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Un court moment révolutionnaire dans Le Mouvement social

mardi 1er décembre 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans la revue Le Mouvement social, septembre 2020.

Auteur d’une biographie de Fernand Loriot et de deux ouvrages consacrés à l’opposition internationaliste à la guerre de 1914-1918, Julien Chuzeville s’est proposé de revenir sur la création du Parti communiste français, à l’approche du centenaire de sa naissance en décembre 2020. Son travail s’appuie sur un dépouillement minutieux de la presse (au premier rang de laquelle L’Humanité), des brochures, des archives de la surveillance policière et préfectorale du mouvement ouvrier pour partie seulement déjà bien connues, et sur des archives de militants, très nombreuses et moins labourées. Annie Kriegel, qui fut la première à faire entrer en 1964 dans le champ universitaire les « origines du communisme français », qualifiait sa recherche dans l’introduction de sa thèse par cette formule : « la politique, l’événement, l’archive ». Elle faisait mine de s’en excuser, en ces temps où régnaient la structure et l’histoire sociale, mais se justifiait puissamment par la nouveauté du sujet et des interprétations proposées. Julien Chuzeville légitime plus implicitement son approche par son retour aux sources et sa connaissance minutieuse des faits et des hommes (et quelques femmes) au niveau national, parfois local. Il ne faut pas chercher dans son étude de retour à l’histoire sociale par le bas (notamment celle de l’implantation électorale et militante du PCF après le congrès de Tours). Il s’agit d’une histoire politique, qui ne s’inscrit toutefois pas dans les historiographies ayant enrichi, depuis la fin du XXe siècle, tant la connaissance de la circulation transnationale des idées et des traductions de Marx que les analyses culturelles et anthropologiques des congrès et du militantisme (ce qui aurait pourtant permis de mobiliser la belle iconographie du cahier central et d’utiliser autrement les correspondances entre militants). L’auteur délaisse également l’historiographie récente de l’Internationale communiste (IC), substantiellement complexifiée par l’ouverture des archives à Moscou et de nombreux travaux russes, allemands, britanniques, mais aussi français.
Dans ce cadre, l’ouvrage de J. Chuzeville déroule une chronologie classique qui s’enracine dans un rappel des premières occurrences du « communisme », avec Gracchus Babeuf, et des grandes tendances du débat à gauche avant 1914, puis étudie la crise du socialisme d’Union sacrée et la montée en puissance des pacifistes révolutionnaires entre 1915 et 1918. Il propose ensuite deux zooms plus détaillés : d’abord sur le moment 1919-1920 et la naissance de l’Internationale communiste, après l’échec de l’Internationale socialiste à empêcher la guerre et dans le cadre de la réception de la Révolution russe et de la crise sociale en France ; puis sur le déroulé de la scission du socialisme français au congrès de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) tenu à Tours en décembre 1920. Les deux derniers chapitres sont consacrés à la difficile mise en place organisationnelle et politique de la jeune Section française de l’Internationale communiste (SFIC) et à la scission syndicale, puis au « tournant irréversible » du parti sous l’impact de la « bolchevisation » imposée par Moscou à partir de 1924. Le récit parvient à rester clair tout en étant précis, parfois à l’extrême. Le lecteur se trouve ainsi immergé dans la politique de l’époque, dans la richesse et la diversité des prises de position d’une minorité activiste composée de fortes personnalités totalement engagées dans le débat et dans son expression écrite, et plus largement dans la vie de la SFIO puis de la SFIC avant 1924 comme des partis de « courants » et de vifs débats. Le principal apport du livre est alors de revenir de manière détaillée, après d’autres historiens cités en bibliographie mais rarement en notes, sur la pluralité des choix possibles en ces moments décisifs pour l’histoire des gauches françaises, en les articulant autour des enjeux majeurs de l’époque : la paix et la révolution.
L’ouvrage propose une interprétation de la création du Parti communiste français comme l’histoire d’un double malentendu – terme employé à de nombreuses reprises – et d’une défaite. Le premier malentendu réside dans le choix de rejoindre l’Internationale communiste, dont le fonctionnement fut compris imparfaitement et avec retard, et dans la projection dans une révolution russe idéalisée. Les débats précédant immédiatement le congrès de Tours et, pendant celui-ci, la réception des « 21 conditions » d’adhésion à l’IC, puis la première structuration organisationnelle et financière du parti sont en ce sens très utilement analysés. Le deuxième malentendu est interne : il s’agit de l’alliance de circonstance, pour emporter la majorité au congrès de Tours et transformer la SFIO en SFIC, entre des courants du « centre » ralliés au choix de Moscou et un noyau pacifiste et révolutionnaire, lui-même hétérogène mais déjà structuré par le « Comité de la Troisième Internationale ». La sympathie de l’auteur va clairement à ce petit groupe présenté comme défendant depuis des années un « modèle de société collectiviste communiste » (p. 133) projeté sur octobre 1917 puis trahi par Moscou, et seul fidèle à une « vision du monde, une éthique, une conscience et une intégrité qui ne se démentiront pas » (p. 67). Il en résulte des choix implicites et explicites qui posent question. Car, d’une part, cette focale conduit à écarter rapidement de l’analyse tant le premier « parti communiste », autour de Raymond Péricat, que les fondateurs de la SFIC issus du « centre », comme Marcel Cachin, puis les premiers dirigeants envoyés par l’IC, comme Suzanne Girault, trop vite désignée comme agent de la police politique, la Tchéka. D’autre part, Julien Chuzeville ne propose pas d’explication convaincante de ce qu’il présente comme l’évolution rapide du parti fondé à Tours, « outil pour les travailleurs » qui aurait pu permettre la synthèse des courants politiques et organisationnels (syndicalistes, coopérateurs), vers un parti « instrument dirigé par des chefs spécialisés » (p. 379). Cette défaite fut pour lui purement conjoncturelle. Or, l’affaiblissement des revendications sociales, la fin du moment révolutionnaire européen, les pressions de l’IC moscovite essentialisée en « appareil bureaucratique implacable » (p. 424), les situations personnelles (maladie de Fernand Loriot, absence de Boris Souvarine envoyé à Moscou auprès de la direction de l’IC, brutalité d’Albert Treint, etc.) sont fort bien présentés par l’auteur, mais n’épuisent pas la question de fond : celle-ci qui avait été posée par Annie Kriegel, discutée à nouveaux frais par Romain Ducoulombier dans sa thèse publiée en 2010, pourrait être repensée à la lumière des travaux récents sur les circulations transnationales du premier communisme. Entre 1918 et le milieu des années 1920, quelles furent les raisons générationnelles, sociales, doctrinales, de l’acceptation progressive par des dirigeants et des militants français du projet bolchevique léniniste. Celui-ci impliquait dès l’origine une radi- calité exclusive, antiparlementaire, antiréformiste mais aussi anti-anarchiste, qui identifia l’internationalisme à la défense de l’État soviétique, et qui s’articula alors avec les espoirs de transformation politique et sociale révolutionnaire ? On ne peut que souhaiter que Julien Chuzeville s’affronte à l’avenir à ce débat.

Sophie Cœuré