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Mutineries dans Brasero

mardi 28 novembre 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Brasero nº3, novembre 2023.

À la fin du XVIIIe siècle, l’équipage d’un vaisseau de 55 mètres embarquant 74 canons sur deux ponts – le type de navire de guerre le plus courant – comptait 750 hommes. La hiérarchie était organisée en quatre catégories : une douzaine d’officiers, une centaine de marins qualifiés (quartiers-maîtres, pilotes, charpentiers...) et de « surnuméraires » (soignants, cuisiniers, valets des officiers...) formant la « maistrance » intermédiaire entre le commandement et l’équipage, une garnison de 120 soldats chargés de maintenir l’ordre et, enfin, les 580 gabiers, timoniers, matelots et mousses. La vie sur le navire reflétait la société de classes portée à son paroxysme : dans le château arrière, le capitaine – « seul maître à bord après Dieu » – et ses officiers vivaient dans le confort, voire le luxe ; dans les ponts, les prolétaires de la mer passaient des mois sans mettre pied à terre, entassés dans des conditions d’hygiène épouvantables, exposés aux maladies et aux accidents, mal nourris, mal payés, enrôlés le plus souvent contre leur gré et menacés de supplices atroces à la moindre incartade.
Le renversement de la noblesse par la Révolution française suscita une vague de mutineries dans la flotte de la nouvelle République puis, par contagion, dans les autres marines européennes, surtout la britannique, où l’oppression était la plus violente. Avec des revendications identiques : renvoi des officiers tortionnaires, fin des châtiments corporels, salaires décents, amélioration de la nourriture, droit de descendre à terre aux escales… Le pouvoir jacobin supprima les châtiments les plus cruels et renvoya les officiers aristocrates mais, après sa chute, la marine française, durablement désorganisée, subit une série de défaites cuisantes jusqu’à son effondrement, à Trafalgar. La Royal Navy, au contraire, rejeta d’abord les doléances et les pétitions des marins, les poussant à des actions de plus en plus radicales : grève en armes, prise de contrôle du vaisseau pour fuir dans un port neutre et, même, soulèvement de deux flottes (1797), dont l’une hissa le drapeau rouge. Mais en jouant tantôt l’apaisement, tantôt la répression, en rappelant les mutins à leur devoir patriotique, l’amirauté britannique parvint à les diviser, à rétablir l’ordre sur les vaisseaux et à conserver son hégémonie maritime pour un siècle.
C’est une page méconnue de l’histoire des luttes révolutionnaires que relate Niklas Frykman dans cet ouvrage très documenté. Outre la description des conditions de vie des hommes du bord, on y trouve le récit détaillé des principales mutineries et les stratégies des équipages pour faire aboutir leurs revendications. Les questions qui se posèrent à eux ne nous sont pas étrangères. Comment appliquer les principes démocratiques sans mettre en danger la flotte, la défense de la patrie – ou de la République – et la vie des marins, sur des navires dont le maniement, surtout au combat, nécessitait une stricte discipline ? Peut-on retourner les canons contre ses frères d’armes ? L’histoire académique ignore à peu près cette vague révolutionnaire. En la restituant avec rigueur et talent, Niklas Frykman rend enfin hommage aux damnés de la mer.

François Roux