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Mon histoire, de Rosa Parks dans Les Inrocks

jeudi 2 mai 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Les Inrocks, 27 avril 2019.

Voilà pourquoi la vie de Rosa Parks ne doit pas être réduite au fameux épisode du bus

Si Rosa Parks reste l’une des plus éminentes militantes pour les droits civiques aux États-Unis pendant les années 1950 et 1960, son engagement est souvent réduit uniquement à son refus de céder son siège dans un bus. Son autobiographie offre le portrait d’une femme au parcours riche d’engagements, de réflexions et de combats politiques.
Si l’on énonce que Rosa Parks est la dame qui a refusé en 1955 – soit pendant la période de ségrégation raciale dans le Sud des États-Unis – de céder son siège de bus à un Blanc, on reste au degré zéro de l’information : dans l’imaginaire collectif, cet épisode et le nom de Rosa Parks sont intimement imbriqués l’un dans l’autre. Si bien que ce qu’il s’est passé ce 1er décembre, événement certes majeur dans la lutte des Afro-Américains pour les droits civiques, éclipse une vie foisonnante d’engagements militants et de méditations politiques.
À cette regrettable méconnaissance du véritable parcours de Rosa Parks, le public francophone peut désormais remédier grâce à la traduction de son autobiographie que publient les éditions Libertalia. Paru dans sa version originale en 1992 sous le titre My HistoryMon histoire. Une vie de lutte contre la ségrégation raciale nous replonge dans ces États-Unis où il était fort recommandé de bien s’entendre avec la Providence pour être pourvu à la naissance de la bonne couleur de peau et du bon genre, faute de quoi on devient la proie des humiliations et des violences les plus irrationnelles.
Tout au long d’à peu près deux cents pages, Rosa Parks livre son analyse sur des sujets, certes, divers (la condition sociale des Afro-américains, la place des femmes dans le combat pour les droits civiques, etc.) mais qui restent néanmoins tous animés par une seule préoccupation : celle de la dignité humaine.

L’affaire des « Scottsboro Boys », un tournant majeur
Si la jeune couturière interrogeait dès son plus jeune âge le sort dévolu à sa communauté, les germes d’une conscience politique se sont manifestés lors de l’affaire des « Scottsboro Boys », du nom du comté qui fut le théâtre de cette mascarade judiciaire. Le 25 mars 1931, neuf Afro-Américains, âgés de 14 à 19 ans – d’autres sources parlent de 12 à 20 ans –, sont accusés d’avoir violé deux femmes blanches. Lors d’un procès expéditif, huit des neuf accusés sont condamnés à mort. « Qu’ils soient condamnés à mort pour un crime qu’ils n’avaient pas commis m’était insupportable », s’indigne la jeune fille, lycéenne à l’époque.
Parks s’intéresse de près à l’affaire. Suit le procès. Mais malgré sa volonté de s’impliquer activement dans les organisations engagées dans la défense des « Scottsboro Boys », Parks se heurte à un contexte socio-politique peu enclin à l’accueillir : « Il n’y avait jamais aucune femme dans ces réunions, et je ne pense pas que les hommes les rejetaient, c’était simplement trop dangereux. »
Elle poursuit : « Il  [Raymond Parks, son époux] ne voulait pas que je participe à ces réunions, arguant qu’il fallait être prêt à s’enfuir en courant à tout moment et qu’il ne voulait pas me laisser derrière lui si le cas se présentait. En effet, je ne pouvais pas courir aussi vite. Il pensait aussi que j’étais encore trop jeune pour un tel engagement . »
Mais Rosa Parks n’est pas du genre à déserter. En 1943, elle devient secrétaire de la NAACP, Association nationale pour la promotion des gens de couleur, l’une des organisations de défense des droits civiques les plus influentes. « Une de mes tâches principales était de tenir un registre de tous les cas de discrimination et de tous les actes de violence envers les Noirs », se rappelle-t-elle.

Hétérodoxe parmi les minoritaires
Son origine familiale et les événements liés à sa petite enfance ont été déterminants dans le parcours militant de Parks. Née de parents afro-américains, d’un père charpentier et d’une mère institutrice – chose rare à l’époque pour une femme, insiste l’auteure –, Rosa Parks a une ascendance européenne. « Mon arrière-grand-père, le père de ma grand-mère portait le nom de Percival. C’était un jeune Irlandais d’Écosse qui avait été emmené par bateau aux États-Unis », précise-t-elle, et cette information revêt une certaine importance.
Si on l’ajoute, en effet, au fait qu’elle a grandi à Tuskegee, ville « réputée pour être un modèle de bonnes relations raciales, comme le disaient les dirigeants noirs et blancs », et que Parks considère comme « le meilleur endroit en Alabama pour recevoir une éducation lorsque l’on était africain américain », on saisit mieux certaines de ses prises de position politique.

« Il fallait que nous ayons de plus en plus de Blancs de notre côté »
Dans les milieux militants afro-américains, la méfiance et le soupçon étaient de rigueur vis-à-vis des Blancs qui avaient choisi de s’engager en faveur de l’abolition des lois ségrégationnistes. Comme le remarque Howard Zinn dans son célèbre essai historique Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours, « les Noirs étaient réalistes et savaient qu’il était assez difficile de trouver chez les Blancs des alliés exempts de toute arrière-pensée ».
Animée par des idéaux d’émancipation universels, Rosa Parks n’était pas de cet avis. Et elle le faisait savoir, quitte à crisper ses propres camarades. « Il fallait que nous fassions changer les choses. Et il fallait que nous ayons de plus en plus de Blancs de notre côté pour y arriver », défend-elle.

L’épisode du bus : acte spontané ou réfléchi ?
Une fois qu’on tient cet opuscule entre les mains, il est naturel de s’impatienter de redécouvrir la célèbre scène du 1er décembre, narrée cette fois-ci par la principale protagoniste. Il faut toutefois avouer que le récit du déroulement des faits, offert ici par Parks, ne diffère guère de la version qu’on connaît tous. En revanche, sa contextualisation permet de l’approcher autrement.
De fait, à cette époque, au milieu des années 1950, l’atmosphère dans l’Alabama donnait l’intuition qu’il était possible de soulever un mouvement d’ampleur contre les lois ségrégationnistes. « La NAACP de Montgomery commençait à envisager une plainte en justice contre la municipalité sur la ségrégation dans les transports. Mais il fallait d’une part trouver le bon plaignant et d’autre part s’appuyer sur un cas exemplaire », assène la jeune militante.
Rosa Parks se souvient : « Pour des raisons stratégiques, il aurait fallu trouver une femme comme plaignante, car une femme susciterait davantage de sympathie du public qu’un homme. Il fallait également que la plaignante soit au-dessus de tout soupçon, qu’elle ait une bonne réputation et que sa seule faute soit d’avoir refusé de céder sa place dans un bus. »
Réputée pour sa rectitude au sein de la NAACP, Rosa Parks répondait en effet à tous ces critères. Et ce 1er décembre, elle a fait le choix de monter dans un bus conduit par un chauffeur dont elle connaissait très bien le caractère impétueux et les pulsions racistes. Puisque douze ans avant le célèbre épisode, James Blake, ledit chauffeur, l’avait violemment éjectée de son bus pour avoir enfreint les règles en vigueur. Bien que Parks s’en défende, on ne peut pas s’empêcher de voir dans son geste de ce 1er décembre un acte stratégique et réfléchi. Avec cet incident, la plaignante idéale s’offrait à la NAACP, mais la lutte ne faisait que commencer…

La lutte paie
« Cette femme [Rosa Parks] sera jugée lundi. Nous demandons donc à tous les Noirs de ne monter dans aucun bus ce jour pour protester contre cette arrestation et ce procès […] Vous pouvez vous permettre de rater l’école une journée. Si vous travaillez, prenez un taxi ou marchez », pouvait-on lire sur l’un des 35 000 exemplaires du tract diffusé dès la soirée du 1er décembre – voilà un autre indice qui offre la piste de l’acte réfléchi à l’évidence.
Mais ce boycott ne pouvait s’inscrire sur la longue durée – il a finalement duré un an – sans offrir des alternatives de transport aux boycotteurs majoritairement Afro-Américains. Dans l’ombre, Rosa Parks orchestrait un réseau co-voiturages qui a rempli cette tâche. Avec le peu de véhicules qu’elle coordonnait (« Il y avait vingt voitures de particuliers et quatorze véhicules d’églises »), elle réussit avec ses collaborateurs à assurer les déplacements d’environ 30 000 personnes par jour.
Pendant ce temps, le 5 décembre elle est traduite devant le tribunal pour un procès, non moins expéditif que celui des « Scottsboro Boys », dans lequel elle fut reconnue coupable sans grande surprise. Elle écopa d’une condamnation avec sursis et d’une amende de 10 dollars : « Pour que mon cas fasse jurisprudence, la stratégie était que je sois reconnue coupable pour faire appel de la condamnation dans un tribunal plus important » : C’est chose faite en février de l’année suivant, quand l’affaire fut portée – sans grand espoir au départ faut-il bien le dire – devant la Cour suprême, qui notifia l’inconstitutionnalité de la ségrégation dans les bus de Montgomery le 20 décembre 1956. « Le jour suivant, nous remontions dans les bus », se délecte celle qui fut l’étincelle du mouvement.
Mais ce lendemain, et malgré cette belle victoire arrachée, l’ambiance à Montgomery laissait augurer des lendemains agités. « En effet, nous étions victimes de harcèlement. Les menaces téléphoniques continuèrent après la décision de la cour suprême et, pendant un temps, mon mari dormait avec un pistolet à portée de main. »
Les années passant, Parks dut se rendre compte par elle-même que l’acquisition des droits civiques est une chose, que l’évolution des mentalités en est une autre. Constat amère, mais inflexiblement réel, que lui a inculqué le plus célèbre des pasteurs américains, Martin Luther King : « Le docteur King disait souvent qu’une loi ne faisait pas changer les cœurs, mais pouvait assurer une certaine protection. Il avait raison. Aujourd’hui, nous avons cette protection, mais le racisme et son cortège de violences sont toujours présents. » Plus deux décennies plus tard, l’envie nous prend de reprendre presque à l’identique cette citation…

Nidal Taibi