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Sur l’enseignement de l’histoire dans Le Monde des livres

mercredi 9 mai 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Dans Le Monde des livres, 9 mai 2018.

Laurence De Cock démonte le roman national

Dans un essai éclairant, l’historienne revient sur les vifs débats qui entourent l’enseignement de l’histoire de France, en particulier depuis 1945.

Au débat sur l’histoire à l’école, Laurence De Cock apporte régulièrement sa contribution. Professeure de lycée ayant soutenu une thèse sur l’enseignement du fait colonial, fondatrice en 2011 du collectif Aggiornamento (qui vise à promouvoir « une histoire émancipatrice, débarrassée de ses oripeaux identitaires et de sa surcharge morale et civique », susceptible d’aider les élèves à faire l’apprentissage du questionnement, du raisonnement et du doute), elle a, pour intervenir sur l’enseignement de l’histoire, une triple légitimité de praticienne, de chercheuse et de militante.
Le fil conducteur de Sur l’enseignement de l’histoire, son nouveau livre, est le « roman national », thème mis en circulation vers 1992-1993 par Pierre Nora et Paul Yonnet, et qui ne cesse depuis d’inspirer hommes politiques et intellectuels conservateurs. Les tenants du « roman national » sont convaincus que l’enseignement de l’histoire doit faire aimer la France, sur le modèle de ce que pratiquait la IIIe République, et que ce catéchisme est d’autant plus indispensable aujourd’hui que, selon certains, les immigrés récents feraient sécession. Face à eux, la plupart des historiens rappellent que l’histoire n’est ni un roman ni un ciment, mais une discipline rationnelle qui valorise la démonstration et la preuve ; que le repli sur la nation n’est pas la meilleure façon de comprendre le vaste monde ; que le pluralisme culturel progresse dans tout l’Occident et que l’idée de continuer le « Petit Lavisse » (manuel d’histoire du début du XXe siècle), fût-elle préconisée par François Fillon ou réalisée par Dimitri Casali, est vouée à l’anachronisme et à l’échec.

« Nationaliser » les classes populaires

Laurence De Cock souligne très justement que le système scolaire de la IIIe République, aujourd’hui référence ultime de bien des disputes, opposait très nettement le primaire (l’école du peuple) et le secondaire (l’école de la bourgeoisie), et que la focalisation sur le passé national était beaucoup plus sensible à l’école qu’au lycée, dont les élèves accédaient à l’histoire de l’Europe et des civilisations. L’« histoire de France » a bel et bien visé à « nationaliser » les classes populaires, et l’entreprise a du reste si bien réussi que des collégiens d’aujourd’hui, invités à raconter l’histoire de leur pays, retrouvent spontanément le déroulé du récit national-républicain, de Vercingétorix à la République démocratique.
De fait, c’est sur l’après-1945 que Laurence De Cock apporte le plus d’éléments neufs. Dédiant son ouvrage à Suzanne Citron (1922-2018), qui batailla pendant plus de cinquante ans contre l’entretien scolaire des mythes nationaux, elle restitue avec beaucoup de précision les débats foisonnants et les lentes avancées des années 1960-1985, notamment les travaux du groupe Enseignement 70 (fondé en 1961 par de jeunes agrégés d’histoire désireux de concilier la rénovation pédagogique et l’esprit de l’école des Annales), les effets contradictoires du passage à l’histoire « discipline d’éveil » dans le primaire en 1969, l’important changement induit par l’introduction de la période 1945-1981 dans les programmes de terminale en 1983. Elle rappelle aussi l’onde de choc qu’a provoquée dans l’opinion la déclaration tonitruante d’Alain Decaux, le 20 octobre 1979 (« On n’apprend plus l’histoire à vos enfants ! »), ouvrant une ère du soupçon dont nous ne sommes toujours pas sortis.

Paniques identitaires

Depuis, l’histoire scolaire est sous surveillance. Chaque révision des programmes est examinée avec angoisse par ceux qui craignent que le pays ne se délite ou ne s’islamise. Depuis 2001, tous les efforts faits pour promouvoir un minimum de pluralisme culturel, intégrer des mémoires complexes ou douloureuses, accroître la part du thématique, remettre en question la vulgate, butent sur des paniques identitaires et sur la conviction (très déraisonnable) que l’histoire a pour mission de créer de la communauté, de la morale et de l’amour.
Ce livre savant, fondé sur une excellente connaissance du contenu (décroissant) des manuels, des retours d’expérience (parfois très drôles), des archives du Conseil national des programmes, est aussi un livre probe, quand bien même il arrive à l’auteure de simplifier les oppositions (on peut être favorable aux objectifs du collectif Aggiornamento tout en étant critique à l’égard de certains discours pédagogiques). On se réjouit du reste qu’y soit chaleureusement remercié Jean Leduc, fin connaisseur de la question, auteur d’un excellent Ernest Lavisse (Armand Colin, 2016) et, pour des générations d’hypokhâgneux et khâgneux toulousains, modèle accompli du professeur d’histoire.

Pierre Albertini