Le blog des éditions Libertalia

Les Pirates des Lumières dans Gradhiva

vendredi 4 septembre 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Recension publiée dans Gradhiva, revue d’anthropologie et d’histoire des arts du musée du Quai Branly (septembre 2020).

En 1724, un certain capitaine Charles Johnson publie à Londres A General History of the Robberies and Murders of the Most Notorious Pyrates and also their Policies, Discipline and Government. Chacun des dix-sept chapitres qui composent le volume raconte l’histoire d’un capitaine et de son équipage, parmi lesquels Rackham le Rouge et les femmes pirates, Mary Reed et Ann Bony, Edward Teach, plus connu sous le nom de Barbe-Noire, ou encore Henry Avery, devenu roi à Madagascar. Quatre ans plus tard, alors que le premier tome a connu un grand succès, Johnson en ajoute un second, dont deux chapitres sont consacrés à l’utopie pirate de Libertalia. En 1700, après moult péripéties, le capitaine Olivier Misson, noble provençal devenu pirate, et Angelo Caraccioli, un prêtre italien défroqué, auraient fondé une république égalitaire au nord de Madagascar : Libertalia. Au sein de cette communauté de pirates et d’affranchis, l’esclavage est aboli, les décisions sont discutées collectivement et les biens sont mis en commun. Mais l’expérience tourne mal : les Malgaches, tenus à l’écart de la colonie, attaquent ses habitants, tuant Caraccioli et obligeant Misson et ses hommes à rembarquer précipitamment. L’un d’entre eux « alla mourir à La Rochelle. C’est dans ses papiers que l’on découvrit le manuscrit français de la vie de Misson qui me fut transmis par un correspondant et ami », écrit Johnson. L’auteur des vies de pirates prétend donc avoir appris l’existence de Libertalia grâce à une archive aussi introuvable que le cryptogramme dévoilant les coordonnées du trésor de la Buse.

L’histoire de Libertalia serait sans doute restée confidentielle si, dans les années 1930, un professeur de littérature de l’université d’Indiana, John Robert Moore, ne lui avait attribué une paternité prestigieuse, celle de Daniel Defoe (1660-1731). Sur la base de considérations stylistiques et biographiques, Moore affirme que l’auteur de Robinson Crusoé (1719) se cache derrière le pseudonyme de Charles Johnson, une hypothèse discutée depuis par les historiens et les spécialistes de littérature anglaise. En effet, L’Histoire générale des plus fameux pirates est considérée comme une source bien documentée : son auteur, sans doute marin lui-même, connaît la piraterie par la presse, les comptes rendus de procès, voire des témoignages de première main. Or le nom de Defoe, auteur de plusieurs romans dont les héros sont des pirates installés à Madagascar, met sérieusement en doute sa fiabilité. Le statut des textes de Johnson/Defoe, entre histoire et fiction, est fondamental pour comprendre le projet de David Graeber.

Celui-ci commence par nous rappeler que l’historien de Madagascar Hubert Deschamps (1900-1979) fut l’un des premiers universitaires à prendre au sérieux les textes du capitaine Johnson, introduisant dans le monde académique le récit de Libertalia et insistant sur le rôle des descendants de pirates dans la fondation du royaume des Betsimisaraka. Dans la foulée de Mai 1968, inspiré par « le scrupuleux capitaine Johnson » et le livre de Deschamps, l’écrivain et journaliste Gilles Lapouge lance la théorie du pirate libertaire qui va connaître un vif succès. À partir des années 1980, des historiens engagés – Christopher Hill, Marcus Rediker –, cités par Graeber, convoquent Defoe pour proposer une vision nouvelle de la piraterie anglo-saxonne des XVIIe et XVIIIe siècles. Les pirates ne sont plus des bandits de haute mer sans foi ni loi, mais des prolétaires en lutte contre l’ordre capitaliste et colonial qui s’établit aux Antilles, en Amérique et dans l’océan Indien. Dans cette perspective, écrit Graeber, « le mythe de Libertalia, utopie pirate en actes, [reste] une source inépuisable d’inspiration parmi la gauche libertaire ». Dans l’introduction à la traduction française de L’Histoire générale des plus fameux pirates, publiée en 1990, Michel Le Bris, écrivain et éditeur issu de la Gauche prolétarienne, fait des pirates « les anges noirs de l’utopie », appelant de ses vœux la découverte prochaine de Libertalia, un espoir bientôt anéanti par les archéologues et les historiens. Ajoutons qu’en 2007 est fondée une maison d’édition éponyme qui publie aujourd’hui l’essai inédit de David Graeber.

Ce texte s’inscrit au carrefour de ses engagements politiques et de son premier terrain d’anthropologue, puisqu’il a consacré sa thèse dirigée par Marshall Sahlins aux pratiques magico-religieuses et à la mémoire de l’esclavage à Madagascar. Dès l’introduction, Graeber s’écarte des controverses sur le mythe littéraire de Defoe pour s’intéresser à « ce qui s’est réellement passé sur la côte nord-est de Madagascar […] lorsque plusieurs milliers de pirates s’y établirent » (p. 19). Leur installation sur l’île à la fin du XVIIe siècle est un fait connu, en particulier à Sainte-Marie, où un certain Baldridge établit en 1690 une colonie destinée au commerce et à la traite. L’historiographie, stimulée par les écrits de Marcus Rediker, insiste aujourd’hui sur le rôle crucial des pirates, à terre comme en mer, dans le développement des colonies. Pour l’historien Rafaël Thiébaut, auteur d’une thèse récente sur la traite des esclaves à Madagascar, les flibustiers « ont jeté les bases de toute interaction à venir entre des communautés malgaches peu fréquentées et les Européens », contribuant à la création de royaumes puissants sur le littoral, les Sakalava du Boina et les Betsimisaraka. Graeber s’intéresse uniquement à ces derniers et à leur roi, Ratsimilaho, fils d’un pirate et d’une Malgache, dont la vie est contée dans une biographie inédite, conservée à la British Library. Celle-ci a été rédigée en 1805 par un armateur négrier malouin, Nicolas Mayeur (1747-1809), bon connaisseur de Madagascar où il vécut vingt-cinq ans. En s’appuyant sur cette source jugée fiable, les spécialistes voient en Ratsimilaho un entrepreneur politico-militaire, fin stratège, dont le règne correspond au basculement vers l’est de la Grande Île des circuits de commerce et de traite, avec le développement des colonies françaises dans les Mascareignes (aujourd’hui Maurice et La Réunion). La lecture de Mayeur proposée par Graeber est radicalement différente car elle entend dépasser la vision d’une cohabitation, plus ou moins pacifique, entre communautés pirates et malgaches. Il considère ainsi Betsimisaraka non comme un royaume mais une confédération, « une expérience politique annonciatrice des Lumières, une synthèse créative de la gouvernance pirate et de certains éléments les plus égalitaires de la culture politique traditionnelle de Madagascar » (p. 32).

Dans une première partie, Graeber revient sur plusieurs « royaumes » pirates de Madagascar dont la fortune littéraire fut immédiate au début du XVIIIe siècle, d’où, d’emblée, la difficulté de départager vérité et fiction. Prenant l’exemple de Sainte-Marie, il affirme que les pirates, même quand ils pratiquent la traite, sont mieux acceptés par leurs voisins malgaches que les colons installés par les compagnies. Ils apportent en effet des produits recherchés et, portés par le désir de ne pas reproduire l’ordre social occidental, ils s’intègrent à la société locale, en particulier par les liens matrimoniaux. Graeber identifie ainsi une vraie Libertalia. Fondée en 1707 par le capitaine Nathaniel North à Ambonavola, également connue sous le nom de Foulpointe. North devient le médiateur des conflits entre Malgaches, selon le capitaine Johnson/Defoe, unique source de Graeber pour décrire ces scènes de la justice rendue par les pirates. D’autres récits sensationnels mettent en scène des pseudo-rois – Henry Avery, John Plantain –, dans lesquels Graeber note la présence d’un officier appelé « Tom le mulâtre ». S’agirait-il de Ratsimilaho ?

Répondant par l’affirmative, Graeber affirme que ce ne sont pas les descendants métis des pirates, les zana-malata, qui créèrent la confédération betsimisaraka mais bien les Malgaches eux-mêmes, dont les institutions auraient évolué au contact des flibustiers. Il entend en donner la preuve dans les deux chapitres suivants, en reprenant l’histoire de « la venue des pirates du point de vue malgache ». Convoquant Marshall Sahlins, Graeber fait du pirate l’une des figures, classiques en anthropologie, de l’« étranger-roi », dont l’apparition aurait permis une émancipation des femmes malgaches. Croisant les récits historiques et les observations ethnographiques, il affirme que les épouses malgaches des pirates, les vadimbazaha, devinrent des commerçantes prospères dans les villes portuaires. La dernière partie du livre propose une relecture des rares sources disponibles pour tenter d’esquisser le projet politique de la confédération betsimisaraka, occulté par la personnalité charismatique de son initiateur, Ratsimilaho. En s’appuyant à nouveau sur Mayeur, Graeber cherche à montrer que, derrière le récit épique d’un métis devenu roi, sorte d’« Iliade malgache » (p. 169), l’anthropologue peut déceler les signes d’un pouvoir non pas confisqué par un seul homme, mais bien égalitaire. Si, en effet, dans le contexte des guerres locales, Ratsimilaho se présente en tant que chef de guerre face aux ennemis, au sein de la confédération, en revanche, chacun occupe la même position et a le même droit de parole (selon une dynamique similaire à celle existant sur les navires pirates). Pour le démontrer, Graeber s’appuie en particulier sur la description d’une assemblée, le grand kabary, au cours de laquelle tous les membres de la confédération – exception faite des femmes – prennent la parole et à l’issue de laquelle est célébré un rituel d’alliance politique, finement décrit par Mayeur comme une « synthèse entre les rituels traditionnels malgaches de prestation de serment et ceux des pirates en même matière » (p. 156). Cet événement permet à Graeber de corroborer l’hypothèse selon laquelle, d’une part, la confédération betsimisaraka fonctionnait comme une protodémocratie, d’autre part, que ce modèle démocratique avait été importé à Madagascar par les pirates.

La démonstration est-elle convaincante ? S’il n’apporte aucune preuve directe, le livre engage à une lecture anthropologique attentive des sources disponibles, y compris de textes de fiction. Mais le sauvetage à tout prix de la réalité historique de Libertalia interroge. Mettant une pierre dans le jardin de la « tradition occidentale » (p. 11), l’essai de David Graeber, plus politique qu’historique, s’inscrit dans un projet de relecture radicale des Lumières. Il en a tracé le programme avec l’archéologue David Wengrow dans ses livres ou ses articles, en particulier ceux parus dans la Revue du MAUSS. Graeber assume donc la part de provocation contenue dans le titre même de son livre, en forme d’oxymore. On peut cependant noter qu’in fine, ce sont les pirates, pour la plupart blancs et européens, qui apportent leurs « lumières » aux peuples malgaches. La démonstration repose sur un postulat séduisant, mais jamais véritablement démontré : le navire pirate de la fin du XVIIe siècle serait le foyer d’une utopie politique égalitaire. Il affirme que ses principes et ses rituels – boire de la poudre de canon mélangée à de l’eau de mer – se seraient hybridés au contact des Malgaches pour donner naissance à la confédération betsimisaraka, la « vraie Libertalia », née et morte avec son fondateur, Ratsimilaho. Même s’il lui préfère l’anonyme capitaine Johnson, Graeber s’inspire fortement des écrits attribués à Daniel Defoe, dont l’ombre plane sur l’histoire de la Libertalia malgache.

Dans la préface à la récente réédition de ses Pirates, intitulée « Vers la mer promise », Gilles Lapouge admet que l’utopie de Libertalia « est sortie de la cervelle de Daniel Defoe » : « Est-il besoin de dire que cette rectification m’a fait de la peine ? Elle ampute la piraterie d’un de ses moments les plus rares, mais je ne crois pas nécessaire de congédier pour autant le capitaine Misson […]. Je m’y refuse […]. Demain, d’autres chercheurs prouveront peut-être que le village malgache du capitaine Misson exista en effet. » À bien des égards, David Graeber répond à cet appel en voulant faire entendre la voix des pirates d’hier et des intellectuels d’aujourd’hui, lancés à l’abordage « de l’argent-roi, du sécuritaire triomphant, du libéralisme et des égoïsmes généralisés ! » « Tremblez puissants, nous ne ferons pas de quartier ! »

Maurizio Esposito La Rossa & Vincent Guigueno