabotage en soutien à la grève des PTT, puis à la grève du rail. Dans les régions où le mouvement anarchiste est fort, des équipes grimpent, la nuit, aux poteaux télégraphiques, et sectionnent les fils. Et « Mamzelle Cizaille », comme la surnomme La Guerre sociale, poursuit son œuvre pendant des mois après, pour contraindre le gouvernement à réintégrer les grévistes révoqués. C’est donc un sabotage d’une nature différente de celui défini en 1897. Il semble tomber en désuétude après qu’en 1911 un sabotage maladroit sur une voie ferrée ait failli provoquer des morts. Devant le scandale, La Guerre sociale prend alors ses distances et estime publiquement que cette tactique de lutte n’est plus appropriée.

Vous mentionnez aussi à plusieurs reprises la formation des militants, syndicalistes ou propagandistes. Était-elle systématique, à Paris et en province ?

On apprenait essentiellement l’art oratoire « sur le tas ». Il faut dire que le meeting constituait, à l’époque, une des activités militantes de base. La télévision n’existait pas, les gens sortaient beaucoup le soir et allaient volontiers écouter des conférences, des orateurs, assister à des débats contradictoires. La FCA pouvait attirer 80 à 100 personnes dans de petites salles de proximité, et 600 à 1000 dans de grandes salles. Les syndicats, eux, attiraient dans des proportions bien supérieures : jusqu’à 10 000 ou 15 000 personnes dans les « meetings monstres » à l’occasion d’une grève ou d’une campagne d’opinion. Et tout cela sans sonorisation ! Il fallait donc avoir du coffre pour monter à la tribune et se faire entendre.
S’essayer à une petite tribune, puis à des tribunes de plus en plus impressionnantes faisait partie de l’apprentissage du militant, qui pouvait parfois, en outre, bénéficier d’une formation. En 1912, la FCA mit ainsi sur pieds une « école du propagandiste » où des camarades expérimentés pouvaient dispenser des cours sur la pensée anarchiste ou sur la technique oratoire. L’expérience la plus intéressante que j’aie relevée est celle du « Comité féminin », actif en 1912-1913, et principalement animé par des militantes de la FCA. Avec l’aide d’Henri Antoine (le fils d’André Antoine, fondateur du Théâtre libre), elles ont organisé des cours de théâtre et de diction pour former des oratrices ouvrières – une espèce alors très rare !

Des projets pour la suite ?

Déjà, et probablement pour longtemps, l’enrichissement des notices biographiques du Maitron des anarchistes qui, dans sa version en ligne, constitue une œuvre jamais achevée.

Propos recueillis par Marianne Enckell