Le blog des éditions Libertalia

Entretien avec Louis Janover. Acte final

mercredi 10 juin 2020 :: Permalien

« C’est toujours à Rosa Luxemburg, à Maximilien Rubel ou à Paul Mattick, qu’il faut se référer pour recomposer une généalogie de la révolte libérée des faux-semblants de la subversion. »

Au-delà
de l’avant-garde perdue

Pour Schlegel, les historiens sont les prophètes du passé. Les poètes sont les prophètes de l’utopie, les véritables utopistes, qui annulent du passé, de l’avenir et du présent tout ce qui mérite non pas de rester dans la mémoire, mais de donner telle forme à la mémoire. La poésie peut seule en donner la mesure et le ton ; elle fait appel à une sensibilité qui jamais ne vieillit et gagne avec le temps en profondeur sans avoir besoin d’un appel au nouveau. Ainsi le dit Roger Gilbert-Lecomte : « La Morale comme la Poésie est un mode nécessaire de connaissance (de soi-connaissance aussi bien que celle du monde), une condition d’attitude propre à la connaissance. »
Rimbaud le martèle : En attendant, demandons aux poètes du nouveau, – idées et formes. Tous les habiles croiraient bientôt avoir satisfait à cette demande : – ce n’est pas cela ! Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. Mais alors que Rimbaud sait trouver le mot pour écrire ce qu’est le nouveau, il ne dit rien de plus de Verlaine : Un vrai poète, voilà !
En ce sens, la poésie n’a aucune intonation prophétique ; elle est sentiment sans cesse élargi du vécu, une mémoire sans rapport aux valeurs de modernité ou de nouveauté, quand bien même elle parle au passé, à l’avenir et au présent. Elle éveille une forme de révolte qui n’a rien perdu au cours des siècles, et même s’approfondit. Qu’est Villon ? Un vrai poète, voilà ! Qu’avait-il donc qui ne vieillit en rien, et reste vivant et actuel en tout ?
Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner que chez les poètes qui peuvent être les plus éloignés en apparence on trouve une note en complète assonance avec cet esprit de critique sociale. Shakespeare, Shelley, Heine, Hölderlin, Georg Büchner, Rousseau, Gérard de Nerval, Aloysius Bertrand, Corbière, Verlaine, Rimbaud, Péguy, Jules Laforgue, Maeterlinck, Apollinaire, René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Antonin Artaud — leurs écrits font preuve d’une sensibilité sans âge, ils n’ont ni avant ni après, ce qui fait qu’on peut les lire en oubliant tout de l’histoire et du temps. Dans leur œuvre, ils se libèrent des vérités du moment, et les éléments de culture qu’ils mettent au jour opposent au conformisme de l’instant une vibration révolutionnaire, leur position politique en altère trop souvent la lisibilité et la transparence, mais sans les effacer. Cette langue est devenue inintelligible à nos contemporains, et ils la relèguent dans un passé, une distance quasi immémoriale, même quand ils en reconnaissent les vertus et la proximité, mais pour en faire l’objet de recherches savantes dominées par les grilles de lecture de la spécialisation.
Ces courants, qui se ressourcent dans les aspirations utopiques de leur temps, nous mènent à une extrémité du langage où ils se rejoignent tous, et aucune de ces voix ne se confond. Et le temps recompose la manière dont elles se distinguent et se répondent, sans changer la tonalité de chacune.
Front noir a été ce rayon qui s’est glissé dans l’interstice que l’écart entre le surréalisme et l’Internationale situationniste laissait entrapercevoir. Se réclamer de l’art ne l’enfermait pas dans la catégorie d’artiste. De même, rendre Marx au socialisme des conseils et reconnaître l’importance, et le lien dialectique, de cette pensée critique avec l’œuvre de Maximilien Rubel, voilà qui remettait à sa place toute la logomachie marxiste et ses dérivés. Ce rappel est une nécessité historique à l’heure où on ne compte plus les théoriciens qui voient dans Marx et le marxisme l’horizon dépassé du siècle ? Nous en sommes là, mais c’est toujours à Rosa Luxemburg, à Maximilien Rubel ou à Paul Mattick, qu’il faut se référer pour recomposer une généalogie de la révolte libérée des faux-semblants de la subversion ; c’est dans la poésie, dans la constellation du romantisme nervalien, dans la Révolution surréaliste, dans le Grand Jeu, chez Benjamin Fondane et chez Antonin Artaud, que la pensée critique redécouvre le mode nécessaire de connaissance, de soi-connaissance aussi bien que celle du monde, une condition d’attitude propre à la connaissance. Tous les fils s’entrecroisent, et entre surréaliste et situationniste où se trouve le fil conducteur ? Nous sommes en état de recherche permanente et qui peut trancher ? Seule la poésie sait garder la juste mesure. Nous avons tenté de nouer quelques-uns de ces fils dans notre livre, La Généalogie d’une révolte. Nerval, Lautréamont, paru chez Klincksieck, dans la collection « Critique de la politique », fondée par Miguel Abensour pour garder vivante cette mémoire.
Et pour ne pas se perdre dans les noms et les mots il faut se rappeler ce que dit Heine dans De l’Allemagne, quand il évoque à propos de Schelling « une école à la manière des anciens poètes, une école poétique où personne n’est soumis à aucune discipline déterminée, mais où chacun obéit à l’esprit et le révèle à sa manière ». Poésie s’écrit ce nom.

Louis Janover, mai 2020