Le blog des éditions Libertalia

Souvenirs et remarques sur Mai-Juin 68. Deuxième partie.

mardi 10 avril 2018 :: Permalien

En février 2016, l’écrivain et traducteur Mitchell Abidor vivant à Brooklyn est venu en France pour rencontrer quelques acteurs de Mai 68 afin de concevoir un livre très vivant et à présent disponible, May Made Me, An Oral History of the 1968 Uprising in France (Pluto Press). Pour préparer notre propre rencontre et mobiliser nos souvenirs, nous avions rédigés auparavant, chacun de notre côté, quelques réponses rapides aux questions qu’il souhaitait aborder avec nous. Ces réponses, qui se trouvent ci-dessous, recoupent bien sûr le contenu de l’interview réalisée et transcrite par Mitchell Abidor. Elles sont sensiblement différentes, plus détaillées, mais n’ont pas le charme des propos spontanés recueillis par l’auteur dans une ambiance joyeuse et fraternelle.
Hélène et José Chatroussat.

2. Hélène Chatroussat

Quelle était votre expérience politique avant les événements ?

Mes parents étaient instituteurs dans un village du Pays-de-Bray en Seine-Maritime. Mon père était antimilitariste, « libre penseur » et « citoyen du monde ». Il avait été exclu des Jeunesses socialistes en 1938 quand il était à l’École normale et avait rejoint le PSOP de Marceau Pivert. Il avait une correspondance en esperanto dans tous les coins du monde. Ma mère était orpheline mais était très liée à un de ses frères, ouvrier chez Michelin à Clermont-Ferrand, qui avait été dans la Résistance. Mes parents étaient des adeptes des techniques de Freinet. Cette pédagogie libertaire convenait bien à ma personnalité rebelle. Elle m’a ouvert sur le monde grâce en particulier à une correspondance scolaire que nous avions avec des enfants touareg. J’ai eu aussi une bonne connaissance du monde des paysans de mon village et une grande curiosité pour tout ce qui concernait la nature.

À 17 ans j’ai rencontré mon compagnon, José, qui comme moi cherchait à orienter sa vie en faisant des choix non conformistes et dans le sens de la transformation du monde. Il était très politisé et m’a influencée. Avant de le rencontrer, j’avais lu avec beaucoup d’intérêt Simone Weil et je lisais déjà beaucoup de romans qui aidaient à mon émancipation.
Nous avons cherché à comprendre ensemble comment changer le monde. Nous sommes allés aux réunions des Auberges de la Jeunesse et nous avons participé à deux camps de jeunes internationaux. Il m’a fait lire des revues, notamment Socialisme ou Barbarie. Ma revue préférée était Front noir de Louis Janover.

Qu’est-ce qui vous a amené à y participer ?

Après notre expérience à la Fédération anarchiste, nous avons rejoint Voix ouvrière. J’avais 19 ans. Pour nous implanter dans la classe ouvrière, nous étions amenés à rencontrer beaucoup de gens, en porte à porte, sur les marchés. Je tenais chaque semaine une permanence publique dans un café où les gens pouvaient nous contacter ou discuter avec nous. Elle était indiquée dans le journal. J’ai participé à différentes manifestations, contre l’armement nucléaire à l’appel du Mouvement contre l’armement atomique (MCAA), contre la guerre du Vietnam ou, à Paris, pour obtenir la libération du dirigeant paysan trotskiste Hugo Blanco.

Nous avions aussi beaucoup discuté avec les jeunes du PSU (la JSU) comme Patrick Choupaut, qui ont créé ensuite la JCR avec d’autres jeunes issus du PC et de l’UEC comme Gérard Filoche. Participer au mouvement en 68 coulait de source. C’est le genre d’événements que nous espérions tous.

Quel a été le rôle de la théorie dans votre engagement ?

Voix ouvrière était un groupe exigeant sur la culture politique. En Mai 68, j’avais ainsi lu des dizaines de romans et de livres théoriques ainsi que les articles de la revue théorique bilingue de VO, Lutte de Classe. Les discussions étaient vives et élaborées sur tout ce qui concernait l’actualité et l’histoire du mouvement ouvrier. J’ai participé à des stages de formation de VO où j’ai rencontré tous les responsables et militants qui avaient tous et toutes de fortes personnalités. Je devais faire des exposés pour nos sympathisants à Rouen. Nous allions aussi régulièrement aux meetings de VO à Paris, les Cercles Léon Trotski. Cohn-Bendit est venu une fois nous porter la contradiction avec beaucoup d’humour.

Quelles ont été vos expériences les plus importante ?

En mai 68 j’allais avoir 22 ans. J’occupais mon premier poste comme institutrice. J’avais la classe des petits à qui j’apprenais à lire, écrire et compter. Mon école était juste en face de la grande usine Fermeture Eclair à Petit-Quevilly, une commune ouvrière tenue par le PCF. Je connaissais bien les mamans de mes élèves qui étaient ouvrières dans cette usine et venaient voir leur enfant à la récréation sur leur temps de pause.

Je n’ai que des souvenirs heureux de Mai 68, aussi bien sur le plan professionnel, militant que personnel. Des cantines gratuites avaient été organisées pour les enfants de grévistes et j’ai participé à des animations pour ces enfants avec d’autres collègues. À la fin du mouvement j’ai eu une altercation avec mon directeur qui était stalinien et se méfiait de moi. Quand VO a été dissous avec les autres organisations gauchistes, il m’a balancé froidement que « la bourgeoisie était parfois sévère avec les petits-bourgeois qui servent ses intérêts ». Mais pendant le mouvement, ça s’était plutôt bien passé, même avec lui.

Avec ma 2 CV, j’étais chargée d’aller à Paris pour récupérer dans la cour de la Sorbonne les journaux et les tracts de VO pour notre groupe rouennais. J’ai donc été aussi partiellement dans le coup de ce qui se passait à Paris. J’ai été enthousiasmée par l’ambiance de discussions fraternelles qui régnait dans tous les coins de la Sorbonne avec des gens de toutes tendances et de tous âges. Chaque groupe d’extrême gauche avait son stand, mais ce qui m’a le plus marquée, c’est la richesse et le nombre d’expressions artistiques révolutionnaires : poètes, chanteurs, affiches… Une fois, j’ai dû reculer rapidement devant une manifestation brutale, avec mes 3 000 tracts dans les bras pour rejoindre ma voiture et rentrer à Rouen. J’ai eu la chance de participer à deux grandes manifestations avec des dizaines de milliers d’étudiants, de jeunes ouvriers et de personnes plus âgées : la marche sur l’ORTF pour dénoncer la propagande mensongère qui coulait à flot contre les étudiants et les grévistes ; la manifestation sur Renault-Billancourt où Jean-Paul Sartre a tenté de s’adresser aux ouvriers. Nous avons tous chanté l’Internationale dans la rue tandis que les ouvriers juchés sur les murs levaient le poing avec nous malgré les cégétistes qui faisaient barrage.

À Rouen je ne suis pratiquement pas allée à la faculté sur les hauteurs de la ville. L’endroit le plus vivant, le cœur du mouvement, se situait au cirque que les étudiants avaient rapidement occupé et qui était ouvert à tout le monde, à tous les débats, dans une joyeuse ambiance. C’est là que passaient les informations, que se diffusait le matériel militant et que s’organisaient les actions.

Il y a eu très peu d’épisodes violents sur notre agglomération. L’épisode le plus grave a été un coup de fusil tiré par un fasciste du groupe Occident à la fac qui aurait pu tuer un des militants de la JCR.

La révolte aurait-elle pu gagner ?

Je ne sais pas. Les ouvriers de Renault-Billancourt auraient pu par exemple enfoncer le barrage des staliniens pour rejoindre le cortège des étudiants et des jeunes ouvriers qui était devant leur usine. Mais ils n’étaient pas prêts à le faire. Ils n’étaient pas organisés dans des comités ou des conseils bien à eux. Les « comités de grève » étaient en général constitués de responsables syndicaux qui voulaient garder le contrôle sur la grève.

Quel a été son effet sur vous ?

L’expérience de mai 68 m’a aidée à participer pleinement à d’autres mouvements. Comme enseignante en grève en novembre-décembre 1995, j’ai participé activement au mouvement qui était particulièrement profond à Rouen où les cheminots étaient nombreux et en pointe. L’expérience de 1968 et de 1995 m’a aussi aidée à m’impliquer dans la grève des ouvriers et ouvrières de Ralston (ex-Cipel) en 1998. Ils ont occupé les portes et créé un comité de grève élu en assemblée générale et rendant des comptes chaque jour à l’AG. Mai 68 nous avait donné un avant-goût concret des capacités des travailleurs quand ils sont en mouvement. De ce point de vue, c’est eux qui nous ont formé et nous leur avons emboîté le pas dès que l’occasion se présentait.

Quel a été son impact sur la France ?

L’impact s’est réduit avec le temps, mais cela a fait trembler la bourgeoisie sur le moment. Les staliniens ont beaucoup moins employé la violence physique contre les gauchistes. Ils l’ont encore employée après, contre une camarade qui était ouvrière à l’usine Baroclem et contre une camarade institutrice qui collait des affiches en banlieue de Rouen. Mais leur nuisance dans les usines s’est surtout manifestée sous forme de calomnies et de dénonciations auprès de la direction, ce qui a valu à certains militants de LO d’être licenciés. Comme ils étaient toujours fâchés avec la démocratie syndicale, des années plus tard nous avons été amenés à organiser un débrayage à Renault-Cléon pour imposer la présence d’un de nos militants sur la liste des délégués du personnel, et à créer deux syndicats démocratiques indépendants avec des salariés qui nous faisaient confiance, à l’usine Renault-CKD et à l’hôpital Charles Nicolle.

Mai 68 ne nous a pas permis d’en finir avec les comportements bureaucratiques ni avec les comportements de petits chefs dans les organisations se prétendant révolutionnaires.

Lire la première partie (José Chatroussat)