Le blog des éditions Libertalia

À la recherche de l’or du temps

lundi 23 juin 2014 :: Permalien

Entretien publié dans la revue Solidaritat, éditée par le syndicat Solidaires du Gard, en avril 2014.

« À la recherche de l’or du temps »

Nico, tout d’abord, pourrais-tu te présenter brièvement ?

Exercice difficile. Si je devais résumer outrancièrement, je dirais ceci : j’ai 38 ans, je suis père de deux jeunes garçons, je conjugue une double activité professionnelle : prof de français en collège à Montreuil (93) et éditeur associatif. Je pourrais ajouter que je milite dans la sphère anarcho-syndicaliste depuis une quinzaine d’années, que j’ai coanimé pendant plus de dix ans un fanzine de contre-culture antifasciste et libertaire. J’ai également joué dans deux groupes de punk rock engagés. Comme Brecht, je crois que nos défaites ne prouvent rien sinon que nous sommes trop peu nombreux. Par là, je consacre ma vie à lutter contre l’infamie capitaliste et à rechercher l’or du temps.

Peux-tu nous expliquer le choix du nom de tes éditions, Libertalia ?

La république égalitaire et solidaire « Libertalia », sise au large de Madagascar, est une utopie pirate attribuée au capitaine Johnson, plus connu sous le nom de Daniel Defoe. Misson, un aristocrate déclassé, et Carracioli, un prêtre défroqué, décident de jeter l’ancre et de créer un havre de paix et d’équité où les distinctions de race n’ont plus cours. Bien qu’empreint de bondieuserie, le petit récit de Defoe est séduisant. Nous avons réédité ce texte, et choisi de nous ranger derrière le Jolly Roger, le bel étendard des forbans de tous les pays.

Concrètement, les éditions Libertalia, c’est combien de personnes impliquées pour les faire vivre ? Qui fait quoi ? En quoi peut-on parler d’éditions autogérées ?

Libertalia repose sur un noyau dur de trois personnes : Charlotte, aujourd’hui correctrice professionnelle, mais qui est passée par plusieurs boulots dans l’édition (attachée de presse, assistante d’édition, libraire, représentante). Elle fait beaucoup de préparation de copie, tâche ingrate et indispensable, et de plus en plus d’édition. Bruno, ancien chanteur de punk rock, dessinateur talentueux, est le graphiste et Webmaster de Libertalia depuis le premier livre. La ligne graphique assez radicale, reconnaissable entre 1 000, c’est lui. Et puis moi, j’assume davantage de boulot éditorial : commandes d’ouvrages à des auteurs, proposition de rééditions, recherche d’illustrateurs, de traducteurs, etc. Mais aussi le suivi des commandes directes, les envois de services de presse, les relations avec le diffuseur, l’organisation des nombreuses soirées de présentation…
Bien entendu, on peut toujours compter sur le soutien des auteurs qui ont publié chez nous pour relire, proposer un appareil critique, faire une première correction, soumettre des idées, traduire, etc.
Est-ce pour autant l’autogestion ? On ne le prétend pas. Ce qui est certain, c’est qu’aucune décision de publication n’est prise sans accord unanime des trois principaux artisans.

Votre catalogue est particulièrement éclectique et riche. Quelle est votre ligne éditoriale ?

On publie des livres qui nous semblent aller dans le sens de l’émancipation. Par là, on mélange depuis les débuts deux grands registres : la littérature sociale, voire prolétarienne ; et les essais historiques, sociologiques. À cela, on ajoute une pincée de graphisme, de rock’n’roll et de témoignages militants. On fonctionne au coup de cœur et à la commande. On va chercher des auteurs, on propose des thèmes. Mais étrangement, on ne publie quasiment jamais de manuscrits reçus par voie postale ou par mail. Pour intégrer la famille Libertalia, il faut être recommandé. Il faut, indubitablement, venir de la gauche antagoniste et y avoir mouillé la chemise.

Éditions militantes et autogérées, Libertalia survit comment en sachant que les contingences économiques font bien souvent couler des maisons d’éditions alternatives ?

Quand on anime une maison d’édition comme Libertalia (ou tant d’autres de la même échelle), il faut bien concéder que les réalités quotidiennes sont souvent plus prosaïques que l’idéal affiché au fronton. Il s’agit aussi de commerce. Donc je passe une partie de mon temps à négocier des devis avec notre imprimeur auvergnat, à échelonner le paiement des divers droits, à angoisser quand je constate que 90 jours plus tard, à réception du virement du diffuseur Harmonia Mundi, le compte n’y sera pas et qu’il faudra peut-être repousser un projet car les caisses sont vides. Libertalia vend beaucoup de livres, mais à petits prix. C’est un parti pris qui ne permet pas de penser sereinement la suite. Nous n’avons certes aucun salaire (les traducteurs, illustrateurs, auteurs et ayants droit sont payés), mais pas non plus de fonds de roulement, c’est assez inconfortable.

Les éditions Libertalia existent déjà depuis sept ans. Quel bilan tires-tu de ces années parcourues ?

En toutes ces années, j’ai appris le métier. Ça ne s’improvise pas. Paradoxe du moment, j’ai véritablement deux boulots. L’un relève de la passion (l’édition), une passion chronophage, dispendieuse et épuisante. L’autre est bien plus qu’un gagne-pain (l’enseignement). Souvent, la superficialité du monde de l’édition me fatigue. J’ai alors le sentiment d’être vraiment à ma place lorsque je réexplique le passé simple à mes élèves de 6e ou que je partage l’étude des Misérables avec ceux qui sont en 4e.
Je dois également constater que je ne milite plus de la même façon. Je cours après le temps et vais moins souvent en AG ou en manif qu’avant.
Avec le développement de Libertalia, nous avons multiplié les rencontres, nous nous en sommes nourries et nous cherchons, plus que jamais, à mettre notre audience au service des opprimés. Pour moi, Libertalia est une aventure. J’aimerais que celle-ci croise la route de plus vastes desseins d’un grand souffle émancipateur.

Quels sont vos projets d’avenir ?

Il y en a tant ! Il y a d’abord les projets coordonnés par la revue N’Autre École : L’École des barricades (de Grégory Chambat) sur les écrits et pratiques de la pédagogie sociale. Il y aura, en avril, Paris, bivouac des révolutions, une somme historique sur la Commune de Paris, rédigée par Robert Tombs, enseignant au Saint-John’s college de Cambridge. Nous préparons aussi la réédition de plusieurs classiques du mouvement ouvrier, dont Tout est possible ! Les gauchistes français, 1929-1944, de Jean Rabaut. C’est évidemment un livre qui rend hommage aux minorités révolutionnaires des années 1930. Je ne sais pas si un tel bouquin trouvera un public, mais je viens de cette culture politique, et je suis ravi que Libertalia puisse le rééditer.

Le mot de la fin ?

Merci pour votre entretien. Longue vie à Solidaritat. Rendez-vous dans la rue, en concert, au bistrot, ou dans les… salons du livre.