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Six mois rouges en Russie dans Partisan

vendredi 22 octobre 2021 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans Partisan numéro 14, 2019.

Aussi vrai qu’elles n’ont jamais cessé d’y participer, les femmes n’ont jamais cessé de témoigner des luttes et des révolutions, par la plume et le pinceau. Mais le patriarcat s’est efforcé de les réprimer et les ramener au silence. Et souvent leurs propres camarades révolutionnaires se sont fait les auxiliaires les plus zélé-e-s de cette répression et de cette silenciation. Depuis les années 1970 on redécouvre progressivement l’œuvre de Séverine (de son vrai nom Caroline Rémy), longtemps présentée comme une simple « amie et collaboratrice » de Jules Vallès, le célèbre « insurgé » de la Commune de Paris.
Le centenaire de la révolution d’Octobre a été l’occasion de traduire enfin en français Six mois rouge en Russie de Louise Bryant, et d’apprendre qu’elle n’était pas que la « Friend and lover » de John Reed. Depuis 1919, le livre de Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde, traduit dans toutes les langues, a été constamment réédité, et étudié à la loupe par des générations de militant·es qui se rêvaient d’imiter les bolcheviques. On ne se souvenait plus guère de Louise Bryant que grâce ou à cause du film romantique de Warren Beatty, Reds (1981), ou elle apparaissait sous les traits de Diane Keaton. Comme son traducteur l’écrit dans la préface du livre : « Cette unique occurrence cinématographique ne lui permettait pas de sortir du statut dépréciatif de jolie et sympathique girlfriend » du journaliste révolutionnaire. À la lecture de la fresque pleine de vie qu’elle dresse de la deuxième expérience de dictature du prolétariat, on mesure tout ce que lui doit le livre de Reed, publié quelque mois plus tard.
Journaliste socialiste et féministe, engagée dans le soutien aux luttes ouvrières et dans la bataille pour le droit de vote des femmes, Bryant a existé et témoigné de son temps avant sa rencontre avec Reed et a continué à la faire pendant les seize années où elle lui a survécu. Reed est mort à Moscou en 1920 dans les années héroïques de la révolution (même s’il sentait déjà venir le ressac). Bryant aura le temps de voir et de dénoncer dès 1926 la dégénérescence du processus révolutionnaire, sans pour autant renoncer à son idéal de libération. La bourgeoisie ne lui donnera pas l’absolution qu’elle réserve aux repentis. De plus, elle était trop libre et trop bisexuelle pour que son époque le lui pardonne. Même l’anarchiste Emma Goldmann la trouvait trop délurée pour l’inviter à sa révolution. Aucun groupe militant n’était prêt à prendre soin de son souvenir. Notre époque semble prête à l’écouter enfin. Tant mieux.
Comme femme, elle aura un accès privilégié à des figures de la révolution comme Catherine Breshkovski, Maria Spiridonova ou la camarade Alexandra Kollontaï. Elle aura côtoyé de près les bolcheviques dans leur QG de l’institut Smolny. Surtout, elle décrit avec finesse la spontanéité révolutionnaire, la rapide maturation des consciences, la façon dont le prolétariat s’empare des problèmes politiques et prend confiance en sa force. Bien loin des fantasmes de complots, et de coups d’état par lesquels la bourgeoisie explique la révolution, ce récit remet les masses sur le devant de la scène. Il montre que la réalité d’une révolution est complexe et ne rentre pas dans les schémas préétablis chers aux dogmatiques. Elle montre aussi à quel point c’est une expérience exaltante et elle le fait avec beaucoup d’humour, de passion et de lucidité politique.