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Un court moment révolutionnaire sur À contretemps

vendredi 18 mai 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

À propos d’Un court moment révolutionnaire, sur le site À contretemps, mai 2018.

Une autre idée du communisme

Le « court moment révolutionnaire » qui donne son titre à cette histoire de la naissance et des premières années du Parti communiste, désigne à la fois la brève séquence révolutionnaire de son existence et la période d’immédiat après-guerre au cours de laquelle la révolution mondiale parut imminente. Julien Chuzeville revient sur l’histoire du communisme en France, des origines jusqu’à la Première Guerre mondiale, avant de s’attacher plus particulièrement aux opposants à l’Union sacrée, et au processus qui, au sortir de la guerre, mènera à la scission du congrès de Tours, puis à la bolchévisation du jeune parti communiste dès 1924.

La limpidité et la précision de l’étude, basée sur une masse d’archives impressionnante, la rendent, sinon définitive, du moins incontournable. La complexité des situations, des positionnements et des parcours s’avère passionnante en une période où trop souvent la simplification et la caricature sont à l’œuvre.

L’ouvrage peut également se lire comme un travail de démythification. Ainsi, « la prise de pouvoir par les bolcheviks, en novembre 1917, n’a pas un grand impact et ne renforce pas dans l’immédiat les zimmerwaldiens en France. L’idée qu’il s’agirait d’une “deuxième révolution russe” ne sera mise en avant que plus tard. Il faut se méfier des idées reçues : l’image de “la grande lueur à l’Est” est une reconstruction a posteriori » (p. 100).

L’auteur invite également à se méfier de tout anachronisme : l’espérance suscitée par la révolution russe ne suppose pas une rupture idéologique ou une conversion au bolchevisme des anarchistes et socialistes qui s’y rallient. Ils voient plutôt l’expérience comme une promesse, dans un contexte vécu comme éminemment révolutionnaire. « Les “socialistes” de la SFIC ne se transforment pas soudainement en “communistes” : pour eux c’est fondamentalement la même chose » (p. 240). Et Julien Chuzeville de rappeler le peu d’information crédible sur le régime bolchevik dont disposent les militants de l’époque, les outrances de la légende noire renforçant paradoxalement la légende rose. À rebours de la réalité, les communistes français voient dans leurs camarades russes des défenseurs des soviets et donc de la démocratie directe, malgré la lucidité précoce – dès janvier 1918 – de militants comme Charles Rappoport et Boris Souvarine, hélas sans suite jusqu’en 1923. Cette méconnaissance de la réalité « soviétique », et la méprise sur la nature d’un régime qui est déjà celui du parti unique, sont sans doute l’une des clefs de compréhension de l’échec de l’expérience d’un parti communiste révolutionnaire.

À l’inverse de ce que l’on aurait pu supposer, les divisions de 1920 ne se superposent pas parfaitement à celles de la guerre, et la position face à l’Union sacrée n’est pas forcement déterminante dans le partage des militants entre SFIC (communiste) et SFIO (socialiste). De même, nous dit l’auteur, « il y a des réformistes et des révolutionnaires dans les deux partis – mais pas dans les mêmes proportions », et le « carriérisme, voire l’opportunisme, n’est absent d’aucun des deux partis » (p. 246). Chuzeville insiste sur la singularité des parcours, des expériences et des situations régionales, et sur la coexistence au sein du même parti de conceptions théoriques très différentes, et parfois contradictoires, dont les militants débattent librement.

Il revient également sur le mythe de l’acceptation des « 21 conditions », à Tours, légende tenace qui survit encore aujourd’hui, et qu’on a récemment pu voir réaffirmée dans un ouvrage, par ailleurs digne d’intérêt, consacré à Marcel Body.

Si l’auteur semble succomber à l’air du temps en consacrant une place de choix aux luttes anticoloniales et féministes – et en ne faisant qu’évoquer la question rurale, essentielle pourtant au regard de l’importance des paysans parmi les militants, et l’antimilitariste, au cœur de l’action du jeune parti –, les développements qu’il apporte sur ces sujets négligés par l’historiographie se révèlent instructifs. À une époque où les réunions politiques étaient souvent « interdites aux femmes », le parti communiste se distingue à sa création par la présence de 15 % de femmes aux postes de responsabilité, chiffre qui tombera à 0 % en 1937…

Dès 1921, le parti entre en crise, refusant d’admettre le reflux révolutionnaire et ne parvenant pas à proposer des perspectives aux militants qui l’avaient rejoint. Dans ce contexte de désarroi et de luttes internes, les tenants d’une inféodation à Moscou l’emportent, entraînant le parti dans un processus irréversible de bolchévisation. « Parmi les courants divers qui s’opposaient au sein du PC de 1921 à 1924, finalement aucun ne l’emporte : ils sont tous remplacés par une autre orientation, portée par des militants ayant accepté d’accompagner le tournant de 1924 imposé par Moscou » (p. 402). Les causes de cette défaite face au rouleau compresseur kominternien sont longuement développées par Chuzeville. Si l’absence d’orateur parmi les tenants de l’aile gauche peut avoir joué un rôle, les raisons fondamentales sont à chercher du côté du reflux révolutionnaire et du turn-over de militants qui en découle, mais aussi du manque de clarté de l’opposition russe, en particulier de Trotski, frein essentiel à une prise de conscience en France de la réalité soviétique. À cela s’ajoute une sorte de cercle vicieux lié à la répression dont est victime le PC en 1923, privant le débat de militants écoutés, et provoquant un désir d’affichage d’une unité factice, et à terme, l’appauvrissement de la démocratie interne. L’argent de Moscou achève de caporaliser un parti qui devient à son tour bureaucratique, et dont les permanents sont majoritairement des ralliés d’après Tours. Des militants comme Maurice Thorez ou Paul Vaillant-Couturier, d’abord réticents et séduits par l’opposition de gauche, finissent par rentrer dans le rang.

De plus, au gré des démissions et des exclusions, les personnalités issues des combats contre l’Union sacrée se retrouvent à l’extérieur du parti. Ainsi, le communisme, le syndicalisme-révolutionnaire, et un certain communisme-libertaire, idées qui furent au cœur de la naissance de la SFIC, sont désormais inaudibles face à un parti centraliste et hégémonique, autoproclamé représentant unique d’une alternative révolutionnaire. La calomnie et la diffamation, armes que les ralliés au bolchevisme ne répugnent pas à utiliser, achèvent de ruiner toute forme d’opposition. On peut ne pas partager le pessimisme « uchronique » de l’auteur pour qui « ces courants fondateurs originaux ne pouvaient probablement pas donner plus, dans ce contexte défavorable, que ce qu’ils ont effectivement produit » (p. 475).

Le livre est aussi le portrait d’un groupe d’hommes qui, du refus de l’Union sacrée à celui de la bolchévisation, ont incarné en France une certaine idée du communisme, à l’intérieur – beaucoup d’entre eux écrivent dans L’Humanité de 1921 à 1925 –, puis à l’extérieur du PC. « Ce parcours de l’espoir à la désillusion concernant la Russie bolchévique n’entraîne pas de leur part un retrait du militantisme, mais la création de nouveaux espaces politiques où l’orientation révolutionnaire s’accompagne d’une volonté de mise en adéquation des moyens et des fins » (p. 426). « Ce n’est pas seulement l’orientation politique, l’indignation et la révolte face aux massacres et l’Union sacrée qui unissent ces militants, mais aussi une vision du monde, une éthique, une conscience et une intégrité qui ne se démentiront pas. Tenants d’une culture ouvrière, souvent grands lecteurs, ils ne sacrifient rien d’eux-mêmes et tentent de vivre en adéquation avec leurs idées » (pp. 67-68).

Ces militants exemplaires, que nous retrouverons essentiellement à La Révolution prolétarienne et au Cercle communiste démocratique, restent encore aujourd’hui, par leur lucidité et leur probité, la preuve qu’un autre communisme était possible.

Joël Bouvier