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jeudi 21 novembre 2024 :: Permalien
Publié sur Mediapart, le 21 novembre 2024.
Cent ans après la grève des sardinières devenue une lutte symbole du mouvement ouvrier féminin, la journaliste Tiphaine Guéret publie un livre-enquête sur les femmes précaires et racisées qui travaillent aujourd’hui dans les conserveries industrielles du port finistérien.
C’est une grève victorieuse mythique du mouvement ouvrier féminin. Le 21 novembre 1924, à Douarnenez, deux mille travailleuses des conserveries de sardines du port finistérien débrayent pour demander la revalorisation de leurs salaires de misère et dénoncer leurs conditions de travail épouvantables.
L’ouvrière Joséphine Pencalet, qui sera en 1925 l’une des premières femmes élues conseillères municipales en France, devient alors la figure de proue de cette lutte. Deux leaders syndicaux nationaux, Charles Tillon, futur héros de la Résistance, et Lucie Colliard, militante féministe, organisent la solidarité à l’échelle nationale pour appuyer ce mouvement initié par des femmes.
Après quarante-six jours de mise à l’arrêt des vingt conserveries de Douarnenez, le patronat cède aux demandes de ces ouvrières rebaptisées les Penn Sardin – « tête de sardine », en breton.
Cent ans plus tard, ce jalon de l’histoire des combats syndicaux est devenu un mythe, objet de films documentaires, de livres, de chansons… Mais que reste-t-il de cette mémoire des luttes en dehors de sa folklorisation ? Qui travaille désormais dans ces conserveries ?
Journaliste indépendante, Tiphaine Guéret a mené l’enquête durant cinq mois auprès des ouvrières de Chancerelle – qui produit les boîtes de conserve de la marque Connétable –, fleuron agro-industriel de Douarnenez fondé en 1853. Le groupe fabrique aujourd’hui 115 millions de boîtes par an et emploie 1 900 personnes, dont l’usine de Douarnenez représente un gros tiers des salarié·es.
Dans Écoutez gronder leur colère. Les héritières des Penn sardin de Douarnenez (éditions Libertalia, octobre 2023), la journaliste a rassemblé les voix des travailleuses précaires de cette conserverie. Car, cent ans plus tard, le travail de la sardine demeure essentiellement féminin. Par ailleurs, depuis une vingtaine d’années, « des employées racisées, plus ou moins fraîchement exilées, sont venues grossir les rangs de la production – jusqu’à constituer l’écrasante majorité des travailleuses », raconte Tiphaine Guéret.
En rang et debout, ces ouvrières turques, congolaises, ou vietnamiennes – on dénombre 26 nationalités dans l’entreprise – passent huit heures par jour à trimer devant un énorme tapis roulant, à l’étripage et l’emboîtage des sardines à la main. « Femmes, prolétaires et racisées, elles campent au carrefour des rapports de domination », rappelle la journaliste.
Un sentiment d’appartenance à la classe ouvrière
Au long des pages, la journaliste documente méticuleusement l’enfer des 2/8 – le fait de faire tourner sur le même poste de travail deux équipes par roulement de huit heures consécutives – et des nouvelles méthodes de management qui sapent le moral et ravagent les corps de ces travailleuses.
Toutes sont en proie à des tendinites à répétition, à des phlébites dues à la station debout, à des malaises à cause de la chaleur voire ont eu un doigt emporté par les machines. « Combien on aimerait pouvoir déposer son âme, en entrant, avec sa carte de pointage, et la reprendre intacte à la sortie », témoigne une des quinze ouvrières interrogées par Tiphaine Guéret.
Cette dernière décrit aussi l’atomisation du monde ouvrier. Les salariées permanentes et les intérimaires mangent à l’usine sur des tables séparées. Et les différentes communautés exilées échangent peu entre elles, les femmes étant souvent happées à la sortie de l’usine par le travail domestique qui les attend en rentrant.
Malgré tout, « quelque chose d’un sentiment d’appartenance à la classe ouvrière » persiste dans les hangars bruyants et odorants de Chancerelle.
Le 11 mars 2024, 250 travailleurs et travailleuses du site de Douarnenez se mettent en grève, las de l’inflation qui rognent des salaires qui ne dépassent pas les 1 600 euros mensuels. Pour nombre de ces ouvrières, ce débrayage signe leur première mobilisation. Dès le lendemain, un accord est signé prévoyant notamment une revalorisation du taux horaire de 2,3 %.
Une petite victoire bien loin du Grand Soir, mais qui résonne avec celle des Penn Sardin de 1924. Comme le souligne dans le livre une des ouvrières : « Cent ans plus tard, on n’est toujours que des femmes, on n’a toujours pas de vie familiale : certaines avant-hier ont quitté l’usine à 22 heures et ont pris la route en sachant que leur enfant serait couché quand elles arriveraient chez elle. »
Mais d’avertir : « Nous, on lui a bien dit à la direction : la prochaine fois, ce ne sera pas qu’une journée. »
Mickaël Correia