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Saccage sur Untitled Magazine

mardi 1er décembre 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur Untitled Magazine, le 27 novembre 2020.

Les théâtres restent fermés ? Qu’à cela ne tienne. Voilà que s’offre aux spectateur·ice·s empêché·e·s un recueil de trois récentes pièces de Judith Bernard publié aux Éditions Libertalia : Saccage et autres pièces.

Cela fait vingt ans que Judith Bernard « persiste à faire du théâtre ». Deux décennies qu’elle affirme, avec la compagnie ADA-Théâtre, que le plateau théâtral et la dramatisation qu’il organise « ouvrent un espace pour échapper aux structures sociales de notre aliénation ». En attendant donc de retrouver physiquement ce lieu de réflexions, explorons ce vaste projet d’émancipation – au format papier pour cette fois.
Plutôt donc que de prendre place entre cour et jardin, trouvons l’assise la plus confortable de notre chez soi pour nous offrir quelques heures de théâtre politique, comme le stipule la page titre. Car oui, c’est bien de politique et de sujets à l’actualité encore brûlante dont on va entendre parler dans ces dialogues – la dernière pièce a été montée juste avant le deuxième confinement. Mais attention nous ne sommes pas dans un théâtre nombriliste qui ne s’adresserait qu’aux « vraies personnes engagées », ni dans un théâtre plaintif s’apitoyant sur un présent trop éloigné du Grand Soir. Disons-le, on est sur du militantisme en plein réflexion. C’est sûr que l’on voit rarement – si ce n’est jamais – des pièces qui prennent pour assises des ouvrages de critique sociale plutôt que des textes d’une certaine tradition théâtrale.
La pièce qui ouvre le recueil, Bienvenu dans l’angle alpha, est ainsi adaptée de l’essai Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza de Frédéric Lordon. La suivante, Amargi ! Anti-tragédie de la dette, compte parmi ses inspirations les écrits de Lordon, Graeber, Orléan, Aglietta, Friot et Zech. Et la dernière, qui donne son titre à l’ouvrage, Saccage, convie sur scène Foucault et Lacan au milieu d’étudiant·e·s de la faculté de Vincennes, mais aussi Abdullah Öcalan l’oncle du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), des zadistes de Notre-Dame-des-Landes et des Gilets jaunes. Le spectre est large mais pas abscons.
Certes, ces trois pièces peuvent avoir l’allure de conférences tactiques, qui plus est avec ces bibliographies dignes d’un travail de recherche universitaire. Mais il ne s’agit pas pour Judith Bernard de se faire professorale. De ses lectures et du travail avec les comédien·ne·s, émergent des textes riches qui plutôt que d’user de la fiction intime, exaltent l’histoire commune. S’organise une dramaturgie de la lutte aux dialogues vifs, à la structure ludique usant de décors et d’accessoires aux multiples facettes. Mais aussi, et surtout, dont l’humour est palpable : voilà par exemple les origines de la monnaie racontées à travers un exposé fait de puériles boules multicolores dans Amargi ! Anti-tragédie de la dette. Et quand ce ne sont pas des accessoires sortis de piscines enfantines, c’est un objet aussi commun qu’une échelle à deux pans qui permet d’illustrer l’écart fluctuant entre la visée du patron de celle de son employé (Bienvenu dans l’angle alpha). Face à ces réalités représentées, jamais trop éloignées de la nôtre – si ce n’est historiquement et/ou spatialement –, notre regard tout autant que notre esprit critique glanent des observations, et des réflexions aussi effectives que joyeuses. Loin donc d’illustrer un abattement général nourrissant le sentiment d’une impuissance politique, les pièces de Judith Bernard permettent de retrouver l’antique chemin de l’arène aux controverses.
Sans savoir combien de temps encore les corps et les décors devront se cantonner aux limites de notre esprit et jouer avec notre imagination – aurions-nous saisi toutes les subtilités de la mise en scène, face à des comédien·ne·s en chair et en os ? – le théâtre de Judith Bernard, en affirmant la dynamique communicative et pédagogique de ce médium, permet de nourrir la participation de chacun·e à la scène (politique) actuelle. Que cette dernière ait lieu sur planches, sur papier, ou dans un tout autre cadre.

Vincent Bourdet