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Les Historiens de garde, dans la revue Lectures

jeudi 5 janvier 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Dans la revue Lectures, une recension fouillée des Historiens de garde, janvier 2017.

En 2013, le médiéviste William Blanc, la moderniste Aurore Chéry et le professeur Christophe Naudin réagissaient avec Les Historiens de garde au succès éditorial (deux millions d’exemplaires vendus) et médiatique des ouvrages de l’acteur Lorànt Deutsch, Métronome et Hexagone, dont l’objet est pour l’un de retracer l’histoire de Paris depuis sa fondation et pour l’autre de synthétiser l’histoire des peuples ayant habité le territoire aujourd’hui français. La sortie du premier livre s’était en effet accompagnée en 2012 d’une adaptation télévisée par France 5 et d’une campagne de promotion dans les métros parisiens, à grand renforts d’interviews et de comptes rendus légers. La présente réédition des Historiens de garde intervient à un moment où l’entreprise de Lorànt Deutsch se porte bien, avec la publication du second tome de Métronome et la réédition des deux premiers titres au format poche, mais aussi où l’acteur est mis en cause par les journalistes de Buzfeed, qui affirment qu’il aurait tenu sur les réseaux sociaux des propos injurieux et menaçants à l’égard de ses critiques.
Les auteurs entendent démontrer dans cet opuscule les rouages du succès d’une vulgarisation historique non seulement de mauvaise qualité mais aussi politiquement tendancieuse. Ils s’inscrivent dans la démarche entamée par quelques universitaires ces dernières années, faisant suite aux réflexions menées par le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire et, plus récemment, à l’essai de Nicolas Offenstadt. Dans le premier chapitre, les auteurs soulignent que les productions de Lorànt Deutsch reposent sur des erreurs factuelles. Leur démarche est systématique et efficace : à des citations de passages du Métronome concernant la prétendue venue du patriarche de Jérusalem à Paris pour prêcher la croisade en 1187, ou encore la supposée tentative de destruction de la colonne de Juillet par les communards, font suite des références aux sources mobilisables et aux travaux d’historiens déjà consacrés à ces questions. Il est ainsi démontré rigoureusement que l’écriture de Lorànt Deutsch ne repose pas sur une critique des sources ni sur la maîtrise de la littérature scientifique existante, nonobstant les couvertures de ses essais qui le montrent charriant des piles de livres. De plus, les auteurs dépouillent les rares références historiques de l’acteur pour montrer qu’il les mésinterprète. Par exemple, Deutsch affirme dans son téléfilm que le Louvre trouve son origine dans une fortification dressée par Childéric, roi Francs du Ve siècle et père de Clovis. Lorsqu’on lui demande ses sources (qui n’apparaissent pas dans le film), il n’invoque pas les recherches les plus poussées ni les synthèses les plus rigoureuses, mais se réfère à un historien du XVIIe siècle, Henri Sauval, et à Jacques Hillairet, auteur d’une synthèse intéressante mais datée. Or, Hillairet évoque seulement une possible étymologie : lower signifierait « fortisfication » en ancien saxon, souvenir d’un rempart dressé par les Normands de Sigfried en 885. Quant à Sauval, il évacue l’hypothèse de Childebert (et non Childéric), avancée avant lui par Favyn, historien du XVIe. Puis, Sauval évoque une possible origine saxonne du terme – langue que ne parlaient d’ailleurs pas les Francs –, s’appuyant sur un ancien glossaire saxon disparu. Bref, les affirmations de l’acteur reposent sur une interprétation fantaisiste de propos imprécis et contestés depuis le XVIIe siècle.
La force des auteurs est ensuite de montrer que ces erreurs factuelles s’inscrivent dans une cohérence idéologique. Faire remonter le Louvre à Clovis permet en effet à Lorànt Deutsch, monarchiste assumé, d’insister sur les permanences d’une France éternelle, transcendant l’histoire, toujours remise en cause par ses ennemis (étrangers, révolutionnaires) mais toujours capable de se redresser. Aussi ne peut-on lire dans le Métronome qu’une dizaine de lignes consacrées à la Commune de Paris et basées sur une unique source versaillaise (par ailleurs mal interprétée), réduisant la révolte à un complot de l’Association internationale des travailleurs, contre treize pages consacrées au mythe (et non à l’histoire) de Saint Denis. Or, interrogé sur ses méthodes, Lorànt Deutsch affirme qu’il « n’invente rien », que son travail est « ultra documenté » mais que « l’idéologie ne doit pas être détruite au nom du fait scientifique ».
Les Historiens de garde n’en reste pas à la critique interne des ouvrages de Deutsch mais s’efforce de réinscrire leur succès dans un véritable courant historiographique, celui du « roman national », décrit comme ayant le vent en poupe en dehors des milieux universitaires. Le roman national est un discours étroitement articulé à la légitimation d’un projet politique par la revendication de continuités desquelles se dégageraient l’essence d’une France éternelle, et de nécessités historiques entre une France du passé et la France de demain. Ce roman national a donc pour conséquence de dépolitiser des propositions politiques pour l’avenir, légitimant des projets par la simple « tradition » dans laquelle ils pourraient s’inscrire. Ce type de récit est notamment promu par la droite la plus dure, comme en témoigne l’étroite collaboration que Lorànt Deutsch entretient avec Patrick Buisson, conseiller historique de Nicolas Sarkozy et directeur de la chaîne Histoire, avec lequel il a réalisé Paris Céline (2012), documentaire dont le but est de présenter Céline, figure marquée par l’antisémitisme et la collaboration, comme un simple artiste frivole, excentrique et provocateur. Les soutiens de l’acteur confirment également cette tendance politique, puisque son livre a reçu l’appui de plusieurs groupes d’extrême droite. Deutsch et Buisson ne sont pas des cas isolés : Dimitri Casali, Jean Sévilla, voire Éric Zemmour produisent le même type de récit. Sans constituer un lobby homogène et cohérent, tous reprennent comme références historiques et méthodologiques des historiens ou vulgarisateurs tels Sacha Guitry ou encore Jacques Bainville, historien et journaliste à l’Action française (récemment réédité) qui inspire aujourd’hui explicitement Mélancolie française. Comme cette « vieille garde », la « nouvelle garde » se pare des attributs de la subversion : atypiques, les « historiens de garde » pourfendent l’histoire « officielle ». Plus que l’histoire des universitaires, l’épithète « officiel » désigne l’histoire scolaire, dénoncée lorsqu’elle propose d’étudier des aires géographiques longtemps écartées (l’Afrique, en classe de cinquième) ou d’expliquer des pans de l’histoire jadis à la marge des programmes, comme l’islam ou l’esclavage.
Politiquement incorrects, les « historiens de garde » seraient ostracisés de l’espace public. Pour déconstruire ce discours, les auteurs s’inspirent d’analystes et de militants critiques des médias. Des « chiens de garde », philosophes critiqués par Paul Nizan dans les années 1950 pour leur façon de maquiller les pensées les plus conservatrices sous couvert de non-conformisme, et des « nouveaux chiens de garde », éditorialistes mal documentés dont le principal combat est la défense de l’ordre établi, les « historiens de garde » retiennent un rapport aux médias qui est l’une des clefs de leur succès. Au-delà de la rhétorique de la subversion, ils peuvent s’adapter au rythme des médias, bien plus rapide que celui de la recherche scientifique. Aussi le pétillant « Titi » Lorànt Deutsch attire-t-il davantage les feux des projecteurs que les besogneux chercheurs et les ennuyeux enseignants.
Déplorant amèrement le succès du « roman national » conservateur, les auteurs ont la pertinence de ne pas en appeler à l’écriture d’un roman national « de gauche ». Ils ne s’inscrivent donc pas dans la tradition « républicaine » ou « jacobine » de l’écriture de l’histoire, promue par Ernest Lavisse au début du XXe siècle et reprise plus récemment par Jean-Pierre Chevènement ou Jean-Luc Mélenchon. Face aux manipulations historiques, les auteurs réaffirment la nécessité d’une histoire critique qui, sans disqualifier d’emblée les historiens engagés, pose comme indispensables l’examen critique des sources et le dialogue avec les savoirs déjà constitués.
La postface inédite insiste sur le fait que le succès du roman national est également dû à l’attentisme d’universitaires qui, pour beaucoup, ne s’adressent qu’à leurs seuls pairs, abandonnant ainsi le terrain de la popularisation des savoirs historiques. Selon les auteurs du livre, ceci trouve sa cause dans la formation des historiens eux-mêmes (grandes écoles et universités prestigieuses), laquelle valorise un idéal méritocratique républicain « qui relève du conte tout autant que Lavisse » (p. 197). La prégnance de cette mythologie accorde ainsi une place démesurée au classement à l’agrégation (qui n’attribue aucune importance à la vulgarisation, ni même à la pédagogie), dont les auteurs demandent la suppression. En plus de cet écueil méritocratique, ils critiquent une certaine idée de la vulgarisation qui tend à la confondre avec une marchandisation. En effet, les universités commencent à récompenser les initiatives de diffusion des savoirs au-delà du cercle des pairs, à condition qu’elles se traduisent par une « valorisation », autrement dit une commercialisation des découvertes. Entre manipulation politique, élitisme et marchandisation, la popularisation des savoirs historiques est donc ardue mais possible ; en témoigne la réédition augmentée de cet essai vigoureux, implacable et accessible aux amateurs d’histoire.

Vincent Bollenot