Le blog des éditions Libertalia

Rencontre avec Michel Ragon (2006)

samedi 15 février 2020 :: Permalien

On l’avait rencontré chez lui, dans le 10e arrondissement, sous les toits de Paris. Il avait alors 80 ans. Michel Ragon a tiré sa révérence ce 14 février 2020. Ce fils du peuple était affable et généreux. Certains de ses livres ont jalonné notre parcours politique et ce n’est pas sans émotion que nous avons relu cet entretien réalisé pour le fanzine Barricata au cours de l’hiver 2006.

Michel Ragon. Photo de Yann Levy.

Ici, on est dans ton bureau ?
Oui, dans mon domaine, le rêve de toute une vie qui a été réalisé un jour. Je suis tranquille, je domine Paris et je suis entouré de mes livres.

Comment travailles-tu ?
J’écris le matin, de préférence. L’après-midi, je réponds au courrier, je rencontre des gens, il y a la sieste…

Tu commences tôt le matin, non ?
Plus maintenant, j’ai dépassé l’âge de la retraite depuis très longtemps ! Mais autrefois, je travaillais de très bonne heure le matin, car j’avais besoin de travailler ailleurs dans la journée. Je suis là toute la matinée, en fait.

Je ne vois pas d’ordinateur…
Pas d’ordinateur, mais une vieille machine à écrire. J’ai déjà eu du mal à apprendre à travailler de cette façon ! J’aime aussi écrire à la main, beaucoup. Je commence souvent ainsi.



Sur quel thème planches-tu ces temps-ci ?
Il y a deux voies dans mon œuvre romanesque. Les romans de la paysannerie, et les livres politiques. Le prochain sera un livre politique.

Toujours chez Albin Michel ?
Oui. Tu connais un peu mes livres ?

Sur ta cinquantaine d’ouvrages, j’ai dû en lire une petite dizaine, notamment Les Mouchoirs rouges de Cholet, et La Mémoire des vaincus ; par contre, tout l’aspect architectural m’échappe. La Mémoire des vaincus a évidemment une place particulière, puisque c’est un livre que j’ai beaucoup aimé, qu’on distribue sur nos tables de presse, et qu’on le conseille à tous les jeunes qui entrent dans la mouvance anarchiste.
Oui, cela ne m’étonne pas. D’ailleurs, à Publico (librairie de la Fédération anarchiste), quand des gens viennent et demandent ce qu’est le mouvement libertaire, ils répondent : « Lis ça d’abord ! » C’est vrai que c’est un livre toujours porteur, réédité en poche, qui a un public et qui touche des gens de milieux très différents, parfois même très loin de nous !

Pourquoi avoir écrit cet ouvrage vers 1990 ? Pour éviter, justement, qu’une mémoire ne se perde ?
Je me suis dit que j’étais le dépositaire d’une mémoire, ayant connu tous les militants anars quand j’étais tout jeune, et après. J’étais très ami avec Maurice Joyeux, mais j’ai aussi connu Leval, Louvet, et même Armand. J’étais très lié avec Lecoin, nous avons milité ensemble pour l’objection de conscience. Tous ces gens-là étant morts, j’ai décidé de les raconter, en prenant le parti de le faire sous forme de roman, ce qui m’a été reproché par certains historiens, mais mon but était de toucher un vaste public. Je voulais faire un grand roman dans la tradition des grands romans populaires du XIXe siècle et par là même, y intégrer des personnages et des idées.



Vas-tu déposer tes archives quelque part ?
Oui, à l’IMEC, l’Institut mémoires de l’édition contemporaine.

Parlons de Fred Barthélemy, le héros de La Mémoire des vaincus. Sa vie paraît incroyable tant elle est chargée, des anarchistes expropriateurs du début du siècle aux luttes écolos des années 1980. Quels modèles ont inspiré ce personnage ?
Avec Fred, c’est là que le romancier s’aperçoit qu’il a touché dans le mille ! Fred est devenu un personnage extrêmement vivant, si vivant même que quantité de lecteurs ont pensé qu’il avait vraiment existé. Mais en réalité, il est le mélange de trois personnages. Il est d’abord inspiré de Gaston Leval, que j’ai très bien connu. Leval pour les chapitres sur l’Espagne de 1936… Quand j’avais 23 ou 24 ans, après la guerre, il m’invitait souvent chez lui, et m’a beaucoup appris. Il y a aussi Henry Poulaille, pour l’enfance et la vieillesse notamment.


L’enfance au sein de la bande à Bonnot, c’est Poulaille ?
Oui.


Les manifs contre le nucléaire aussi ?
Non, là, ce sont davantage des portraits de militants contemporains.

Et la Russie des débuts de la Révolution ? Les désaccords majeurs entre anarchistes et bolcheviks, les affrontements de 1918, cela viendrait aussi de l’histoire de Poulaille ?

Non, là, il s’agit d’un personnage qui parlait russe et qui fit partie de la délégation française en Russie, il resta là-bas comme militant anarchiste…

Marcel Body ?
Précisément.

Il n’était pas vraiment anarchiste, plutôt communiste oppositionnel…
J’en ai fait un anarchiste. Sur la Russie, j’ai aussi utilisé ce que Leval me racontait. Et les écrits de Berkman et d’Emma Goldman. En réalité, il y a toute une synthèse de l’histoire de l’anarchisme dans ce livre, peut-être même trop. Tardi voudrait bien en faire une bande dessinée, mais il le trouve trop long.

Tu abordes très peu la Seconde Guerre mondiale, la période 1940-1945, hormis pour évoquer le tract « Paix immédiate » et l’arrestation de Louis Lecoin. Pourquoi ? Parce que c’est une période particulièrement sombre de l’histoire anarchiste ?
Oui, c’est une période un peu noire, le pacifisme ayant entraîné l’attentisme, voire la collaboration. Même Lecoin, qui est une figure formidable, a été accusé…

Quels souvenirs gardes-tu de lui ? Et des autres ?
Une mémoire formidable, un petit homme, encore plus petit que moi, qui n’avait peur de rien et qui s’est battu pour l’objection de conscience ! Il reste un exemple militant. Maurice Joyeux était plus jeune, et c’était un copain. C’était un tribun, un type extraordinaire. Ses enfants sont toujours dans le mouvement…

Cela se voit de plus en plus souvent. L’héritage libertaire ! Et Henry Poulaille ?
C’était mon père spirituel. Quand je suis venu à Paris, en 1945, parce que tout s’y passait et parce que je voulais le rencontrer, après avoir correspondu avec lui, il m’a foutu à la porte ! Je suis revenu le lendemain, le surlendemain, et finalement, il m’a fait connaître tous ses copains. C’est ainsi que je suis entré dans le mouvement libertaire. Poulaille, cela a été le grand exemple.

Le père spirituel dans l’écriture également ?
Dans l’écriture, moins ! J’ai un souci de bien écrire que Poulaille avait peu. Mais défenseur de l’écriture prolétarienne, il m’inspirait. Je lui ai écrit de Nantes, après l’avoir lu. Petit prolo, ayant commencé à travailler à l’âge de 14 ans, je me disais : « C’est formidable, il y a des gens qui viennent du peuple, et qui écrivent sur le peuple. » J’ai aussi écrit à l’écrivain paysan Émile Guillaumin. Tu ne le connais pas, celui-là ?

Absolument pas, je regarderai… Quelle définition pourrais-tu donner de l’écriture prolétarienne ? Fais-tu partie de ce courant ? Considères-tu Louis Guilloux comme un écrivain prolétarien ?
Il en faisait partie, mais il n’aimait pas du tout qu’on l’assimile à ce courant, or, pour moi, La Maison du peuple est un des plus beaux livres qui aient été écrits dans cette perspective. Il n’aimait pas ce vocable – simple question personnelle – de la part de quelqu’un qui avait vraiment mauvais caractère. Poulaille avait aussi un sale caractère, mais c’était un cœur généreux. Il pouvait nous engueuler, mais nous rendait service.

Une écriture par et pour le peuple ?
Pas forcément pour le peuple, mais se servant d’une mémoire populaire pour écrire, la retraduisant, y compris dans le vocabulaire et dans le style, pour atteindre un public le plus large possible. Cela a toujours été mon but, atteint d’ailleurs, puisque j’ai beaucoup de lecteurs…



Comme avec ton plus gros succès de librairie, Les Mouchoirs rouges de Cholet ?
Oui, on en a vendu beaucoup, plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, autour de 400 000 peut-être. C’est le gros succès qui te permet ensuite, c’est ce que m’avait dit mon éditeur, de ne plus jamais retomber tout en bas, de toujours garder un certain public.

Qui classerais-tu parmi les écrivains prolétariens, aujourd’hui ?
Bernard Clavel a fait un beau parcours dans ce sens, c’est un de mes copains très proches, il est paralysé désormais et ne publiera plus. Il est bien plus populaire que moi d’ailleurs. Je serais certainement devenu historien si j’avais fait des études, c’est pour cela qu’on retrouve toujours de l’histoire dans mes livres. Cela n’a pas gêné pour Les Mouchoirs rouges, mais souvent, cela peut décontenancer le grand lectorat.

Parlons un peu de la Vendée, l’autre grand pan de ton œuvre.
Je suis vendéen, mais la Vendée ne m’a pas préoccupé pendant très longtemps. C’est à la mort de ma mère que je suis allé rechercher ce qu’il y avait derrière son accent, à savoir une famille paysanne et un terroir. Peu à peu, je me suis penché sur cette histoire, j’ai fréquenté les archives, et me suis aperçu que l’histoire de la Vendée était piégée, qu’elle avait été transformée et récupérée au XIXe siècle par l’aristocratie et par l’Église. La révolte vendéenne était populaire et très anarchiste finalement. Les paysans et ouvriers – car il y avait tous les ouvriers du Choletais, les tisseurs, les maréchaux-ferrants – se ruaient sur les villes et détruisaient tous les actes notariés. Cette révolte a été récupérée à partir du moment où les Vendéens ont pensé, et cela a été leur tort : « Nous sommes trop nombreux, on ne sait pas se battre, il nous faut des officiers. » Ils sont allés chercher les nobles et cela a été la fin de la guerre des francs-tireurs, invincibles soldats. Les nobles les ont constitués en armée, et ils ont été battus, forcément.

C’est donc un sujet que tu as découvert sur le tard. Je pensais au contraire que cela datait de ton enfance à Fontenay-le-Comte !
Cela faisait déjà partie de mon légendaire, on en parlait autour de moi durant mon enfance, mais cela ne me préoccupait pas. J’ai écrit L’Accent de ma mère pour m’y retrouver.

Un bouquin édité vers 1980, chez Terre humaine (Plon).
Réédité dans la collection Terre humaine ! La première édition était chez Albin Michel, mais Malaurie, enthousiaste, a voulu qu’on ajoute une partie documentaire et ethnographique au texte d’origine. L’édition de Terre humaine fait donc le double de l’originale.

Ton expérience de travail avec Jean Malaurie ?
Très bonne expérience. C’est un personnage intéressant. Un peu dingue, mais bien. En réalité, sa collection est une bibliothèque d’expression populaire.

On ne t’a pas situé, en 1980, parmi la lignée des écrivains régionalistes, comme Pierre-Jakez Hélias ?
Si, cela a fait partie du succès des Mouchoirs rouges de Cholet, qui a été porté par ce grand courant sur la mémoire populaire de province. Il y avait une attente des lecteurs. Les Mouchoirs rouges seraient publiés aujourd’hui, ils n’auraient pas le même succès.

Je dois aux Mouchoirs rouges de m’avoir permis d’échapper à une vision très bleue, très jacobine, des guerres de Vendée, en découvrant notamment la place du peuple dans cette révolte, et le rejet des directives émanant de la bourgeoisie gouvernementale parisienne. D’où t’est venue cette idée, absolument novatrice dans l’historiographie d’alors, d’une révolte vendéenne quasi-anarchiste ?
J’ai sorti ce loup du bois, et cela a été très controversé. Raymond Guérin a eu une influence essentielle sur moi quant à cette question. C’était un penseur qui tentait la synthèse entre marxisme et anarchisme. Il me disait : « Toi, le Vendéen, tu devrais réétudier la révolte vendéenne à la lueur du marxisme, car il y a quelque chose là-dessous. » Ma lecture est plus libertaire. Néanmoins, il s’agit bien d’une classe qui se révolte contre une autre classe.

Mais d’où vient la documentation ?
Des archives départementales, du musée des Arts et traditions populaires. La Louve de Mervent évoque la révolte des partisans de la Duchesse de Berry, j’ai trouvé la documentation aux Archives nationales. Il y a peu d’historiens qui s’intéressent à cette question, Alain Gérard est l’un des rares, dans cette perspective.

Peux-tu nous parler de tes rapports avec le monde artistique, et de ton travail sur l’architecture ?

C’est tout à fait par hasard que, vers 24 ans, j’ai rencontré des peintres qui n’intéressaient personne à l’époque, enfin, chez les marchands, collectionneurs et musées, en tout cas. C’étaient des peintres abstraits. Ces artistes m’ont demandé d’écrire sur eux, d’être leur historien, et je suis devenu leur mémorialiste en quelque sorte, que ce soit pour Soulages, Poliakov ou Dubuffet. Dubuffet était anarchiste individualiste, il est même allé voir Poulaille, mais ils ne se sont pas entendus, Dubuffet était un grand bourgeois, ils étaient culturellement trop loin l’un de l’autre, et trop vieux déjà. Critique d’art, ce fut mon gagne-pain pendant longtemps, dans le journal Arts, en particulier. Devenu plus influent, j’ai été agacé par le marché de l’art, m’apercevant qu’une bonne critique d’un peintre contribuait à sa cote. L’architecture me passionnant, en particulier Le Corbusier et le renouveau architectural, je me suis mis à l’étudier, me disant, naïvement, qu’elle serait moins aisée à « récupérer ». J’ai comblé également un trou, il y avait très peu de gens qui écrivaient sur l’architecture moderne. Mon Histoire de l’architecture, en trois volumes, est maintenant en poche au Seuil. Elle est toujours très lue dans les écoles. L’architecture m’a permis de retrouver mes préoccupations sociales. Dans mes livres, je ne parle pas que d’esthétique, mais aussi de Fourier, de Considérant, et de l’habitat social.


Vivre dans un quartier haussmannien quand on a beaucoup travaillé sur l’urbanisme et l’habitat social, ce n’est pas paradoxal ?
C’est un vieux quartier, qui était l’un des moins cher de Paris quand je suis arrivé. Cela a changé. Ce quartier du Second Empire a un riche passé pour son théâtre de boulevard, sa peinture, celle de Courbet surtout…

Tu parles de lui dans Un si bel espoir.
C’est le portrait de Courbet qui a le plus intéressé les lecteurs dans ce livre. Fayard m’a ensuite demandé de rédiger une biographie, qui m’a demandé deux ans de travail, et qui n’a pas eu un grand succès.

Quels auteurs t’ont inspiré ?
Le premier, c’est Jean-Jacques Rousseau, parce qu’autodidacte et fils du peuple. Je le lisais et m’y reconnaissais. Guéhenno et Poulaille, par la suite.

Des auteurs essentiellement français…
Et Jack London, beaucoup. Gorki, bien sûr.

Quel est ton regard sur le mouvement libertaire d’aujourd’hui ?
Je suis dedans et en dehors également. Je suis très lié à des tas de militants. Je suis toujours dans le bain. C’est un milieu fraternel et émouvant, mais j’en suis devenu le bonze, le grand-père, à mon tour. Je ne suis pas toujours d’accord avec tout, mais je suis d’accord génériquement. J’ai toujours reproché l’impact des trotskistes sur le mouvement libertaire !



À l’époque de Joyeux peut-être, mais aujourd’hui…
Dans les défilés, ils ne sont jamais très loin. Et regarde Besancenot, qui mêle idées libertaires et marxisme. Ils sont très malins !


Quel regard portes-tu sur ta vie ? Des regrets ?
Beaucoup de temps perdu, un parcours difficile ! J’étais pupille de la nation, je pouvais avoir des bourses pour étudier, or, à l’âge de 14 ans, ma mère a demandé au curé de la paroisse si je pouvais aller au collège. « À l’école sans dieu, certainement pas, il vaut mieux qu’il travaille ! » a-t-il répondu. C’est ainsi que ma mère et moi sommes allés à Nantes, elle pour y devenir concierge, et moi garçon de courses. L’une des grandes infirmités des pauvres, c’est de ne pas savoir qu’il y a des échappatoires ! Péguy était un fils du peuple, mais sa mère connaissait l’existence des bourses, pas la mienne.

Le livre dont tu es le plus fier ?
La Mémoire des vaincus, sans aucun doute. Je pourrais ajouter Les Mouchoirs rouges de Cholet et L’Accent de ma mère. Après tout, trois livres dont on n’est pas mécontent, ce n’est pas si mal.



Entretien réalisé par Nicolas Norrito
publié dans Barricata numéro 14 (juin 2006).
Photo de Yann Levy.