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samedi 22 octobre 2022 :: Permalien
Publié sur Délibéré, le 14 octobre 2022.
La concentration dans le secteur de l’édition est un phénomène ancien qui prend à chaque époque des formes nouvelles. Les recompositions du monde du livre par la diversification des activités et l’absorption de sociétés concurrentes sont des faits observables depuis le XIXe siècle, c’est-à-dire depuis l’industrialisation des procédés de fabrication et de diffusion des imprimés. Le mouvement de concentration s’amplifie au XXe siècle par la financiarisation et l’exigence de rentabilité posée par l’actionnariat des grands groupes. Quand les grandes entreprises éditoriales appartiennent à des investisseurs plus soucieux de chiffres que de lettres, la liberté d’expression est-elle menacée ? Peut-être pas, quand elle rapporte. On voit aujourd’hui comment la critique du capitalisme est profitable aux capitalistes eux-mêmes, intéressés par tous les segments de marchés rentables. Mais dans une certaine mesure seulement. En plus du panorama des péripéties de l’édition française, un des intérêts de la Brève histoire de la concentration dans le monde du livre, que Jean-Yves Mollier publie chez Libertalia, est de montrer les desseins idéologiques de certains patrons dans le but avoué de promouvoir leur idéal « civilisationnel ».
Jean-Yves Mollier consacre les premiers chapitres de son livre à retracer l’histoire des deux groupes qui aujourd’hui sont au premier plan et s’affrontent : Hachette et Editis (le groupe de Vincent Bolloré, anciennement Groupe de la cité). Il met en parallèle les trajectoires et les options différentes pour atteindre le même but : la domination sur la publication et la diffusion de contenus, qui ne se limite d’ailleurs pas au livre. Ces entreprises dont le capital appartient pour partie ou en majorité aux banques ou à des sociétés financières dès le milieu du XXe siècle suivent toutefois des voies particulières pour assurer leur croissance.
La « Librairie Hachette », à l’origine maison d’édition familiale de livres scolaires et de manuels, noue rapidement des liens avec le pouvoir, sans s’embarrasser de son orientation politique pourvu qu’il favorise ses intérêts. Source d’enrichissement et d’affermissement de l’emprise de « la pieuvre verte » : un système efficace de distribution et de diffusion de livres et journaux qu’Hachette est le premier à mettre en place. La puissance du groupe Hachette lui permet de s’offrir la protection de certains députés en finançant leurs campagnes électorales, en facilitant l’accès à l’Académie française ou aux prix littéraires. D’un autre côté, c’est la culture populaire, romans policiers et comics, livres de poche, ventes en grandes surfaces, puis le lancement de la vente de livres sur abonnement France Loisirs qui assure la croissance des Presses de la cité dont le capital appartient à une holding soucieuse d’appliquer les lois du marketing et du management pour accroître les profits des investisseurs.
Il faut lire le livre de Jean-Yves Mollier pour s’immerger dans le tourbillon des prédations qui s’abattent sur des maisons d’édition historiques, dans le micmac des arrangements liant des banques, des holding, le personnel politique changeant au gré des élections. L’accroissement permanent des chiffres d’affaires et des profits est l’objectif qui conduit à la quête obsessionnelle du best-seller, menaçant la diversité et le pluralisme éditoriaux. « Tel est le prix consenti par ceux qui ont mis en œuvre ces concentrations à la française et qui, chez Hachette comme au Groupe de la cité, ont d’abord rémunéré les actionnaires en vendant l’immobilier […] puis en regroupant au maximum les activités centrales y compris la définition des politiques éditoriales autrefois du ressort exclusif de chaque maison. »
À la fin du chapitre sur l’expansion du groupe Madrigall, numéro 3 français, resté dans le giron de la famille Gallimard malgré les tentatives de prise de contrôle, Jean-Yves Mollier observe que « les phénomènes de concentration ne sont pas perçus de la même manière quand ils concernent un groupe financier et quand ils viennent renforcer une ancienne maison d’édition dont le capital symbolique est l’atout le plus précieux ». Même si Madrigall, comme les deux premiers, s’agrandit par absorption de marques concurrentes et se montre attentif à garder la main sur la filière du livre, notamment sur le maillon clé de la distribution-diffusion.
Et les auteurs et autrices dans tout ça ? Ils et elles sont vendu·es sans être consulté·es en même temps que leur maison d’édition, « comme un vulgaire cheptel » selon l’expression de François Mauriac, auteur Grasset passé malgré qu’il en ait chez Hachette. C’est ainsi que l’on saute d’un catalogue l’autre, par la magie de la concentration. Baudelaire s’inquiétait déjà de cette manière de violer la propriété intellectuelle… en 1861 !
Si l’obsession des chiffres semble première dans la gestion de ces grands groupes éditoriaux, Jean-Yves Mollier retrace aussi le cheminement de patrons catholiques de droite, comme Remy Montagne, voulant au milieu des années 1980 une maison d’édition « disposant de moyens lui permettant de peser sur les débats sociétaux et de prôner le retour aux valeurs traditionnelles du catholicisme ». Des directives sont données pour influencer les contenus des productions des maisons d’édition du Groupe Média-Participations, s’adressant pour beaucoup au jeune public par le moyen de la bande dessinée et des albums jeunesse. C’est un tel interventionnisme venant d’un patron de médias se sentant investi d’une mission sacrée, spirituelle et politique, engagé dans un combat civilisationnel de retour à l’ordre moral comme l’est aujourd’hui le catholique traditionaliste Vincent Bolloré, qui inquiète à juste titre. On comprend l’effroi qui traverse le monde du livre et des médias à la perspective de l’absorption d’Hachette par Editis. Jean-Yves Mollier termine son livre condensé et très informatif par cette alerte légitime contre une telle concentration « d’armes idéologiques » entre les mains d’un seul homme.
Juliette Keating