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> Sorcières et sorciers sur le blog de Yann Kindo
mardi 22 octobre 2024 :: Permalien
Publié sur La faucille et le labo, le blog Mediapart de Yann Kindo, le 21 octobre 2024.
Libertalia est une maison d’édition d’orientation communiste libertaire qui propose, entre autres, des ouvrages consacrés à des mythes, tels que ceux de Robin des Bois ou du Roi Arthur. L’historienne Michelle Zancarini-Fournel, plutôt spécialiste de mouvements socio-politiques contemporains, s’attaque ici à un sujet étonnamment chaud, celui des sorcières.
En effet, comme le montre l’autrice, la figure de la sorcière a été convoquée depuis le XIXe siècle comme étendard par des générations de militantes féministes, avec des déclinaisons un peu différentes selon les enjeux de la période de développement du mythe. Beaucoup de ces constructions bien plus politiques qu’historiques se situent dans la continuité de l’ouvrage majeur de l’historien Jules Michelet, qui dressait en 1862 dans La Sorcière un portrait très romantique d’une femme rebelle dressée contre les carcans de la société patriarcale. Depuis, ce mythe a prospéré et est devenu particulièrement prégnant du fait des succès éditoriaux de deux ouvrages au cours des dernières années. Le premier, en 2018, Sorcières, la puissance invaincue des femmes, est le best-seller de la journaliste Mona Chollet ; celle-ci surfe sur le créneau porteur du développement personnel en lui donnant un contenu féministe, et elle présente la figure de la sorcière comme celle d’une « femme puissante » dont peuvent s’inspirer les femmes et les féministes actuelles. Le deuxième, à l’ambition plus « académique », était en 2006 Caliban et la Sorcière de la théoricienne Silvia Federici, qui a directement inspiré les développements historiques de Mona Chollet. Christophe Darmangeat et moi-même avions largement décortiqué ici et ici le contenu de ce livre pour montrer tout ce qu’il avait de problématique et même souvent de proprement frauduleux.
Historienne professionnelle au fait de la production académique relative à la chasse aux sorcières des XVe-XVIIe siècle – toute une littérature savante superbement ignorée par Federici et Chollet –, Michelle Zancarini-Fournel, à la suite de ses collègues, a été frappée de voir dans les thèses à la mode « un contresens sur le “réel historique” des sorcières, qui n’étaient pas des femmes puissantes, mais des victimes des querelles de voisinage, de dénonciations et d’arrestations débouchant sur l’aveu, sous torture, du crime de sabbat ». Le premier chapitre du livre rappelle les faits historiques établis : si la publication en 1486 du manuel d’Inquisition Malleus Maleficarum marque un tournant vers une sexuation accrue de la dénonciation de la sorcellerie, celle-ci, dans le siècle précédent, avait concernée de manière égalitaire les deux sexes, et se comprenait avant tout dans le contexte du rejet des hérésies de l’époque – telles que la religion vaudoise – ou d’une autre manière du judaïsme. À propos de cette chasse aux sorcières, l’historienne remet en cause la grille de lecture hors-sol qui décrit des « féminicides » de masse commis par « les hommes » désirant soumettre « les femmes ». Elle rappelle la dynamique concrète du phénomène : « La chasse aux sorcières du milieu du XVe au milieu du XVIIe se caractérise dans les villages par un processus de dénonciation venant des proches, des voisins et des voisines, qui rendent responsables de leurs malheurs, des maladies des personnes ou des bêtes, les “jeteurs de sort” ; les délatrices et délateurs bénéficient de l’impunité et ont été incités par des prédicateurs et des curés. » Sur l’ensemble de la période, les victimes d’exécutions ont été pour un quart des hommes, et ceux-ci pouvaient être ponctuellement majoritaires à certains endroits parmi les condamnés.
Il y a au final indéniablement une dimension de genre dans cette répression majeure des débuts de l’époque moderne, avec une nette surreprésentation des femmes parmi les victimes, mais sans que cette grille de lecture puisse, loin s’en faut, se suffire à elle-même. D’autant que parmi les accusateurs, les accusatrices étaient très nombreuses… L’autrice rappelle les fourchettes de chiffres crédibles en ce qui concerne le nombre de victimes – 40 à 70 000 personnes exécutées –, et regrette que des féministes, dont Federici et Chollet, véhiculent des estimations parfaitement fantaisistes, de l’ordre de centaines de milliers voire de millions de femmes, afin de construire l’image fantasmagorique d’un « sexocide ». Depuis Françoise d’Eaubonne, Starhawk, et Carolyn Merchant, le courant politique de l’« écoféminisme », qui est particulièrement imprégné de mysticisme, a largement contribué à ce que Michelle Zancarini-Fournel qualifie d’histoire « contrefactuelle », qui en arrive paradoxalement à littéralement « invisibiliser » les sorciers et les victimes masculines de la chasse aux sorcières.
Ce livre est donc particulièrement bienvenu dans sa volonté de tracer les frontières entre le mythe et la connaissance historique. On peut néanmoins regretter deux choses à son sujet :
– que sa construction soit globalement peu cohérente ou peu lisible en termes de plan et de fil directeur. Par exemple, le deuxième chapitre est consacré au « tournant du XIXe siècle », mais une très large partie de son contenu évoque une enquête ethnographique dans le bocage français au cours des années 1970 ou bien encore la survivance de pratiques de sorcellerie dans les Antilles aujourd’hui. Le lecteur s’y perd parfois et a du mal à voir quelle est vraiment la « démonstration » en cours.
– de même, le livre est présenté comme une « lettre aux jeunes féministes », mais l’autrice s’adresse en fait fort peu à elles et semble excessivement prudente par rapport aux conclusions à tirer de son propre exposé.
Osons proposer les mots de conclusion absents de l’ouvrage : aucune pensée politique, a fortiori si elle se veut émancipatrice, n’a rien à gagner ni du mépris du savoir historique ni de la revalorisation symbolique d’une pensée magique qui est précisément aux sources du drame historique de la chasse aux sorcières. En effet, pendant que des féministes s’amusent dans des pays riches et sécularisés à évoquer les pouvoirs paranormaux qu’elles pensent posséder sur le modèle de leurs « ancêtres » fantasmées, des personnes – et notamment des femmes – sont encore de nos jours accusées de sorcellerie et victimes de répression en Inde, au Ghana ou en Zambie, comme le rapporte fort justement l’autrice de cet utile petit livre.
Yann Kindo