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Entretien avec Michèle Audin, dans L’Humanité dimanche

dimanche 18 avril 2021 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans L’Humanité dimanche du 15 avril 2021.

« Personne n’a compté les victimes de la Semaine sanglante depuis 1880 »

Michèle Audin livre une passionnante chronique, au jour le jour, de la Commune de Paris sur son blog et sur le site Humanité.fr. Dans son dernier livre, La Semaine sanglante : légendes et comptes, l’écrivaine et mathématicienne rouvre le brûlant dossier du bilan humain de la répression.

Michèle Audin n’en finit plus de se passionner pour la Commune de Paris, dont on célèbre le 150e anniversaire. Après Comme une rivière bleue, en 2017, elle publie cette année un nouveau roman lié à cette période avec Josée Meunier, 19, rue des Juifs (Gallimard). Mais ce n’est pas tout. Son livre La Semaine sanglante : mai 1871, légendes et comptes vient également de paraître chez Libertalia. Il s’agit d’un travail historique visant à recompter les morts de la Semaine sanglante, nombre sur lequel les estimations divergent. Elle a de plus regroupé dans Eugène Varlin, ouvrier relieur, 1839-1871 (Libertalia, 2019), les écrits du célèbre communard et publié les lettres de l’ambulancière Alix Payen dans C’est la nuit sur tout que le combat devient furieux : une ambulancière dans la Commune, 1871 (Libertalia, 2020).

D’où vous vient cette passion pour la Commune de Paris ?
J’ai été élevée dans une famille communiste. Une certaine idée de la Commune de Paris faisait partie de la culture ! 
Je trouve aujourd’hui que le plus passionnant de cette histoire est l’invention de nombreuses pratiques démocratiques. On croit souvent que la démocratie, c’est l’élection, de temps à autre, de représentants qui parleront à notre place. Pendant la Commune, on a élu les membres de l’assemblée communale, bien sûr, mais ils étaient révocables. Et puis, il y avait des comités qui géraient, localement, la vie dans les arrondissements ou les quartiers, des associations comme l’Union des femmes et des clubs de discussion où l’on venait donner son avis, élaborer des revendications. Et bien sûr, ce foisonnement, c’est aussi l’intervention, la prise de parole, de milliers d’« inconnus », de la « vile multitude » – à qui on ne l’a plus guère donnée depuis.

La Commune dure du 18 mars au 28 mai 1871. Soit 72 jours. Sur votre blog vous avez décidé de raconter cette histoire sur beaucoup plus de jours, en démarrant à partir du 8 mai 1870. Pourquoi ?
J’essaie de comprendre. Cette histoire ne commence ni le 18 mars 1871, ni même le 4 septembre 1870 avec la proclamation de la République… Elle s’annonce déjà, par exemple, dans les grandes grèves des années 1867 et 1870. J’avais publié, il y a deux ans, jour après jour, le quotidien La Marseillaise, de décembre 1869 à mai 1870. Ce qui m’a permis d’apprendre beaucoup de choses sur le mouvement ouvrier à la fin du Second Empire (voir mon livre sur Varlin). J’ai étudié en détail le procès de l’Internationale de juin-juillet 1870. Pour le cent cinquantenaire, j’ai repris la même démarche. En suivant notamment, pendant le siège, le quotidien de Blanqui, La Patrie en danger

Comment travaillez-vous pour réaliser ces notices quotidiennes ?
Je lis toute sorte de choses, des livres, des documents d’archives, beaucoup les procès-verbaux des réunions de la Commune, et les journaux. Une bonne partie de la presse est disponible en ligne. Grâce à quoi j’ai pu écrire la plupart des articles… en « position confinée ». Je me fais aussi aider par tel ou tel ami qui dispose d’informations que je n’ai pas. 

Certaines dates vous ont-elles particulièrement marquée ?
La journée du 19 mars, avec sa tension, que faut-il faire et comment. Celle du 6 avril, où l’on compte déjà les morts de la guerre pendant qu’un sous-comité de la garde nationale met le feu à la guillotine. Celle du 7 mai, où André Léo écrit un article dans lequel elle demande à Dombrowski s’il croit vraiment qu’il va faire « la révolution sans la femme » ? Celle du 25 mai, où la lutte sur le boulevard Voltaire – notre boulevard Voltaire ! – est si violente.

Quelle place tient selon vous cette révolution dans l’histoire du féminisme ?
D’une part, la question des droits des femmes semble moins présente qu’en 1848. Par exemple, en 1871, la question du droit de vote n’est même plus posée. D’autre part, elles sont, et parmi elles surtout les femmes des classes populaires, beaucoup plus présentes dans la ville – dans l’espace public – et de façon très variée. On le leur a assez reproché – voir le mythe des pétroleuses ! Disons que cette présence massive a ouvert la voie aux grandes revendications du XXe siècle.

La Commune est à la fois une période qui sert de référence constante à gauche, et une période relativement méconnue du grand public. Comment l’expliquez-vous ?
J’ai l’impression qu’elle est tout simplement très méconnue. La référence à gauche est bien souvent à une légende dorée – parfois éloignée de la réalité. 

Le président de la République Emmanuel Macron refuse de commémorer la Commune. Que pensez-vous de ce choix mémoriel ?
C’est un choix politique. Emmanuel Macron se réclame de Versailles. Le préfet de police Didier Lallement, lui, a choisi Galliffet, un des massacreurs de la Semaine sanglante, comme modèle. C’est cohérent. Les versaillais ont gagné la guerre contre Paris en 1871…

Quelle place tient la Commune dans la création artistique ? Il existe au final peu de films, de romans et de bandes dessinées, même si cela tend à changer…
J’ai l’impression que le sujet était si polémique, si chargé politiquement, que l’on ne pouvait pas s’imaginer faire un film ou écrire un roman qui ne veuille pas faire, à nouveau, l’histoire complète de l’événement.

Vous avez-vous même écrit deux romans consacrés à la Commune. Quels sont vos objectifs (artistiques, historiques, émotionnels, pédagogiques) à travers ces deux fictions ?
Pour moi, il ne s’agissait pas d’écrire des romans « sur » la Commune. J’ai écrit un roman qui se passe à Paris pendant la Commune, Comme une rivière bleue. J’ai essayé de faire revivre la multitude des personnages qui se croisaient dans les rues de Paris. Raconter, c’est-à-dire apprendre à connaître, reconstituer l’histoire de femmes et d’hommes face à telle ou telle situation. Josée Meunier est un roman qui ne se passe ni « pendant la Commune » ni même complètement à Paris. En réalité, c’est un roman d’amour, même si les personnages principaux sont d’anciens communards. Être, ou avoir été, communard n’empêche pas de tomber amoureux ! Il s’agit surtout de la répression, puis de l’exil, de la vie des réfugiés en exil. Ils sont coupés des lieux de leur histoire. C’est ce que je raconte. À travers une femme dont l’histoire a laissé perdre la trace.

Vous avez aussi compilé deux ouvrages d’écrits et lettres, l’un sur Eugène Varlin et l’autre sur Alix Payen. Pourquoi ces deux personnages ont-ils retenu votre attention ?
Les lettres d’Alix Payen à sa mère sont l’unique témoignage immédiat que nous avons sur la vie quotidienne des bataillons de la garde nationale pendant la meurtrière guerre menée par Versailles contre Paris du 2 avril au 28 mai 1871. C’est une raison suffisante pour s’y intéresser ! Alix Payen illustre aussi la diversité des communards : une femme, ni ouvrière ni institutrice, qui n’appartient ni à l’Internationale ni à l’Union des femmes, qui n’est pas passée en conseil de guerre… et qui pourtant a défendu la Commune, jusqu’à la mort – je veux dire que son mari est tué.
Les textes d’Eugène Varlin sont pour la plupart des articles publiés dans des journaux pendant le second empire. Tous sont passionnants pour l’histoire du mouvement ouvrier et aussi pour l’histoire de cet ouvrier en particulier, de sa formation intellectuelle et politique à travers les combats des années 1860. De la plupart de ces textes on ne trouvait que des extraits, souvent de très courtes citations, dans des biographies, ce que j’ai trouvé assez frustrant. Je les ai tant appréciés que j’ai voulu les donner à lire.

Vous publiez cette année l’ouvrage La Semaine sanglante. Mai 1871. Légendes et décomptes. Quel était le but de cette répression ?
Comme l’a dit l’homme politique responsable de ces massacres : « Le sol de Paris est jonché de leurs cadavres. Ce spectacle affreux servira de leçon, il faut l’espérer, aux insurgés qui osaient se déclarer partisans de la Commune. » Il s’agissait de terroriser la population, pour interdire d’autres insurrections. C’est analogue, par exemple, aux massacres menés en Algérie, eux aussi par l’armée française, à Sétif et Guelma en mai 1945.

Au sujet de la Semaine sanglante, plusieurs nombres de victimes sont donnés par les historiens (de 6 500 pour Du Camp à 30 000 pour Pelletan). Vous estimez qu’il y a eu « certainement 15 000 morts ». Sur quels nouveaux éléments vous appuyez-vous ?  
Personne n’a fait cette histoire depuis Du Camp et Pelletan (1879-1880). À part une revitalisation des comptes de Du Camp par Tombs aussi tardivement qu’en 2010. J’ai simplement étudié les documents d’archives. Celles de chaque cimetière, celles de la direction des cimetières, celles de la police et de l’armée, celles de la voie publique, celles des pompes funèbres… Bizarrement, personne ne l’avait fait. On s’aperçoit vite qu’il n’est pas possible d’arrêter de « compter les morts » le 30 mai, comme l’ont fait Du Camp, puis Tombs. Par exemple, rien qu’au cimetière Montmartre, arrivent, le 31 mai, 492 nouveaux corps d’inconnus. Il y avait énormément de morts dans les rues de Paris, et on a continué à en apporter dans les cimetières pendant des jours et des jours. Ainsi, plus de 10 000 corps d’inconnus ont été inhumés dans les cimetières de Paris pendant et juste après la Semaine sanglante. Il faut y ajouter ceux enterrés dans des cimetières de banlieue, incinérés dans les casemates des fortifications ou restés sous les pavés de la ville (on a retrouvé des ossements de fédérés dans le sous-sol de Paris jusque dans les années 1920).

Vous êtes également mathématicienne. On connaît le rôle que de nombreux artistes ont pu avoir pour ou contre la Commune. Qu’en était-il des scientifiques ?
À l’exception du géographe Élisée Reclus, on n’a pas vu de « grands scientifiques » soutenir la Commune – il y a eu aussi Sofia Kovalevskaya, mathématicienne et sœur d’Anna Jaclard mais elle était encore étudiante. Pourtant, plusieurs professeurs de mathématiques ont participé au mouvement, jusqu’à la mort, comme Francisque Châtelet, tué pendant les combats d’avril, et Eugène André, exécuté pendant la Semaine sanglante. Plusieurs communards un peu plus connus avaient eux aussi une formation scientifique, comme Édouard Vaillant, Raoul Rigault ou Maxime Vuillaume.

Quel était le rapport de la Commune aux sciences, au progrès et à la recherche ?
Les militants ouvriers, comme Eugène Varlin, Albert Theisz ou Léo Frankel, étaient très attachés, depuis longtemps, à la possibilité pour les ouvriers de s’instruire. D’où l’importance des revendications sur la durée des journées de travail, par exemple.
On voit aussi, pendant la Commune, le Journal officiel envoyer chaque semaine un journaliste à la séance de l’Académie des sciences, dont il rend compte dans le journal. Comme l’écrit Lissagaray en évoquant ce fait : « Ce ne sont pas les ouvriers qui ont dit : la République n’a pas besoin de savants. »

Entretien réalisé par Aurélien Soucheyre