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Irène Pereira sur Paulo Freire dans la revue N’Autre École

vendredi 30 mars 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Propos recueillis par Grégory Chambat, dans la revue N’Autre École n°8, avril 2018.

Paulo Freire, pédagogue des opprimé.e.s :
entretien avec Irène Pereira

Avec ce dixième titre de la collection « N’Autre École », Irène Pereira se propose de présenter la pensée de Paulo Freire et les courants de la pédagogie critique qui en sont issus. Largement méconnu dans l’espace francophone, l’héritage du pédagogue brésilien est pourtant une réponse possible à la dépolitisation de la pédagogie en France.

N’Autre École – Peux-tu te présenter et nous dire comment, dans ton parcours, tu as croisé l’itinéraire de Paulo Freire et les pédagogies critiques ?

Irène Pereira. J’ai été amenée à m’intéresser à la pédagogie critique et donc à l’œuvre de Paulo Freire et sa postérité face à une situation d’insatisfaction que j’ai ressentie en m’intéressant à la littérature pédagogique en France. Dans la continuité de mes travaux sur le mouvement anarchiste et le syndicalisme révolutionnaire, je me suis intéressée aux pédagogies libertaires. Mais, j’ai trouvé que la pensée pédagogique actuelle ne prenait pas assez en compte les défis posés par les récupérations néolibérales des techniques pédagogiques de l’éducation nouvelle et qu’elle ne tirait pas non plus assez le bilan des critiques formulées par la sociologie sur la reproduction des inégalités sociales. J’ai donc décidé d’aller lire ce qui se passait ailleurs, en particulier dans des aires non-francophones.

Comment définir en quelques mots ce courant et en quoi il s’inscrit dans l’héritage de Freire tout en le prolongeant ?

Pour dire les choses rapidement, il est possible de considérer que la pédagogie critique est une formulation qui regroupe de manière générale toutes les personnes qui assignent à la pédagogie l’objectif de développer la conscientisation des apprenants pour qu’ils transforment la société vers plus de justice sociale. Les pédagogues critiques se réfèrent souvent à Paulo Freire car elles et ils voient en lui celui qui a développé l’idée que l’éducation devait avoir cette visée transformatrice. La pédagogie critique se développe en particulier aux États-Unis à partir des années 1980 contre le conservatisme et le néolibéralisme.

Peux-tu donner quelques exemples pratiques de pédagogie critique ?

Il faut d’abord comprendre que la pédagogie critique ne se caractérise pas avant tout par ses pratiques. Car les pratiques en elles-mêmes peuvent faire l’objet d’une récupération par le néolibéralisme. Donc si la pédagogie de Paulo Freire et la pédagogie critique n’étaient qu’un ensemble de techniques, cela n’aurait pas d’intérêt. La pédagogie critique est une praxis, cela veut dire une réflexion-action. Cela signifie que la pédagogie est une pratique sous-tendue par des théories critiques. En pédagogie critique, on s’appuie bien souvent sur les expériences d’oppression vécues par les enseignants et les apprenants. On met en place des activités qui visent à conscientiser les oppressions et les privilèges vécus. Il s’agit également de les problématiser à travers un dialogue entre l’enseignant et les apprenants. L’enseignant se sert de la connaissance qu’il a des théories critiques pour essayer d’aider les apprenants à faire un lien entre leur situation vécue et des théories critiques qui permettent d’en montrer le caractère systémique. Enfin, la pédagogie critique cherche également à augmenter les capacités collectives d’agir contre l’injustice sociale. C’est pour cela par exemple qu’Augusto Boal, dans la continuité de Paulo Freire, a développé le théâtre de l’opprimé.

Comment expliques-tu cet oubli dans lequel est tombé Freire en France et le fait que les pédagogies critiques y sont si mal connues ?

Ce relatif oubli est lié à la réception de Paulo Freire en France qui concerne ce qui est antérieur à la pédagogie critique. Paulo Freire est connu dans les années 1970 pour Pédagogie des opprimés (Maspero, 1974) et pour sa méthode d’alphabétisation des adultes. Or la pédagogie critique commence à se développer aux États-Unis et en Amérique latine à partir des années 1980. Entre les aires latino-américaines lusophone et hispanophone d’une part et, d’autre part, l’aire nord-américaine anglophone, des traductions circulent. La diffusion dans ces trois langues déborde le cadre du continent américain pour atteindre l’Europe, l’Afrique du Sud ou encore l’Australie par exemple. En revanche, les grandes figures de la pédagogie critique états-unienne n’ont absolument pas été traduites en français. C’est cette absence de traduction qui est pour moi l’un des facteurs du manque de réception. Un autre facteur tient au fait que la France possède ses propres courants de réflexion pédagogique, mais cela s’explique également par le fait qu’il y a un moindre intérêt pour regarder ce qui se fait à l’étranger. Il y a un ethnocentrisme français. Le tout se situe dans le cadre d’une pensée pédagogique et éducative assez dépolitisée comparativement à ce qu’est la pédagogie critique.

La pédagogie critique, tout comme celle de Paulo Freire, dépasse le seul cadre scolaire, peux-tu nous dire en quoi et comment, elle peut être un outil d’émancipation au-delà de la seule éducation scolaire ?

À la base, avec sa méthode d’alphabétisation, il faut comprendre que Paulo Freire s’adresse à des adultes. C’est aux États-Unis, à partir des années 1980, que certains comme Ira Shor, tentent d’adapter Paulo Freire à la salle de classe. La pédagogie critique a été utilisée dans des contextes de lutte sociale comme en Afrique du Sud ou en Amérique latine pour mettre en œuvre une éducation critique. Il s’est agi de conscientiser les opprimés sur le caractère systémique des injustices sociales. La pédagogie critique est ainsi utilisée par des organisations syndicales, des associations ou des ONG pour favoriser la prise de conscience et l’action transformatrice.

Pourquoi publier ce livre aujourd’hui ? Qu’attends-tu de sa diffusion et quelles suites entends-tu lui donner ?

Outre le fait de développer les travaux sur la pédagogie critique dans un cadre universitaire, mon objectif est de faire mieux connaître la pédagogie critique dans l’enseignement scolaire et dans les espaces militants. Mais il est nécessaire de ne pas se contenter de reprendre telles quelles les catégories développées à l’étranger, mais de porter une pédagogie critique adaptée en particulier en ce qui concerne les problématiques ethno-raciales qui ne sont pas, en France, exactement celles des États-Unis et de l’Amérique latine, ou en intégrant également les apports de la sociologie critique de l’éducation française.
L’objectif de la pédagogie critique peut être de favoriser des synergies entre différents secteurs éducatifs – école, Université, éducation populaire, milieux militants… – afin d’aider à la constitution de coalitions dans la lutte contre les inégalités sociales et pour une justice sociale globale.

Propos recueillis par Grégory Chambat