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lundi 6 janvier 2025 :: Permalien
Publié sur En attendant Nadeau, le 10 décembre 2024.
De Charles Piaget, célèbre figure de l’après-68 par son engagement syndicaliste dans la lutte des Lip, Théo Roumier a écrit une biographie des plus documentées en forme d’hommage à ce « fédérateur de collectifs ». Sur Fernando Gonzales, aussi ignoré que la petite communauté maoïste qu’il dirigea d’une main de fer à Clichy-la-Garenne, la sociologue et politiste Julie Pagis livre un récit d’enquête sur ce personnage qui toujours échappe, militant espagnol maoïste, espion à la solde de la CIA. L’ambition des deux auteurs diffère aussi : si l’un souhaite, en retraçant le parcours d’un militant exemplaire, diffuser son possible héritage, l’autre entend à partir d’un cas mettre en œuvre le concept weberien de « domination charismatique ».
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Au sortir de cette lecture, sans conteste parce que l’enquête de Julie Pagis est très déconcertante, et qu’elle livre une facette noire de l’engagement post-68, on aura plaisir, comme on prend un antidote, à lire la biographie de Charles Piaget que Théo Roumier publie aux éditions Libertalia. Sa facture est des plus classiques, son héros, Charles Piaget (1928-2023), est un peu moins connu que la lutte au cours de laquelle il devint un personnage de l’histoire sociale de la France contemporaine : la longue mobilisation des Lip à Palente à côté de Besançon, à partir de 1973. Reste que, comme Michel Rocard l’écrivait cette année-là, « la France est Lip » et, alors même que le combat au sein de cette entreprise d’horlogerie de Besançon était mené, son histoire et la biographie de ses acteurs faisaient l’objet d’articles, de livres et de films (de Chris Marker avec Puisqu’on vous dit que c’est possible et les six films de Carole Roussopoulos, tous réalisés en 1973).
Puis les Lip ont été étudiés sous de multiples coutures par les sciences sociales. Un film documentaire rétrospectif de Christian Rouaud, Les Lip : l’imagination au pouvoir, sorti en 2007, a popularisé auprès des jeunes générations cette histoire, tandis que l’historien Donald Reid, avec Opening the Gates : The Lip Affair, 1968-1981, paru aux éditions Verso en 2018, et traduit aux Presses universitaires de Rennes en 2020, a achevé de consacrer ce mouvement. Reste que, du parcours de Charles Piaget, en dehors de la notice du dictionnaire du mouvement ouvrier Maitron, nous ne disposions pas d’une telle monographie, qui embrasse les engagements depuis sa jeunesse jusqu’à son décès à 95 ans. C’est donc chose faite, et avec le soin de dessiner ce parcours dans toutes ses nuances, en particulier s’agissant des différents courants qui traversèrent la CFDT localement et nationalement.
Ne cachons pas que certains développements relèvent d’une histoire contemporaine du syndicalisme des plus pointues. En dépit de ce souci du détail, le portrait que dresse Théo Roumier de la trajectoire politique de ce syndicaliste qui ne cessa de se battre pour faire exister des collectifs et surtout produire des coordinations entre les luttes est très éclairant. Piaget apparaît comme un acteur de l’histoire militante, jamais dogmatique, toujours attentif aux propositions alternatives – ainsi, en 1976, quand il prend la responsabilité technique d’une coopérative à Lip alors qu’il n’était pas favorable à sa création. « Je suis un ouvrier parmi des milliers », ne cesse-t-il de répéter quand déjà on veut le singulariser. Nationalement, cette attention permanente fait néanmoins de lui un leader local admiré et, en 1978, c’est naturellement qu’on l’invite, à partir de son projet de dessiner « un autre système de pouvoir » sur la base d’un texte « vers l’autogestion », à se présenter aux législatives, avec le soutien de nombreuses personnalités dont Huguette Bouchardeau, Claude Bourdet, René Dumont. Sa ligne, sans varier fondamentalement, s’est actualisée : « Nous, ceux de Lip, nous avons beaucoup appris au cours de ces dernières années. Nous savons que l’ennemi principal, c’est le capitalisme. Même quand il veut changer de visage. C’est pour cela qu’il faut le chasser, c’est pour cela qu’il faut nationaliser. Nous avons appris aussi que cela ne suffirait pas : il faut réduire le temps de travail ; réorganiser les tâches entre nous ; assurer une égalité réelle devant l’emploi, à commencer par ceux et celles qu’on ne cesse de déqualifier : les femmes, les jeunes, les immigrés. Tout cela, si nous ne nous en occupons pas nous-mêmes, personne ne s’en occupera à notre place. »
Mais, indique Théo Roumier, sa liste ne recueille que 3 % des voix, la gauche et l’extrême gauche s’étant morcelées en plusieurs listes concurrentes. En 1981, l’arrivée de la gauche au pouvoir ne remplit pas ses attentes et, en 1983, après le décès de sa femme, Annie, il entre dans ses « années d’hiver », à 55 ans, en prenant une préretraite, devenant athée et en quittant la CFDT à ses yeux défaillante.
Était méconnu aussi son retour dans les luttes, dix ans plus tard, en 1993, avec le mouvement des chômeurs et l’animation du groupe local de AC ! (Agir contre le chômage) qui avait pour slogans : « Un emploi est un droit » et « un revenu, c’est un dû ». Dans le chômeur, comme Robert Castel dans ses Métamorphoses de la question sociale, Piaget voit une figure essentielle pour lutter contre les injustices sociales et, plus généralement, contre le capitalisme. Il marche avec les chômeurs à travers toute l’Europe, faisant preuve d’un courage physique impressionnant, y compris face aux forces de l’ordre. Il se rapproche du syndicat Sud, soutient la candidature de José Bové à la présidentielle de 2007, et cette même année accompagne la sortie du film de Rouaud. Il reste jusqu’à sa disparition un militant se joignant aux cortèges des Gilets jaunes ou d’opposition à la loi sur le travail.
Fernando et Charles sont deux figures contemporaines, deux manières aussi de croire en la Révolution. Si le premier éclaire, par l’analyse qu’on peut faire de sa domination, un concept clé de la sociologie, du second sans doute il y a un héritage à saisir, c’est du moins le sens de la démarche de Théo Roumier, qui publie en annexe un texte inédit du syndicaliste, rédigé en 2009, et intitulé « La voie révolutionnaire démocratique ». Un beau programme par les temps qui courent.
Philippe Artières