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vendredi 4 mai 2018 :: Permalien
Dans Libération, 3 mai 2018.
Restées dans l’ombre des militantes londoniennes, les luttes syndicales de ces ouvrières du nord de l’Angleterre, au début du XXe siècle, font l’objet d’un essai de 1978 enfin traduit. Rencontre avec Jill Liddington, une des auteures.
Il y a un siècle, en février 1918, au terme d’un long combat, les femmes britanniques obtenaient enfin le droit de vote. Encore fallait-il qu’elles aient plus de 30 ans (contre 21 ans pour les hommes) et soient propriétaires ou locataires, l’égalité des droits ne survint qu’en juillet 1928. Cette victoire, l’historiographie comme l’opinion internationale l’ont longtemps attribuée aux seules « suffragettes », ce petit groupe de femmes de la bonne société londonienne menées par Emmeline Pankhurst et sa fille aînée, Christabel, qui déclenchèrent dans les premières années du XXe siècle une véritable « insurrection » féministe. C’est à cette vulgate que se sont attaquées deux historiennes anglaises. Dans un livre qui fit date (et polémique) lors de sa parution en 1978, elles mirent l’accent sur un combat oublié, celui des « suffragistes radicales », ces ouvrières du nord de l’Angleterre qui bataillèrent ferme, mais autrement, pour l’obtention du droit de vote. Quarante ans après, ce livre est aujourd’hui traduit en français. L’une de ses auteures, Jill Norris, est décédée en 1985. Jill Liddington était récemment à Paris. Entretien.
Pourquoi avoir forgé l’expression « suffragistes radicales » que ces femmes ne revendiquèrent pas ?
Elles s’appelèrent elles-mêmes suffragistes tout court, car c’est ce qu’elles étaient : des femmes réclamant le droit de vote. Nous avons ressenti le besoin de rajouter l’adjectif « radicales » pour les distinguer des autres suffragistes. Mais « radical » au sens britannique du terme bien sûr, c’est-à-dire partisan d’un suffrage universel qui mène à des réformes sociales pour améliorer la condition ouvrière.
Qui étaient ces femmes ?
Toutes étaient des ouvrières travaillant dans les grands centres textiles du Lancashire, à Manchester, Preston, Burnley, Blackburn, la grande région de l’industrie cotonnière. Elles étaient fileuses, tisseuses, bobineuses, mais aussi ménagères. La plupart étaient mariées et mères de familles nombreuses. Elles n’avaient pas fait d’études mais avaient, comme beaucoup d’ouvriers britanniques, une grande soif de culture et de respectabilité. C’étaient des femmes d’expérience, souvent syndiquées depuis longtemps, soucieuses de conserver et d’élargir les droits acquis. Pas du tout des militantes au sens des suffragettes.
Elles leur reprochaient en effet de considérer le droit de vote comme un jouet. Que signifiait-il pour elles ?
C’était l’étape essentielle, la pierre de touche de la démocratie. Contrairement aux suffragettes, qui pouvaient se contenter d’un suffrage censitaire, elles réclamaient le droit de vote pour toutes, sans condition. Car lui seul ouvrait la voie à leurs autres revendications et aux réformes attendues : l’égalité des salaires, l’assurance-maladie, l’assurance vieillesse, le droit à la contraception et à l’éducation pour les femmes.
Quels étaient leurs moyens d’action ?
Elles utilisèrent les armes classiques du combat ouvrier, légaliste et réformiste. Toutes étaient hostiles à la stratégie violente et spectaculaire des Pankhurst. Pas question pour elles d’enfreindre la loi, aucune ne pouvait prendre le risque de perdre son emploi ou d’aller en prison. Elles usaient donc des moyens traditionnels du mouvement ouvrier anglais : pétitions, brochures, délégations auprès du Parlement ou du Premier ministre. Mais elles le firent de façon massive : la première grande pétition, en 1901, recueillit près de 30 000 signatures. La National Union of Women’s Suffrage Societies (NUWSS) auxquelles elles appartenaient comptait des branches dans toutes les localités. Lors des cortèges et des défilés, elles mettaient leurs plus beaux habits. Selina Cooper fut leur principale représentante. C’étaient de fortes femmes, qui participaient aussi aux grèves ou à l’action syndicale.
Comment réagirent les hommes ?
C’était évidemment difficile. Robert Cooper, le mari de Selina, fut troublé par l’engagement de sa femme, surtout lorsqu’elle obtint l’aide financière de la NUWSS. Ce n’était pas évident pour des ouvriers de voir leurs femmes salariées mener une action politique. Dans l’ensemble cependant, elles reçurent l’appui de leurs familles. Ce fut différent avec les organisations. Les syndicats étaient réservés, surtout au Lancashire car ils craignaient que seules les femmes les plus aisées n’obtiennent le droit de vote. Le Parti travailliste, alors en plein essor, était divisé. Selina Cooper, qui était une magnifique oratrice, parla dans de nombreux meetings, mais l’accueil fut souvent froid ; on lui reprocha d’introduire des antagonismes de sexe dans le mouvement. Mais les choses changèrent à compter de 1911, lorsque le libéral Asquith décida de ne rien accorder aux femmes. Toute la gauche soutint alors les revendications suffragistes.
Comment évaluer les résultats de leur action ?
L’acquis majeur fut le lien réalisé avec le mouvement ouvrier, principalement dans le Lancashire. Dans les autres régions comme le Yorkshire, le Sheffieldshire, l’Écosse, la mobilisation fut moindre. Le niveau de syndicalisation était inférieur et les ouvrières, souvent plus jeunes, furent davantage influencées par les suffragettes. Et puis la guerre vint briser la dynamique.
Votre livre fit débat en 1978. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Pour l’opinion commune, Emmeline Pankhurst et les suffragettes restent les références absolues, comme l’a montré le film de Sarah Gavron en 2015. Lors de la célébration nationale qui a eu lieu le 6 février pour commémorer l’octroi du suffrage féminin, les médias ne parlèrent que des Pankhurst. À l’échelon local pourtant, on perçoit mieux le rôle de ces femmes. Leurs réseaux couvraient tout le territoire, ce qui n’était pas le cas des suffragettes. Dans les petites villes, dans les familles, on reconnaît aujourd’hui leur combat : leurs papiers, leurs photos, leurs souvenirs importent. Et c’est grâce à ce type de documents, ainsi qu’aux sources orales, que nous avons pu reconstituer cette histoire oubliée.
Propos recueillis par Dominique Kalifa