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Intervention des auteurs de Travailleurs, vos papiers ! au séminaire « Émancipation » (ENS) - fin

mardi 7 juin 2011 :: Permalien

Intervention des auteurs de Travailleurs, vos papiers !
au séminaire « Émancipation » (École Normale Supérieure).
Partie III (Suite des billets publiés le 14 avril et le 18 avril.)

Un mouvement pas si improbable

De « miracle social », Pierre Bourdieu qualifiait le mouvement des chômeurs de 1997-1998, pour signifier son improbabilité. Compte tenu de leur niveau de « capitaux » socioculturels, politique, cognitif ou militant, les chômeurs étaient selon lui écartés a priori de toute mobilisation collective. L’hypothèse sous-jacente à cette formule bourdieusienne est que l’instauration et la poursuite d’action commune nécessitent des caractéristiques sociologiques préalables. De ce fait, les luttes menées par des franges de la population déficitaires en capital ne présentent au mieux qu’une aberration.

Sans-emploi, sans-papiers, sans-logis, la sociologie des mouvements dits des « sans-voix » s’attache ainsi à révéler ces « miracles sociaux ». Les différentes études décryptent les mécanismes par lesquels les individus collectent des « ressources » et/ou comment font-ils appel à – ou sont-ils mobilisés par – des « entrepreneurs de protestations » (Expression des auteurs J. D. McCarthy et M. Zald, théoriciens de la mobilisation des ressources. On peut lire S. Maurer et E.Pierru sur les chômeurs, J. Siméant sur les sans-papiers et C. Péchu sur les sans-domicile.). La notion de ressources reste ici plurielle. Elle peut tout autant correspondre à des moyens économiques, matériels, techniques, organisationnels qu’à des capacités sociales, politiques, militantes. En suivant ce deuxième aspect, les tenants de la « mobilisation des ressources » se concentrent davantage sur les manquements symboliques des personnes subordonnées, exploitées, qu’à leurs possibles potentialités.

Peu étonnant pour une sociologie de la domination qui dévoile parfaitement ses rouages invisibles tout en pointant une certaine complicité inconsciente des dominés par intériorisation tacite des valeurs ; elle-même liée à un déterminisme social, à un habitus (Voir par exemple Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, Éditions de Minuit, 1989, Paris, et Esquisse d’une théorie de la pratique, Droz, 1972, Genève. Faute de place, je renvoie à la réflexion de Nicolas Jounin sur « Violence symbolique et soumission à la domination », dans Loyautés incertaines, les travailleurs du bâtiment entre discrimination et précarité, thèse de doctorat de sociologie, Université Paris-VII, sous la direction de Alain Morice, 2006, pp. 291-296.). Ici la théorie de la domination flirte avec celle de la soumission, du maintien de l’ordre des choses. Où la « fatalité sociologique » fait que les faibles seraient toujours et partout des faibles, les précaires exclusivement précaires. Difficile alors d’envisager les éventualités émancipatoires autrement que miraculeusement, qu’exceptionnelles.
Explique-t-on un miracle (Lire Pierre Bourdieu/Post-scriptum : http://www.vacarme.org/article264.html) ? Peut-on l’objectiver ?

Une grève impensable ?

Que dire alors du mouvement de grèves coordonnées dans l’Île-de-France entre le printemps 2008 et l’hiver 2009 ? La lutte de salariés sans papiers, souvent intérimaires et volontiers qualifiés de « précaires parmi les précaires », fait-elle office d’impensé sociologique ?

Dépourvues de titre de séjour, ces personnes vivent dans la peur permanente d’une arrestation et d’une expulsion du territoire. Cette menace impacte directement sur les conditions de travail et d’emploi. Pêle-mêle : heures supplémentaires non payées, rémunération aléatoire, révocation immédiate, bon vouloir patronal…

La mise en mouvement dans cet environnement de précarisation est à interroger au même titre que le type de forme conflictuelle utilisé. En effet, le recours à la grève illimitée détonne quelque peu dans le contexte actuel : le nombre de jours annuels de grèves recensé par l’inspection du travail serait passé de 3 millions en 1975 à près de 250 000 en 2005 (Source : A. Carlier, « Mesurer les grèves des entreprises : des données administratives aux données d’enquêtes. » Dares. n° 139, août 2008.). Désertion syndicale et faible syndicalisation, restructuration des circuits de production, développement de la sous-traitance et des emplois précaires (CDD, intérim) depuis la fin du compromis fordiste n’en sont que quelques facteurs explicatifs non exclusifs.

Pourtant, si l’apparition des vagues de grèves en 2008 et 2009 a pu étonner médias et autres commentateurs, c’est davantage parce que des « clandestins » condamnés au silence osaient (enfin) « sortir de l’ombre » en bravant les risques encourus. Moins parce qu’ils réactualisaient un mode de conflit perçu comme désuet dans un contexte d’atomisation des collectifs, d’individualisation salariale, de précarisation des statuts salariaux…

Des résistances préalables

Or ces deux dimensions utiles à l’analyse de ce conflit s’entremêlent au sein des subjectivités des grévistes. Lors des entretiens autour de leur parcours migratoire et de leur rapport au travail, à l’emploi, ces derniers font écho de débords, de ruses, de tactiques, de prises de paroles, d’échappées face à l’ordre oppressant. Ainsi des « pauses volées » au temps du travail, des interruptions de missions, des jeux d’omissions autour de l’identité illégale ou même des fuites lors des contrôles policiers. Ces formes ne sont pas toujours silencieuses. Elles s’expriment à travers des mensonges, des négociations, demandes d’augmentation voire des affronts avec l’employeur. Cela rejoint l’idée que la conflictualité ne décline pas avec la diminution des jours de grèves, mais plutôt qu’elle se transforme au profit de résistances individuelles ou collectives moins ouvertes, car moins coûteuses : grève de zèle, absentéisme, défection, vols, refus d’heures supplémentaires, pétitions, etc. (Sophie Beroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud, Jérôme Pelisse, « Entre grèves et conflits : les luttes quotidiennes au travail », documents de travail, Centre d’études de l’emploi, n° 49, juin 2008, 173 p. Voir aussi la typologie de postures face à une organisation de Albert Otto Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridge MA : Harvard University Press, 1970.)

La grève, une issue comme une autre

Même minimes, éparses et fatidiques soient-elles, ces formes de résistance révèlent chez ces migrants sans papiers des mises à distances vis-à-vis de leur domination. Pour le dire vite, elles augurent d’une volonté de se détacher de sa condition et jalonnent leur fatum, celui de « s’en sortir ». La précarité s’apparente moins à une chape de plomb qu’à un faisceau de situations, aussi extrêmes soient-elles, avec laquelle il convient de s’adapter en permanence. La grève s’inscrit ainsi, selon nous, dans le prolongement des risques et périls dont le travailleur sans papiers fait l’expérience dès le début de son itinéraire migratoire. C’est ce que nous avons appelé « la lutte en continu ». L’éternel dilemme du gréviste, selon lequel faire grève fournit des avantages au prix de nombreux sacrifices, est ici évacué dans l’espoir suscité par les premières occupations d’entreprises. En une semaine, la majorité des grévistes obtiennent leur régularisation. Relayées par les médias et dans les sphères fréquentées par les immigrants sans papiers, ces grèves sécrètent un sens nouveau de la réalité où les croyances préalables sont traversées par une opération de cadrage. À tort ou à raison, elles suscitent l’espoir et impactent sur le processus décisionnel en atténuant les risques (Circonstance aidante : l’obligation, entrée en vigueur en 2007, de faire vérifier par l’employeur auprès de la préfecture la régularité de tout nouvel employé étranger. Elle a suscité des vagues de licenciements). La grève ne constitue donc pas le révélateur d’un asservissement devenu insupportable mais d’une possibilité gagnante, pour s’en affranchir. S’investir dans un conflit relève ici de l’énonciation d’un tort sur la scène publique (Patrick Cingolani, La République, les sociologues et la question politique, La Dispute, 2003), loin d’une quelconque prise de conscience spontanée, fut-elle collective(Johanna Siméant, La Cause des sans-papiers, Presses de Sciences Po, 1998). J. Siméant admet que cette dernière n’est pas nécessaire au passage à l’action, supposant par là même qu’on puisse être ignorant à sa domination.

« Il n’y a jamais eu besoin d’expliquer à un travailleur l’exploitation », rétorque Jacques Rancière. « Prendre conscience de l’exploitation, c’était, au contraire, de pouvoir l’“ignorer”, c’est-à-dire de pouvoir se défaire de l’identité que cette situation leur donnait et se penser capables de vivre dans un monde sans exploitation. C’est ce que veut dire le mot émancipation.  » Faire appel aux syndicats et prendre connaissance de ses droits (Le collectif UCIJ a par exemple publié un « 4 pages » qui rappelle les droits des employés étrangers.) de travailleur n’exprime-t-il pas le désir de se soustraire à « l’étiquetage » (au sens de H. S Becker) ou au « label » (Sinigaglia, 2007) sans papiers ? S’identifier aux yeux du public en tant que gréviste, donc travailleur, affirme une nécessité de protection prévue par le droit constitutionnel. Une identification sous l’angle salarial qui s’exprime en faisant appel aux syndicats.

À cet effet, l’initiative de certains piquets de grève provient de travailleurs sans papiers qui ont démarché eux-mêmes les sections syndicales. Ces initiateurs, « entrepreneurs de protestation », n’avaient pas de prédisposition sociologique – à l’image d’Abdel, cultivateur malien, sans diplômes, à l’origine de la grève de Man BTP (Cependant l’expérience politique et le niveau d’études de grévistes, désignés comme délégués, ont par la suite renforcé « l’efficacité » de la lutte). Ce peut être un détail mais il donne à comprendre que faire appel à l’ « organe de représentativité » qu’est le syndicat, dans le domaine du travail, relève plus de la volonté d’apparaître légitime que d’une incapacité à penser sa condition ou d’un besoin d’être éclairé.

Bourdieu et Rancière, même combat

Là réside peut-être toute la question de l’improbabilité d’un mouvement social. Faire l’hypothèse d’une incompatibilité entre précarité et conflit revient à considérer sa réciproque : les salariés plus installés, plus élevés socialement seraient plus enclins à se mobiliser. Or aucune nécessité historique ne laisse prévoir l’apparition d’un conflit. La mobilisation des cadres de l’entreprise ELF en 1999 était-elle plus propice ? « On a appris à défiler », constatait alors un membre de la confédération générale des cadres (Olivier Piot, « Des cols blancs contre la finance va-tout », dans Les révoltés du travail, Manière de voir, n° 103, février-mars 2009, p. 29-31.).

C’est pourquoi l’improbabilité du mouvement des travailleurs sans papiers nous apparaissait problématique. Nous l’avons admis seulement dans la mesure où la forme conflictuelle de la grève illimitée semblait mise à mal par les conditions objectives et matérielles de vie, d’emploi et de travail de ces travailleurs. Car il ne suffit pas de désenchanter le miracle, encore faut-il pouvoir expliquer les enjeux et les éléments qui président à la mise en mouvement. Mais en aucun cas pour une incapacité symbolique à refuser sa place. C’eût été adopter une vision aristocratique selon laquelle l’insoumission dépendrait d’un phénotype sociologique. Sorte d’essentialisme social.

On retombe ici sur l’ambivalence du concept de ressource, évoquée plus haut. Dans leur analyse du mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-1998, S. Maurer et E. Pierru caractérisent la catégorie des résiliés comme n’ayant pas « les ressources culturelles ou cognitives nécessaires pour traduire politiquement le sentiment d’injustice qu’ils éprouvent » (Sophie Maurer et Emmanuel Pierru « Le Mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-1998. Retour sur un “miracle social” », in Revue française de science politique, vol. 51, n° 3, juin 2001, pp. 371-407). L’ambiguïté se cristallise dans l’interprétation de cette « traduction politique ». Signifie-t-elle un besoin de faire appel aux élites, aux intellectuels afin de pouvoir penser, énoncer, exprimer le cri de la révolte ? Ou est-il – cet appel aux élites – un moyen de relayer ce cri auprès de la classe dominante ? Afin de lui faire entendre, dans ses codes de langage, la parole des exclus ? Auquel cas, P. Bourdieu et J. Rancière pourraient ici éventuellement trouver un terrain d’entente autour de cette « reconnaissance des non-reconnus à parler et à être entendus » (Certaine grève du mouvement étudié ont adopté une stratégie transversale en mettant en avant la parole des concernés des grévistes eux-mêmes auprès des interlocuteurs — médias, patrons, préfecture — afin de légitimer leur revendication à travers l’expérience directe, le vécu des premiers concernés).

Ludo