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La Semaine sanglante sur En attendant Nadeau

mardi 25 mai 2021 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur En attendant Nadeau, le 22 mai 2021.

La Semaine sanglante :
les comptes d’un massacre

72 jours qui ont 150 ans.
Cent cinquante ans après la semaine que la chanson de Jean-Baptiste Clément et ceux qui y avaient survécu appelèrent « sanglante », le nombre de personnes exécutées dans Paris entre le 21 et le 28 mai 1871 demeure flou, ou comme voué à l’ignorance. Dans un livre bref et méthodique, Michèle Audin sollicite les archives pour réexaminer les « comptes » du massacre, mais aussi ses « légendes ». Ce « recompte » donne aux morts le droit de compter un peu plus.

La mathématicienne membre de l’Oulipo qui signe ce livre d’histoire a déjà consacré plusieurs livres à la Commune de Paris, laquelle occupe aussi son site Internet : un roman composé à partir d’archives, Comme une rivière bleue (Gallimard, 2017) ; une biographie d’Eugène Varlin et une édition des textes d’Alix Payen, ambulancière d’un bataillon de Gardes nationaux (Libertalia, 2019 et 2020) ; et, récemment, un autre roman documentaire, Josée Meunier. 19, rue des Juifs (Gallimard).
Parmi les multiples entrées possibles de la Commune, Michèle Audin reconnaît s’intéresser « davantage à la joie et à la fête qu’aux massacres ». Mais, cette fois-ci, elle qui est fille d’un disparu, le militant anticolonialiste et communiste Maurice Audin, assassiné par l’armée française en Algérie en 1957 – la responsabilité de la France fut officiellement reconnue en 2018 –, recherche les traces d’une mort de masse : la liquidation des dernières barricades de mai 1871 et des mises à mort de prisonniers dans Paris « pacifiée ». Elle veut aussi vérifier les récits qui ont dissimulé voire falsifié la réalité et l’ampleur des assassinats : « À cause de la façon dont elle a été écrite, mais aussi parce qu’elle a été (et est toujours) instrumentalisée de toutes parts, le plus souvent à des fins politiques, cette histoire est mal connue. Pour les mêmes raisons, elle est emplie de mythes et de légendes de toutes sortes. »

La Commune a très tôt engendré des écrits où acteurs et témoins se sont fait historiens de leur propre histoire ; mais, cent cinquante ans après, ces textes pléthoriques ont laissé les données factuelles englouties dans les controverses et les narrations. Pourquoi ne pas essayer de recompter ? Michèle Audin le précise d’emblée, il est question ici des morts de la Commune, pas de ceux de l’armée, puisque « tous les auteurs s’accordent, il y en a eu exactement 877 ». Ce qui dit déjà beaucoup : il y a ceux dont on sait combien sont morts, et il y a les autres.
Ce livre serré, touffu, parfois composé pied au plancher (pour ne pas rater le rendez-vous des cent cinquante ans ? à cause de la pandémie ?) est d’abord la restitution (avec remerciements aux archivistes au début, et non à la fin !) d’un scrupuleux travail de lecture et de recoupement des témoignages, des documents et des recherches qui l’ont précédé. Si Michèle Audin fustige certaines erreurs (les « âneries ») de ses prédécesseurs, en particulier Jacques Rougerie et son collègue britannique Robert Tombs (La Guerre contre Paris, Aubier, 1997), elle reprend surtout à nouveaux frais l’enquête faite par Maxime Du Camp pour le deuxième des quatre tomes des Convulsions de Paris publié dès 1879 (disponible en ligne). L’ami de Flaubert, souhaitant explicitement récuser les témoignages communards et minimiser la répression, avait en effet pris un malin plaisir à réfuter les chiffres aussi vagues que gigantesques donnés très vite par les communards – 20 000 morts chez Lissagaray, 30 000 pour Louise Michel – en leur opposant le sérieux prétendu d’une enquête scientifique auprès de la direction des cimetières parisiens. Il concluait à l’inverse à un chiffre très précis : 6 667 morts.
Trop précis ? Chercher un chiffrage exact, c’est ne pas voir ou feindre d’ignorer que la démesure des chiffres disait d’abord la démesure de la violence, que « 20 000 » ou « 30 000 » signifiaient autant le grand nombre de victimes que l’impossibilité de les compter. Michèle Audin ne baisse pas la garde, oppose de la science à la science. C’est le premier aspect du livre : contre la minimisation, la falsification, voire l’occultation, il faut recompter, ne pas laisser la force des chiffres aux vainqueurs, donner des gages de factualité. Pour cela, elle déniche des documents inédits ou peu exploités (conservés aux Archives de la Ville de Paris, porte des Lilas, et au Service historique de la Défense, au château de Vincennes, mais aussi les différentes archives départementales issues de l’ancien département de la Seine), elle visite les cimetières, épluche la presse, fouille les registres d’état civil et d’inhumation, les rapports, les factures… et réhabilite, contre Du Camp, les estimations faites par Camille Pelletan dès 1880, dans un texte, La Semaine de mai, qu’on ne s’était pas empressé de prendre au sérieux (lui aussi disponible en ligne).
Par additions successives, « nous avons, avec certitude, 10 000 morts de la Semaine sanglante inhumés dans les cimetières parisiens » ; en ajoutant les morts reconnues en détention avant et après jugement, c’est « ainsi certainement 15 000 morts ». Sur un tel sujet, un savoir qui se prétend exhaustif a de quoi éveiller le soupçon ; quoique son enquête soit précise, Michèle Audin donne seulement des estimations provisoires. À la fois parce que l’enquête n’est jamais close (elle n’a pu notamment, à cause de la fermeture puis la restriction des Archives pendant la pandémie, consulter les registres de la morgue) ; mais aussi parce que c’est une juste manière d’approcher le vrai… ou d’éviter le faux.
Car 15 000 morts, c’est sans (pouvoir) compter les corps ni retrouvés, ni inhumés, ni répertoriés – noyés dans la Seine et dans le canal Saint-Martin, enterrés à la va-vite sur le chemin des prisons de Versailles… ou éliminés par le feu, ou laissés à l’état de « débris humains », comme disent certains registres. Et pour cause, ceux qui devaient les comptabiliser en les inscrivant sur les registres de décès et d’inhumation étaient les mêmes qui interdirent, par un décret de juin 1871, de rendre hommage à la fosse commune du Père-Lachaise (voir Danielle Tartakowsky, Nous irons chanter sur vos tombes, Aubier, 1999). L’étude de Michèle Audin montre que cette absence de chiffres, loin d’être une simple lacune, constitue un élément central de l’histoire de la Commune et de la Semaine sanglante : le comptage des victimes est rendu impossible non pas seulement par le temps qui nous en sépare ou par le manque d’archives et de traces, mais en premier lieu par les conditions de leur disparition et par le type d’actes de leurs meurtriers.

Dans ce cas, l’état civil – dont Michelle Audin a travaillé les béances dans un précédent livre, Oublier Clémence (Gallimard, 2018) – n’est pas d’un grand secours, puisqu’il y manque quantité de noms ; il s’avère illusoire. Une grande partie des communards ont été assassinés sans qu’on puisse le prouver puisqu’il n’y a pas de corps, pas de documents ; et cette description des techniques de mise à mort et de dissimulation fait étrangement écho à un temps qui, en 1871, n’existe pas encore mais qui est celui du lecteur de 2021. La Semaine sanglante ne signe pas seulement la fin de la Commune, mais aussi une modernité où il y a trop de disparus pour pouvoir oublier, et pas assez de morts pour pouvoir se souvenir.
Le second fil suivi par le livre porte sur une question narrative. En plus des morts, Michèle Audin dénombre les lieux communs tissant la trame légendaire de la Semaine sanglante, et ce dès son propre nom qui concentre le regard en omettant l’avant et l’après. Derrière des motifs dramatiques (le fleuve teint de rouge, le dernier coup de fusil, les morts qui bougent encore…) se cachent des récits falsificateurs qu’on appellerait désormais fake news (par exemple, dire qu’il y eut autant de morts des « deux côtés ») ainsi que des histoires marginalisées. Comme celle des viols des communardes, à propos desquels Michèle Audin a cette remarque très juste : « On en parle si peu… qu’il n’y a même pas de légende. » Une telle démarche définit une véritable éthique d’écriture et de recherche, qui préfère conclure sur ce qu’on ne sait pas, sur ce qui n’est pas vrai – et même que « le nombre de victimes ne sera sans doute jamais connu ». Cela n’empêche pas cette étude d’être une mine d’informations fiables et de pistes de recherche neuves ; et même quand elle s’astreint à la rigueur du calcul et du recoupement, elle ne se déprend jamais de l’émotion qui accompagne l’inscription d’histoires oubliées.
Dès lors, Légendes et comptes ne fait pas qu’additionner des morts ou soustraire des récits, et on peut se demander ce que signifie un tel tombeau troué. Si toutes les listes sont lacunaires, celle-ci l’est peut-être plus encore, car on ne sait plus qui manque à l’appel. Cette absence est le legs de Paris, son héritage négatif. La violence dessine une nouvelle carte, dénaturée : on jugeait dans un théâtre (le Châtelet), on fusillait dans des jardins (le Luxembourg et le bois de Boulogne), on brûlait les cadavres dans des parcs (les Buttes-Chaumont), on ensevelissait des corps dans les squares (à la tour Saint-Jacques) et, bien sûr, sous les pavés…
Cent cinquante ans après, marcher dans Paris, c’est fouler une grande nécropole invisible. Victor Hugo le voyait déjà en 1876, évoquant, dans son discours pour l’amnistie des communards, « ce tragique sous-sol de Paris » d’où provient « cette clameur confuse des victimes qui vont quelquefois si loin dans l’avenir ». Recompter, raconter, c’est faire en sorte que toutes les vies se remettent à compter, même celles qui n’ont plus de nom ; on aurait pu l’oublier.

Pierre Benetti