Le blog des éditions Libertalia

Les Pirates des Lumières dans L’Obs

mercredi 18 mars 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans L’Obs, le 12 mars 2020.

Un pirate à Wall Street

David Graeber, l’anthropologue et anarchiste américain, figure de proue du mouvement Occupy Wall Street, consacre un livre aux flibustiers du XVIIIe siècle et à leurs descendants malgaches.

Si Bourdieu était né pirate au XVIIIe siècle à Madagascar, il n’aurait pas écrit La Domination masculine. Déjà, ce sont les femmes qui attrapaient les hommes en guettant sur le rivage l’arrivée des flibustiers, à leurs yeux plus amusants et surtout plus riches que les humbles travailleurs du coin. Et comme elles faisaient un usage immodéré du fanafody et autres sortilèges d’amour, les pirates subjugués en épousaient trois ou dix, selon leur santé, et devant tant de félicité rechignaient même à reprendre la mer. Une fois installées, chacune dans sa maison, ces dames étaient solidaires. Qu’un mari offre à l’une l’étoffe précieuse volée dans un navire, et celle-ci courait le dire aux autres qui venaient toutes à la queue leu leu exiger leur dû dans un strict souci d’égalité. Les femmes de pirate expertisaient les butins pour en tirer le meilleur prix sur les marchés. Aucune n’était fidèle car la vie est courte, et surtout dans la piraterie. Quand le pirate voguait vers d’autres aventures, la femme trouvait bien naturel de tromper le temps et son mari. Elle en informait parfois l’infortuné afin d’être surprise en galante compagnie, lequel exigeait de l’amant une somme exorbitante, à partager bien sûr avec l’infidèle. « La vie conjugale n’était jamais ennuyeuse », écrit l’anthropologue David Graeber, dans un récit qui ne l’est pas non plus, intitulé Pirates des lumières, ou la véritable histoire de Libertalia.
Mais qu’est allé faire un enseignant de la sélecte London School of Economics dans ces galères ? C’est que l’intéressé est un néopirate. Il est devenu en 2011 le porte-parole mondialement sollicité d’Occupy Wall Street. Quelques années plus tôt, l’université de Yale, qui goûte peu l’esprit pirate, lui avait discrètement montré la porte de sortie. Depuis, son essai sur les bullshit jobs, ces métiers sans utilité particulière, a fait le tour du monde riche et son Bureaucratie est la référence de tous les travailleurs qui hésitent entre démission et dépression. Et voici donc ce chercheur iconoclaste de retour pour faire l’éloge de garçons pas très sortables, buveurs, pilleurs, blasphémateurs, assassins, et raconter avec une ferveur amusée leur contribution gravement sous-estimée à l’invention du modèle démocrate. En somme, ce sont des prolétaires en tricorne qui ont inspiré l’œuvre de Voltaire ou d’Adam Smith. « Le récit véridique de l’histoire humaine est très divertissant, nous explique-t-il depuis Londres entre deux copies à corriger. J’ai donc voulu raconter une histoire de magie, de mensonges, de batailles navales et de princesses enlevées, de révoltes d’esclaves et de chasses à l’homme, de royaumes de pacotille, d’espions, de voleurs de joyaux, d’empoisonneurs, toutes choses qui participent des origines de la liberté moderne. »

Ce que la Révolution doit à la flibuste

Avec lui, on découvre combien le monde maritime du XVIIIe siècle a influé sur l’histoire des idées. Dans les navires et les ports, d’autres salons se sont tenus, certes moins chics que chez la marquise du Deffand, mais tout aussi ébouriffants, un univers envoûtant, avec son code moral et son démocratisme avant l’heure, exploré par David Graeber entre 1989 à 1991 à l’occasion d’un voyage d’étude à Madagascar pour une thèse où il s’est découvert un cœur de pirate. Sur sa rencontre avec les Zafi-Malata, tous descendants de ces forbans-là, il a ancré une solide réflexion sur la nécessaire « décolonisation » de la pensée des Lumières, et pour cause.
En 1707, Daniel Defoe n’a pas encore écrit Robinson Crusoe, ni L’Histoire générale des plus fameux pirates qui lui est attribuée par certains, qu’il signera sous le pseudonyme de Charles Johnson, mais il publie un article où il compare les pirates de Madagascar aux fondateurs de la Rome antique, lequel fait son petit effet. Montesquieu a tout juste 18 ans. Ces révélations ont tout « pour frapper l’imagination d’un jeune intellectuel plein d’ambitions », écrit David Graeber. À cette époque, des soulèvements sociaux mènent à la formation de la confédération des Betsimisaraka, foncièrement égalitaire. Le fondateur est un certain Ratsimilaho. L’histoire veut qu’il ait régné de 1720 à 1756 en monarque éclairé. Il est difficile de distinguer entre légende et réalité mais même l’histoire orale recèle sa vérité sur les utopies pirates en cours pendant une centaine d’années sur la côte est. La légendaire Libertalia, où l’esclavage est aboli et tous les biens mis en commun, est au cœur du livre. Bien des expéditeurs venus d’Angleterre ont raconté Libertalia, qui a vu sur la terre ferme s’appliquer les principes en vigueur à bord des vaisseaux pirates.
C’est que dans ces équipages bigarrés, marins de Suède et de la Caraïbe, esclaves africains en cavale et autres mousses amérindiens, on avait du savoir-vivre. Bien sûr, les capitaines étaient de grands mythomanes qui prenaient rendez-vous avec les monarques du monde en se prétendant rois d’on ne sait où ; bien sûr, ils soignaient leur réputation d’effroyables despotes des mers afin qu’on les laissât tranquillement faire les poches du Nouveau Monde. Mais, à s’approcher, on découvrait tout autre chose. Une forme rudimentaire de l’égalitarisme s’inventait bel et bien sous l’artimon et le Jolly Roger (le drapeau à tête de mort). En petits laborantins de la démocratie, les pirates élisaient leur capitaine à la majorité des voix. Celui-ci était désigné pour un mandat unique, la poursuite d’un bateau ou un combat naval. À tout moment, ces gilets noirs pouvaient le révoquer par une sorte de RIP à leur façon, le référendum d’initiative pirate. De solides contre-pouvoirs étaient en place avec le maître-quartier et le conseil de navire. Des écrits réglementaient le partage du butin et les indemnités en cas d’accident sur les ponts et les pontons – on voit que la pénibilité au travail était reconnue.
Dans son livre, le pirate de Wall Street montre ce que la philosophie et la Révolution doivent à la flibuste. Sans doute les premiers démocrates parlaient-ils le malgache. Il déclare un faible pour Nathaniel North, capitaine d’un vaisseau indien baptisé The Defiance, « pas le plus marrant de tous », dit-il, mais amical et « inhabituellement scrupuleux », qui, en 1712, fonda la colonie pirate d’Ambonavola (devenue Foulpointe). À croire que le scrupule fait des émules car le convoité David Graeber, qui vend ses livres dans le monde entier, a confié cet ouvrage à une maison d’édition montreuilloise à l’impressionnant catalogue, mais qui ne compte pas parmi les plus renommées de France. Il a choisi pour la beauté du nom et du geste les éditions Libertalia.

Anne Crignon