Le blog des éditions Libertalia

Le ventre est encore fécond…

lundi 21 janvier 2013 :: Permalien

Jeudi 17 janvier 2013, Dominique Vidal présentait son ouvrage Le Ventre est encore fécond à la librairie Tropiques (Paris, 14e). Nous lui avons demandé de remettre en forme ses notes, afin de faire profiter les lecteurs du blog de cette intervention, qui constitue une approche synthétique de son livre paru en novembre 2012.

 Voir aussi : la vidéo de l’intervention sur DailyMotion.

Le ventre est encore fécond…

La plupart des livres que j’ai écrits depuis 28 ans portent sur le Proche-Orient. Pourquoi en avoir consacré un aux extrêmes droites européennes ? D’abord parce que les Editions Libertalia me l’ont proposé. Mais aussi et surtout parce que la percée du Front national en France et de nombre de ses « partis frères » en Europe inquiète profondément le citoyen que je suis.

Marine Le Pen a certes perdu 1 % par rapport au cumul des pourcentages de son père et de Bruno Mégret en 2002, mais elle a recueilli – du fait d’une participation beaucoup plus massive – près d’un million de voix de plus. En outre, qualité rime avec quantité : selon les sondages « sortie d’urnes » sur lesquels les laboratoires de Sciences Po ont travaillé, elle a rassemblé 33 % des votes ouvriers, 23 % des votes employés, 23 % des moins de 35 ans et 30 % des non-titulaires du bac. Ces chiffres confirment la poussée du Front national dans l’électorat populaire non abstentionniste.

Or il ne s’agit pas d’un phénomène seulement français : il touche aussi nombre de nos voisins européens. Au total, lors des élections européennes de 2009 ou des législatives tenues depuis, les extrêmes droites ont frôlé ou dépassé 10 % dans 15 pays du continent : l’Autriche, la Belgique, la Bulgarie, le Danemark, la France, la Grèce, la Hongrie, l’Italie, la Lituanie, la Norvège, les Pays-Bas, la Russie, la Serbie, la Suisse et la Turquie. Dans six autres pays, elles ont franchi – ou presque – la barre des 5 % : la Croatie, la Lettonie, la Roumanie, la Royaume-Uni, la Slovaquie et la Suède.

À l’exception notable d’Aube dorée en Grèce, les partis qui percent le plus ne sont pas des mouvements néofascistes ou néonazis traditionnels, qui ne réalisent que des scores électoraux réduits – même lorsqu’ils ont certaine influence et sont capables de graves violences, comme c’est le cas, par exemple, en Allemagne fédérale.

En revanche, les formations qui ont entrepris une mutation de leur discours et de leur image pour s’adapter aux attentes de l’électorat et rompre le cordon sanitaire érigé autour d’elles en ont souvent bénéficié électoralement. C’est vrai d’un ovni comme le Parti pour la liberté héritier de la Liste Pym Fortuyn aux Pays-Bas. C’est vrai aussi de vieux partis conservateurs ou agrariens modernisés comme le Parti du progrès du Danemark ou celui des Vrais Finlandais.

Pionniers de ces mutations, Jörg Haider et son Parti de la liberté FPÖ parviennent à leurs fins en Autriche en 1999 : avec 27 % des voix, ils talonnent les socialistes et dépassent les conservateurs, dont le chef, Wolfgang Schüssel, leur offre quelques portefeuilles ministériels. Habile, cette tactique sème la zizanie entre tendances d’extrême droite rivales, qui se déchirent en 2005. 

À l’inverse de son homologie autrichien, l’Italien Gianfranco Fini coupe très tôt le cordon ombilical qui le reliait à son passé néofasciste. Son flirt avec Silvio Berlusconi accélère la transformation, dès 1994, du Mouvement social italien (MSI) en Alliance nationale (AN), prélude à la création, inédite dans l’histoire italienne, d’un parti de droite « à l’européenne », à cheval entre les traditions populaires de la Démocratie chrétienne allemande et du parti gaulliste français.

Elle aussi convaincue de la nécessité d’une modernisation qui ouvrirait au Front national les portes du pouvoir, via une alliance avec une partie de la droite traditionnelle, Marine Le Pen rêve d’être un Fini fidèle… aux convictions de Haider. Contrairement au portrait complaisant esquissé d’elle par les médias, elle n’a pas inventé la mixture si particulière de socialisme, de nationalisme et d’islamophobie qu’elle sert aux Français depuis son élection à la présidence du Front national.

Pour s’en convaincre, il suffit de relire l’allocution de son père à la fête de Jeanne d’Arc du 1er mai 2010 : « Marine me disait l’autre jour, à propos de ce discours “Jaurès et pas Thorez !” Et pourquoi pas ?! Avant que le Parti communiste français et les syndicats n’eussent trahi les ouvriers en acceptant la mondialisation et l’Europe et en devenant immigrationnistes, Georges Marchais ne réclamait-il pas son arrêt immédiat et ne défendait-il pas le “Produisons français” ? » Et Jean-Marie Le Pen d’enfoncer le clou : « Il avait raison, comme nous avions raison. Et pourquoi ne pas le dire : cette gauche là, qui vit encore, celle de la défense des opprimés, des exploités, des petits patrons, des petits fonctionnaires, des petits paysans, est certainement plus éloignée de la gauche américaine des Strauss-Kahn et des Aubry que de nous [Voir www.frontnational.com/?p=4708#more-4708] ! »

Au-delà des spécificités de chaque pays, plusieurs points communs forment le terreau de cette poussée des extrêmes droites :

 D’abord les conséquences de la crise. Comment oublier qu’après les « Trente Glorieuses », nous avons vécu les « Trente Douloureuses » ? Comme Claude Dubar le souligne dans La Crise des identités [Claude Dubar, La Crise des identités. L’interprétation d’une mutation, PUF, « Le lien social », Paris, 2010, p. 166-169], rappelant les travaux de Michel Verret, les licenciements, le chômage et les retraites forcées provoquent souvent une « crise morale ». Ceux qui se sont « vus ainsi niés, humiliés, exclus du travail, “jetés” » éprouvent alors un « ébranlement de croyances vitales ». Aux pertes matérielles s’ajoutent « des perturbations relationnelles et un changement de la subjectivité » qui « touchent à ce qu’il y a de plus profond et de plus intime dans son rapport au monde, mais aussi à soi ». Ces secousses sont « identitaires » parce qu’elles perturbent l’« estime de soi ». D’où une souffrance « impossible à supporter », qui engendre un « repli sur soi » dans lequel ne subsiste que l’identité « primitive », issue des « liens “primaires”, familiaux, communautaires ». Voilà comment peut surgir ou resurgir « l’Autre, l’ennemi (ou le traître) de ma communauté, de mon groupe culturel, symbolique ou humanitaire : le bouc émissaire ».
 Le second point commun, c’est donc le racisme. À l’Est, celui-ci vise surtout les Juifs et les Tsiganes. À l’Ouest, il se focalise sur les musulmans. Tour à tour, l’affaire Merrah, la campagne électorale présidentielle et la bataille interne pour la présidence de l’UMP ont montré le niveau sans précédent atteint en France par l’islamophobie. Il en va hélas de même dans la plupart des États d’Europe occidentale.
 Au-delà, la xénophobie propre à cette mouvance est évidemment inséparable de l’hostilité à l’Europe et à la mondialisation. D’où une forte tentation de repli sur la nation, considérée comme une forteresse hors du monde, à laquelle répond la proposition du Front national et de plusieurs de ses partis frères de sortir de l’euro.
 À toutes ces conséquences de la crise s’ajoute l’incapacité de la gauche comme de la droite de lui apporter des solutions. Le Front national peut ainsi se présenter comme la seule force qui n’a jamais été au pouvoir, face à l’« UMPS » - ce que Jean-Marie Le Pen appelait la « bande des quatre » quand le Parti communiste français était encore un grand parti.
 Tout cela permet à sa fille de réaliser ce qu’on pourrait appeler le « rassemblement des cocus » : ceux du mitterrandisme comme du chiraquisme, du jospinisme comme du sarkozysme – et, demain, du « hollandisme » ?

Là se trouve peut-être la racine fondamentale de l’actuelle poussée des extrêmes droites : dans la manipulation des doutes et des peurs que suscite, à travers de très larges secteurs de nos sociétés, la « mise en flottement » des identités. L’expression est du sociologue Patrick Michel, directeur du Centre Maurice Halbwachs. L’exemple de la religion permet de mesurer l’ampleur de ce « flou » :

 des enquêtes récentes indiquent que 44 % des Français sondés affirment ne pas croire en Dieu, soit 24 % de plus qu’en 1947 [Voir www.ifop.com/media/poll/1479-1-study_file.pdf]. Et, même parmi les 51 % des Français qui se déclarent catholiques, seuls 52 % assurent… croire en Dieu !
 Ce bouleversement en cours dépasse évidemment le seul domaine religieux : il touche à toutes les autres dimensions – biologique, psychologique, relationnelle, sexuelle, professionnelle, culturelle, politique, idéologique, etc. – qui dessinent le profil de chacun de nous. Tous ces « marqueurs d’identité » sont devenus flous : genre, sexualité, génération, appartenance nationale, statut professionnel, sensibilité politique, croyance, etc.
 Sinon, comment interpréter la coïncidence entre le déclin des idéologies, des grandes Églises, des partis politiques et des syndicats, mais aussi, simultanément, la banalisation du divorce, l’acceptation de l’homosexualité, la multiplication des « modèles » de famille, etc. ? Chacun se trouve en mouvement dans tous les aspects de sa vie et se définit donc moins par des étiquettes que par son itinéraire propre.

Cette réalité nous offre – si nous nous en donnons les moyens – la liberté de reconstruire et de nous reconstruire, mais elle peut aussi, faute de points de repères solides, nous rendre victime de toutes sortes de manipulations. C’est exactement le sens du lifting du Front national opéré par Marine Le Pen. Aux attentes d’un électorat désabusé, orphelin de la gauche comme de la droite, le FN et ses partis frères proposent un cocktail de cinq discours :

 un discours anticapitaliste, qu’ils tiennent au nom des ouvriers, des employés, des artisans et commerçants, bref des « petits » ;
 un discours nationaliste, hostile à l’UE comme à la mondialisation ;
 un discours raciste, ciblant les musulmans et même l’islam en tant que tel ;
 ajoutons au passage que le virage des extrêmes droites européennes de l’antisémitisme à l’islamophobie a souvent transformé leur tropisme philo-arabe en soutien à Israël – lequel a même reçu en décembre 2010 une délégation de 35 dirigeants des extrêmes droites européennes, dont le Néerlandais Gert Wilders qui est allé haranguer les habitants d’une colonie juive de Cisjordanie afin qu’ils restent au premier rang du combat contre l’islam ;
 et enfin un discours libéral au sens anglo-saxon du terme, prônant les droits des minorités, y compris des homosexuels – d’où le « couac » de la manifestation contre le mariage pour tous, Marine Le Pen se retrouvant coincée entre sa base catholique intégriste et ses efforts en direction des homosexuels.

Si les extrêmes droites européennes ne progressent pas uniformément, si elles connaissent même des revers (comme récemment aux Pays-Bas et en Norvège), la tendance est globalement à la hausse, souvent rapide.

L’Europe serait-elle revenue aux années 1920 et 1930 ? Poser la question, c’est y répondre : aucun de nos États ne risque la prise et la monopolisation du pouvoir par un parti totalitaire, version Marche sur Rome de Mussolini ou lâche renoncement de la droite de Weimar devant l’ascension de Hitler. Et ni une guerre mondiale ni encore moins un génocide ne s’annoncent à nos portes.
Si la comparaison des situations historiques se révèle d’évidence absurde, celle des discours ne l’est pas. Marine Le Pen et ses homologues européens n’ont pas inventé la « potion magique » qu’il nous servent : socialisme et nationalisme mêlés renvoient non seulement aux partis fasciste et nazi, mais aussi à la tradition de l’extrême droite française. Laquelle, on ne saurait l’oublier, bénéficia du ralliement de transfuges, tels le communiste Jacques Doriot, qui mourut sous l’uniforme SS, et le socialiste Marcel Déat, dont la carrière de ministre de Vichy s’acheva à Sigmaringen, après avoir été tous deux piliers collaboration.

À la différence de leurs (récents) aïeux, les extrêmes droites mutantes rêvent, non de s’emparer seules du pouvoir, mais de conquérir l’hégémonie dans nos sociétés civiles pour conduire tout ou partie des droites dites « républicaines » à s’allier avec elles. En France, le développement de la « droite populaire », la campagne de Jean-François Coppé pour la présidence de l’UMP et le ralliement de certains intellectuels venus de la gauche, voire de l’ultragauche montrent que, le jour venu, le Front national ne manquera pas de partenaires possibles.

Les extrêmes droites européennes feraient-elles du gramscisme sans le savoir ? Dans ses Carnets de prison [Gramsci dans le texte, Éditions sociales, Paris, 1975], le théoricien marxiste Antonio Gramsci écrivait : l’État « n’est que la tranchée avancée de la bourgeoisie, derrière laquelle se trouve un système de casemates (appareils d’État de contrôle, culture, information, école, formes de la tradition) qui excluent la possibilité d’une stratégie d’assaut, puisqu’elles doivent être conquises une à la fois. C’est pourquoi une guerre de positions est nécessaire, c’est-à-dire une stratégie dirigée vers la conquête des différents et successifs niveaux de la société civile »…

« Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde » : ainsi se conclut la pièce de Bertolt Brecht intitulée La Résistible ascension d’Arturo Ui. Comme celle du gangster de la pièce, comme celle de leurs aïeux, l’ascension des extrêmes droites européennes n’est certainement pas irréversible. A condition qu’on les combatte efficacement.

Mon rôle d’historien et de journaliste s’arrête là. Il ne me revient pas de dire comment cette bataille doit être menée. J’ai juste une certitude : la petite main, le « touche pas à mon pote » ne suffisent pas. Au-delà du terrain moral, il importe de répondre au quotidien, sur le terrain, aux questions que se posent les centaines de milliers de nouveaux électeurs gagnés par les extrêmes droites, en France comme chez nos voisins. Afin de leur redonner une perspective d’issue à la crise.

Pour l’instant, en France, je crains que Marine Le Pen ne soit la principale bénéficiaire de la politique menée par le gouvernement depuis huit mois comme de la radicalisation de la droite confirmée par la bataille pour la présidence de l’UMP…

Merci de votre attention !

Dominique Vidal, historien et journaliste, collaborateur du Monde diplomatique.