Le blog des éditions Libertalia

Trop jeunes pour mourir dans Le Monde libertaire

lundi 27 avril 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Trop jeunes pour mourirdans Le Monde libertaire, n° 1760 (8 janvier 2015)

L’ouvrage de Guillaume Davranche, bouquin volumineux de plus de 500 pages, relate l’histoire du mouvement ouvrier de 1909 à 1914 et celle du mouvement libertaire de l’époque.
Le lecteur est invité à déambuler dans les espaces militants, en y rencontrant des personnages connus ou ignorés aujourd’hui, à travers leur parcours, leurs combats, leurs qualités et leurs travers : nous découvrons certaines figures sous des aspects nouveaux.
Guillaume Davranche, au cours d’un long récit chronologique, nous imprègne des ambiances des réunions, des congrès, des grèves, des échanges entre militants ; nous approchons ainsi des enjeux politiques de ce temps-là.
L’auteur propose deux manières d’aborder son ouvrage : « On peut le suivre de façon linéaire, chapitre par chapitre, année après année […]. On peut aussi le lire dans le désordre, le pénétrer à un endroit ou un autre, au gré de ses centres d’intérêts : le syndicalisme, le féminisme, l’anticolonialisme, l’anarchisme, les travailleurs migrants… » (p. 8)
Grâce à un long travail de recherche dans des archives et les journaux, une foule de détails est livrée sur les débats, les divergences, les conflits, les passions, les questions qui se posent à tous ces militants. De petites luttes en grandes luttes est croqué un tableau riche en couleurs des personnalités syndicalistes et anarchistes d’alors. De même, sont dessinées les différentes sensibilités des anarchistes impliqués ou non dans le mouvement syndicaliste ; on rapproche les passerelles entre les unes et les autres.
À travers cet ouvrage, nous percevons et cernons mieux la vivacité, l’élan du mouvement ouvrier des années 1909-1914, alors que, pourtant, l’impact de la CGT déclinait. Elle restait malgré tout, pour nombre d’anarchistes, un point d’ancrage pendant qu’ils construisaient leur propre organisation, à la durée de vie bien éphémère, largement du fait de la guerre : la Fédération communiste anarchiste (FCR puis FCA, née en 1913).
Signalons un chapitre important sur les luttes des femmes, qui, parmi les camarades masculins, dans une société très patriarcale, ont du mal à émerger sur le devant de la scène. Il relate leurs mobilisations, telle celle de la grève des midinettes, des couturières de la chaîne de magasins Esders.
L’auteur met en avant l’importance de la presse militante, tant pour la diffusion des idées que pour les débats internes. À ce titre, l’hebdomadaire La Guerre sociale a joué un rôle central, surtout pour les révolutionnaires, pour lesquels il a été une référence, avant d’être rejeté suite à des dérives idéologiques de ses principaux animateurs.
Parler de cette époque, c’est aussi évoquer les anarchistes individualistes et, parmi eux, les illégalistes et les réactions qu’ils suscitent parmi les anarcho-communistes, soulignant que l’anarchisme a du sens quand il a une visée collective.
En fil rouge et noir à l’histoire du mouvement ouvrier et du mouvement libertaire, la lutte des pacifistes qui veulent éviter la guerre, dans un contexte de patriotisme exacerbé, que l’on peine à imaginer aujourd’hui. Parmi les plus engagés, il y a ceux de la Fédération communiste anarchiste, qui, lors de son congrès à l’été 1913, fédère – à l’exception des individualistes – l’ensemble des anarchistes. Ces derniers s’impliquent au prix de la répression qui s’acharne sur les militants syndicalistes et anarchistes. L’auteur décrit celle-ci avec précision : il rend compte du retour des « lois scélérates » anti-anarchistes, du Carnet B, des menaces qui pèsent sur eux, du risque du peloton d’exécution, de la peur du bagne militaire.
Le contexte de l’avant-guerre – rarement relaté – est mis en exergue : les grèves, la campagne antiélectorale des législatives de 1910, les grandes affaires (Ferrer, Aernoult-Rousset, Métivier, Bonnot), la montée d’un climat belliciste. Les réactions des militants, des révolutionnaires aux événements internationaux, en particulier la révolution mexicaine, et, en France, au renouveau de l’antisémitisme, font l’objet de longs développements.
Bien des thèmes, des questions, des divergences font écho à l’actualité de la mouvance libertaire et interrogent, de manière plus ou moins similaire à aujourd’hui, les liens entre syndicalisme et anarchisme : le syndicalisme révolutionnaire se suffit-il à lui-même pour transformer la société, pour initier une révolution ? Faut-il des permanents syndicaux ? Le corporatisme, le « fonctionnarisme », le centralisme, le modérantisme sont remis en question, sur fond de crise à la CGT.
Dans ce livre, Guillaume Davranche a voulu « écrire une histoire à hauteur d’hommes », en essayant de comprendre pourquoi ces militants, qui se sont battus durant quatre ans avec courage et persévérance, qui avaient fait la grève générale en 1912 – contre la guerre qui s’annonçait déjà –, n’arrivent pas à se faire entendre et finissent pas renoncer en juillet 1914. Il s’est agi pour l’auteur de dépasser le jugement hâtif qui définit leur renoncement comme une trahison.

Malgré toutes les qualités de cet ouvrage « à hauteur d’hommes », par son ambition et au risque de l’exhaustivité, il s’adresse à des lecteurs aguerris pouvant naviguer durant 500 pages d’une organisation à une autre, d’une problématique sociale à une autre ce qui en rend la lecture compliquée sauf à choisir de le lire en le réorganisant de manière thématique, ce qui est, avouons-le, n’est pas si simple. Navigation qui rend – et c’est sans doute la part la plus innovante de l’ouvrage – difficile à bien saisir l’importance de cette quasi inconnue que fut la FCA. Première organisation pour un anarchisme social digne de ce nom dont les organisations libertaires sont les héritières directes. Nous pourrions, peut-être, songer à un « tiré à part » de cette belle initiative de nos anciens.

En plus de la richesse des informations, ce livre est graphiquement esthétique. Il est illustré de dessins tirés des journaux La Guerre sociale, L’Humanité, L’Anarchie… En complément du livre, vous trouverez un blog, riche en iconographie, et les dates de la tournée que réalise Guillaume Davranche pour présenter son ouvrage.

Agnès Pavlowsky, Hugues Lenoir