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mardi 5 novembre 2024 :: Permalien
Entretien publié sur Mediapart le 4 novembre 2024.
Un an après le décès de Charles Piaget, figure majeure de l’histoire du mouvement ouvrier français, l’historien Théo Roumier lui consacre un livre. Il détaille dans cet entretien son héritage pour la gauche contemporaine.
Militant ouvrier, figure des gauches hétérodoxes et révolutionnaires des années post-68, militant de l’auto-organisation critique de l’existence des leaders, Charles Piaget est décédé il y a un an, le 4 novembre 2023. Dans un livre érudit nourri d’un patient travail d’archives et stimulé par une filiation politique assumée, Charles Piaget. De Lip aux « milliers de collectifs » (Libertalia, 2024), l’historien et syndicaliste Théo Roumier rend justice à ses engagements.
De son combat contre la guerre d’Algérie avec le Parti socialiste unifié (PSU) à la grève de Lip en 1973 avec la CFDT, où les grévistes avaient fait le choix historique de la relance de la production de montres dans l’usine occupée, il donne à voir comment Charles Piaget s’est forgé politiquement, loin des querelles de chapelles qui nuisent souvent à la popularisation des luttes.
Le livre se conclut par la reproduction d’un texte inédit écrit par Charles Piaget en 2009, dans lequel il esquisse des pistes pour la construction d’un « pôle révolutionnaire démocratique ». Il en appelle à un mouvement « ouvert » qui ne soit pas, pour les militant·es qui le rejoignent, « une nouvelle “Église” ». Toute ressemblance avec les préoccupations actuelles de la gauche n’est pas fortuite. Entretien.
Vous racontez comment, jeune syndicaliste étudiant, vous avez commencé à vous intéresser au parcours de Charles Piaget, jusqu’à finir par le rencontrer en 2022 et lui consacrer ce livre. Qu’est-ce qui vous rend cette figure politique aussi attachante ?
En écrivant ce livre, je me suis confronté à un parcours qui force le respect, notamment par sa constance. La grande sincérité et la grande intégrité de l’engagement de Charles Piaget sont assez rares pour être soulignées. Mais pour moi, ce n’était pas seulement une figure tutélaire.
Quand j’ai commencé à militer, autour de novembre-décembre 1995, Piaget était lui-même encore militant, à « Agir ensemble contre le chômage ». Il était partie prenante de cette séquence qui a vu l’éclosion des syndicats Sud et des nouveaux mouvements sociaux comme Droit au logement, Ras l’front, qui témoignaient d’un renouveau de la question sociale. Piaget était une figure des mobilisations qui m’était contemporaine en tant que jeune militant.
Le premier contact, indirect, que j’ai eu avec lui a été ma lecture de sa préface au livre sur les dix ans de la fédération Sud-PTT, en 1998 (Syndicalement incorrect. Sud-PTT, une aventure collective, Syllepse). J’ai aussi lu ses interviews sur Lip en 2003 pour l’anniversaire de la grève de 1973. Pour moi, syndicaliste à Sud Étudiant, savoir que les initiateurs de Sud-PTT venaient de la CFDT était mystérieux – à l’époque Nicole Notat n’était pas spécialement bien accueillie dans les manifestations.
Piaget se politise par la réalité de l’usine, la réalité du colonialisme et de la guerre qu’il faut combattre. Ce n’est pas un engagement par en haut, doctrinaire.
On nous parlait de la « CFDT des Lip », comme si cette réponse suffisait. La curiosité est partie de là. Et je me suis assez vite rendu compte que Lip a été une lutte qui a énormément compté dans ces années-là. On a rarement retrouvé un tel niveau de popularité pour une grève ouvrière en France après la Seconde Guerre mondiale.
Charles Piaget n’a pas une image de radical, pourtant vous racontez qu’il était d’une telle efficacité dans les luttes que la CGT Lip lui avait demandé de participer à une délégation envoyée en URSS en 1959… Comment était-il dans l’action ?
C’est en effet surprenant parce qu’en 1959, il est encore syndicaliste chrétien à la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) – qui sera déconfessionnalisée en 1964 et deviendra la CFDT. Il est alors tout jeune militant : il dit qu’il a été « poussé dans l’escalier », et c’est littéralement vrai ! Ses camarades de travail trouvaient qu’il parlait bien, qu’il avait le langage qu’il fallait et ils l’ont poussé dans les escaliers pour négocier avec la direction. Il se trouve qu’il a eu gain de cause, pas spécialement du fait du rapport de force, mais parce qu’une commande arrivait et qu’il fallait qu’elle soit honorée. C’est un premier « fait d’armes » qui le fait remarquer dans l’usine.
Il découvre la réalité usinière en devenant délégué du personnel, ce qui lui donne le droit de circuler dans l’usine, qui comprend alors 1 200 salariés. Lui est ouvrier qualifié – il deviendra chef d’atelier en 1961 –, un poste prestigieux dans une usine d’horlogerie, mais plus de la moitié de l’usine est composée d’ouvriers spécialisés, et surtout d’ouvrières spécialisées. Ces femmes travaillent dans des conditions autrement difficiles que lui, avec des salaires bien plus bas. Et ça, ça le révolte.
Il s’engage parallèlement contre la guerre d’Algérie. Il est alors membre de l’Union de la gauche socialiste, qui fusionne avec le Parti socialiste autonome (PSA) en 1960 pour donner naissance au Parti socialiste unifié (PSU). Tout cela, mêlé à son militantisme chrétien progressiste – à l’Action catholique ouvrière –, fait de lui ce qu’il est : un militant qui se politise par des choses assez concrètes – la réalité de l’usine, la réalité du colonialisme et de la guerre qu’il faut combattre. Ce n’est pas un engagement par en haut, doctrinaire.
D’ailleurs, c’est aussi quelqu’un d’extrêmement ouvert, qui discute par exemple avec des militants de Voix ouvrière (future Lutte ouvrière après 1968), qui l’initient au marxisme.
C’est comme ça qu’il est invité par la CGT, qui est contente de sa prise : un ouvrier chrétien qu’on envoie en URSS ! Il y a d’ailleurs une photo de lui en une du Travail, l’organe officiel des syndicats soviétiques. Il en revient avec un discours assez critique, d’après ce qu’il en a dit par la suite. La conséquence très concrète, c’est qu’aux municipales de 1965, quand le PSU fait liste commune avec le PCF, ce dernier demande que Piaget ne soit pas sur la liste – officiellement parce que ses enfants sont à l’école privée.
Comment, avant la grève de Lip en 1973 et son fameux slogan « On fabrique, on vend, on se paie », en vient-il à théoriser le contrôle ouvrier ?
C’est le parcours d’une certaine gauche hétérodoxe de cette époque. Celle qui ne se retrouve ni dans la gauche réformiste incarnée par la SFIO, ni dans le « socialisme de caserne » incarné par le Parti communiste français. Il appartient à un espace qui cherche alors un « socialisme en liberté » : c’est celui du PSU, dont il est membre dès le début. Il ne participe pas de manière très assidue aux débats internes de l’organisation, mais il lit autant Témoignage chrétien que Tribune socialiste, l’hebdomadaire du PSU. C’est un élément de politisation. Je pense que c’est ainsi qu’il lie très vite la question de l’auto-organisation, comme gage d’efficacité, à celle du changement de société. Il a cette volonté que ça marche, que ça fonctionne, et il s’aperçoit qu’un engagement le plus collectif possible est une condition de la victoire.
Pour lui, le risque de sclérose est bien plus grand que celui “d’ouvrir les portes”, y compris aux “gauchistes”.
Mai-68 en est le révélateur. Avec sa section CFDT, il organise une assemblée générale à l’usine où tout le monde pourra parler. Il se heurte d’abord à l’union locale de la CGT, qui avait posté ses gros bras devant l’usine. Pour eux, personne ne devait entrer dans l’usine, alors que pour Piaget, tout le monde devait y entrer pour discuter et voter ensemble. C’est à cette conception démocratique de la grève que s’articule la question du contrôle ouvrier, qui devient un thème très important dans le PSU à partir de 1972. Deux ans avant, en 1970, la CFDT adopte l’orientation dite du socialisme autogestionnaire. La question de l’autogestion traverse la gauche, et tout le monde se positionne en pour ou en contre. C’est un des débats clés de la période, et Piaget fait le choix de la démocratie, le choix du collectif, par souci d’arriver à faire de l’action collective efficace.
Un de ses apports dans la victoire de 1973 est d’avoir tissé des liens avec les organisations d’extrême gauche. A-t-il été à ce moment-là un homme-passerelle entre deux mondes, ouvriers et étudiants, syndicalistes et politiques ?
Déjà en Mai-68, il allait assister à des assemblées générales étudiantes, ce qui était original. La section CFDT-Lip a même publié un tract qui donnait raison aux étudiants, et appelant à les suivre. C’est un artisan, à sa modeste place, de la jonction ouvriers-étudiants, même si l’AG de Lip refusera, à l’époque, d’autoriser les étudiants à venir participer au débat dans l’usine occupée. C’était partie remise pour lui. Et la grève de 1973 lui a donné cette occasion. C’est là que sa très grande disposition au débat, à l’ouverture d’esprit, exerce une influence importante. Pour lui, le risque de sclérose est bien plus grand que celui « d’ouvrir les portes », y compris aux « gauchistes ».
Il avait été très impressionné par une grève qui avait eu lieu l’année précédente à Besançon, en 1972, au préventorium de Bregille. Cet endroit où on accueille des enfants post-tuberculeux était menacé de fermeture, et les femmes qui y travaillaient avaient organisé un système de double assemblée générale : une assemblée ouverte le soir où n’importe qui pouvait venir, et une deuxième assemblée le lendemain matin réservée aux grévistes. Elles avaient fait un énorme travail de mobilisation en direction de la population. Piaget en a tiré des leçons. Il avait la capacité à réintégrer des idées dans son militantisme quotidien.
En 1974, il tente de se présenter à la présidentielle, dans l’idée de la détourner, avec le soutien de Sartre notamment, qui a cette phrase : « Nous ne présentons Piaget comme maître d’une hiérarchie ancienne que parce que nous voulons la détruire. » Piaget a-t-il gardé cette critique du présidentialisme jusqu’au bout ?
À la fin de sa vie, quand on évoquait cette aventure présidentielle de 1974, il répondait d’un soupir et d’un haussement d’épaules. Mais ce n’était pas le cas à l’époque. Pendant une quinzaine de jours, effectivement, l’idée de la candidature Piaget a germé de plein d’endroits à la fois. Quand Pompidou meurt, le 4 avril, Rouge [journal de la Ligue communiste, dissoute en juin 1973 – ndlr] publie un communiqué proposant Piaget comme candidat, et Alain Krivine si ce projet n’aboutit pas. Une réunion se tient avec la quasi-totalité de l’extrême gauche – de LO, qui avait déjà prévu de présenter Arlette Laguiller, au PSU. À Besançon, les Cahiers de mai cherchaient aussi comment continuer la lutte.
On est à l’époque du Programme commun, qui est jugé très centraliste par les autogestionnaires et qui prévoit une forme de « démocratie avancée », pour utiliser les mots du PCF, par en haut, alors que toute une frange du peuple de gauche cherche une transition au socialisme par en bas. C’est ce courant qui cherche à s’incarner autour de l’idée de la candidature Piaget. Son organisation syndicale, la CFDT, s’y est vite opposée. Mais à l’intérieur du PSU, il y a quand même eu une minorité significative, un tiers des mandats, en faveur de sa candidature. Finalement, il ne sera pas présenté.
Jusqu’au bout, Piaget a joué le jeu, tout en disant qu’il faudrait que ce soit une candidature collective, qui représente les combats de l’époque, donc des femmes, des travailleurs immigrés, des soldats, etc. Il voulait faire en sorte que ce soit un genre de caisse de résonance des luttes. Sa motivation s’explique aussi parce que Mitterrand avait été ministre de l’Intérieur et de la justice pendant la guerre d’Algérie, or Piaget et ses camarades se sont forgés contre le colonialisme de la SFIO. C’était un marqueur important pour eux. Et bien sûr, radicalement opposé au pouvoir d’un seul, il critiquait fermement le présidentialisme de la Ve République !
Plusieurs documents d’archives que vous exhumez font écho à la situation présente à gauche. Piaget déclare par exemple en 1974 : « Il n’y a pas de voie médiane pour un gouvernement de gauche. Ou bien il se fait l’instrument conscient de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière dans toute la société, ou bien il reste un appareil contrôlé plus ou moins directement par la bourgeoisie. » En quoi peut-il être utilement relu aujourd’hui ?
D’abord, un de ses engagements initiaux, c’est l’anticolonialisme, en faveur de l’indépendance de l’Algérie, et je tiens à dire que lors de ses obsèques il avait souhaité qu’il y ait une caisse de soutien pour l’association Palestine Amitié de Besançon. Que l’anticolonialisme soit un réflexe à gauche devrait être évident.
Et puis, dans la démarche même de l’engagement de Piaget, son absence de sectarisme gagnerait à être un peu plus largement partagée aujourd’hui. Son absence d’ambition personnelle aussi. La volonté de travailler toujours à l’émergence de cadres collectifs. Ça ne peut qu’inspirer utilement la gauche politique et syndicale, entendue au sens large.
La gauche doit être attentive à ce qui se passe dans le monde du travail, dans la société. Tout n’est pas affaire de joute parlementaire.
Enfin, dans sa conception de la politique, on ne peut pas changer le monde par en haut. À la fin de sa vie, au plateau des Glières, il disait qu’il fallait construire des collectifs dans lesquels il y aurait déjà des morceaux du monde que nous voulons, qu’il n’y avait pas de « raccourci électoral » pour ça. Je pense que cette idée d’articuler le mouvement social aux perspectives de changement et de transformation est capitale aujourd’hui à gauche. Cela veut dire qu’il y a un lien à faire entre le politique, le mouvement syndical, le mouvement social. La gauche doit être attentive à ce qui se passe dans le monde du travail, dans la société. Tout n’est pas affaire de joute parlementaire.
La vitalité de la gauche, c’est sa capacité à faire mouvement social. C’est l’opposition, consciente ou non, qu’il y a eu entre l’étiquette « Nouveau Front populaire » et les discours syndicaux qui avaient plutôt tendance à dire qu’il fallait « faire Front populaire ». C’est là l’héritage de Piaget, qui était persuadé de la nécessité de l’ancrage, des mobilisations, de la question du rapport de force et de la question des contre-pouvoirs pour dépasser vraiment le capitalisme. Par ailleurs, une des dernières choses qu’il m’ait dites, c’est qu’il nous faudrait aussi un « grand parti révolutionnaire ».
Pourquoi la gauche a-t-elle autant de difficultés aujourd’hui à être représentée par des dirigeants ouvriers ?
Piaget était effectivement un militant ouvrier qui faisait de la politique au sens global. Il n’était pas cantonné à parler de l’horlogerie à Besançon. C’est un peu le problème qu’on a aujourd’hui avec la gauche et les représentants ouvriers. On va les chercher pour qu’ils parlent de leur domaine de compétences. Bien sûr, plus il y aura de personnes issues des classes populaires représentées à gauche à l’Assemblée nationale, mieux ce sera. Mais la gauche doit intégrer l’idée qu’il est possible d’être un militant ouvrier et d’avoir une réflexion politique, une pensée du monde et une pensée sur la manière de le changer – ce n’est pas réservé aux intellectuels et aux politiciens professionnels.
Mathieu Dejean