Le blog des éditions Libertalia

Rengainez, on arrive !

mercredi 16 janvier 2013 :: Permalien

Le mensuel Le Combat syndicaliste de janvier 2013 vient de publier un long entretien avec Mogniss H. Abdallah. Nous le reproduisons in extenso. Merci à Mari pour la communication du fichier

 À lire aux éditions Libertalia : Rengainez, on arrive !

Rengainez, on arrive !

Mettre fin à l’impunité des crimes policiers et racistes. Les révéler quand ils sont étouffés. Les analyser par l’angle social quand ils sont cantonnés aux faits divers et à la « délinquance ». Les inscrire dans une histoire coloniale quand ils sont énoncés comme étant le fait de minorités à qui l’on reproche de s’être « communautarisées » et « islamisées ». Malgré des décennies de mobilisations allant en ce sens, la tâche reste ardue et pour cause.

Les luttes entendant dénoncer les crimes racistes et sécuritaires sont anciennes et pourtant peu relayées, ou au cas par cas, sur le moment, rarement dans la durée. Il en va de même des luttes de l’immigration revendiquant l’égalité qui sont comme reléguées aux oubliettes sitôt une mobilisation visible achevée. Qui se souvient par exemple de la première Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, dont l’idée germa aux Minguettes sur fond de « reconquête des zones interdites », de « pacification » policière des cités et de développement du FN ? C’est aussi à cette même époque qu’apparaît ce que l’on appellera plus tard l’« islamophobie » ou « racisme anti-musulmans », attribué à l’extrême droite mais largement attisé par le PS qui le premier en formule les grandes lignes, reprises en chœur par tout l’échiquier politique.

En 1984, quatorze familles de victimes de crimes racistes ou sécuritaires viennent se planter devant le ministère de la Justice, sur le modèle des Mères de la place de Mai argentines. Au-delà de leur demande de rencontre avec le ministre et de leur dénonciation des crimes dont ont été victimes leurs proches, ce sont aussi les beaux quartiers parisiens qui sont investis. Et cette appropriation d’un lieu qui leur est a priori défendu et/ou inaccessible est elle aussi tout un symbole. Ces familles sont accompagnées de personnes qui avaient participé à la Marche de l’année précédente, qui avait réussi à fédérer assez massivement et dans des milieux variés.

Mais la question du rapport avec ces soutiens « extérieurs » se pose constamment. De même que celle soulevée entre avocats et familles. Au final, ce sont encore des Français bien blancs et aux situations sociales plutôt bonnes pour ne pas dire aisées ou des avocats techniciens qui parlent en lieu et place des familles et agissent au nom d’enfants d’immigrés, habitants des cités, victimes de violences et de crimes racistes et sécuritaires. La nécessité de l’autonomie des luttes et de l’auto-organisation s’impose.

Une association dénonçant ces crimes est mise en place, mais tout n’est pas simple : pour certaines familles, leurs enfants ne sont pas seulement noirs ou arabes, mais aussi (et surtout) jeunes. Et quand la victime est blanche, un certain malaise se fait jour : comme l’explique Mogniss H. Abdallah, « les victimes arabes ou noires » semblent assignées à « un certain type de violence raciste dont la nature serait forcément distincte de la violence sécuritaire anti-jeunes subie par les Blancs. Mais qui, en creux, méconnaît le fait que les victimes arabes ou noires sont aussi, pour la plupart, des jeunes parmi leurs pairs ».

C’est au travers du prisme d’une étude chronologique et d’une analyse des rapports de forces, mais aussi de solidarités, et du processus de mise en place d’une auto-organisation que Mogniss H. Abdallah revient sur près de quarante ans de ce pan de l’histoire sociale trop peu exploré. Son récit est riche et sans concession et parvient à faire état de ces luttes avec justesse tout en en révélant des contradictions souvent difficiles à surmonter.

Engagé dès le milieu des années 1970 dans le mouvement des médias libres, Mogniss H. Abdallah a participé à la création de l’agence IM’média en 1983 et n’a depuis cessé de s’engager dans et aux côtés des luttes de l’immigration et de divers mouvements sociaux. Et rares sont les personnes qui font preuve de tant de ténacité dans ce domaine. Il fait partie de ces militants investis dès la première heure autour de ces problématiques et qui continuent, contre vents et marées, à garder le cap dans leur combat pour l’égalité et un monde plus juste. Qui d’autre mieux que lui pouvait raconter cette histoire ?

Entretien avec Mogniss H. Abdallah autour de son dernier livre, Rengainez, on arrive ! Chroniques des luttes contre les crimes racistes ou sécuritaires, contre la hagra policière et judiciaire des années 1970 à aujourd’hui.

En 2000, tu publiais le livre J’y suis, j’y reste ! Les luttes de l’immigration en France depuis les années soixante (éditions Reflex, Paris) qui faisait la part belle aux luttes sociales et ouvrières, aux solidarités entre Français et immigrés, à la mise en place d’un autre type de lutte par les deuxième et troisième générations. Dans le livre que tu viens de sortir, tu abordes plus spécifiquement les luttes contre les crimes racistes ou sécuritaires depuis les années 1970, ces crimes touchant essentiellement les populations issues de l’immigration et vivant en banlieue. Ces deux ouvrages sont bien sûr complémentaires…

Au départ il y avait un projet de réédition de J’y suis, j’y reste !, épuisé depuis des années. Les éditions Libertalia m’avaient demandé de réactualiser le manuscrit en développant une nouvelle partie sur les luttes menées dans les années Sarkozy, mais le tout commençait à prendre des allures encyclopédiques, en cherchant à articuler luttes des sans-papiers, évolution des revendications de l’immigration « légale », révoltes des quartiers populaires et mouvement social global. Bon, ça sortira peut-être un jour. En attendant, j’ai proposé un texte centré sur l’un des axes constants de cette histoire, la lutte contre les crimes racistes ou sécuritaires. Cela m’a semblé d’autant plus nécessaire qu’une idée reçue voudrait qu’en France il n’y aurait plus de « crimes racistes », mais seulement des « bavures » policières. Or la racialisation des discours dominants et le développement de l’idéologie sécuritaire, y compris par la gauche de gouvernement, aboutiront inéluctablement à de nouveaux drames. Aujourd’hui, les plus directement ciblés sont les musulmans ou supposés tels, et il y a aussi les Roms. Pour autant, je rappelle aussi que la tentation sécuritaire ne vise pas que les Arabes et les Noirs, mais plus généralement les « salauds de pauvres » ou ces jeunes « à qui il faudrait une bonne guerre ». Parmi les victimes des coups de flingue ou de la pression policière, il y a aussi des Français blancs, ils ne doivent pas être oubliés au nom de la seule lutte contre le racisme ! Si je reprends pour titre « Rengainez, on arrive ! La chasse est fermée », l’un des slogans de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, c’est aussi une manière de renouer avec l’idée plus offensive d’alors qu’il faut « désarmer les beaufs, les flics et les milices privées » et s’opposer à la logique de la militarisation policière contre « l’ennemi intérieur ».

La question de l’autonomie des luttes traverse tous tes travaux, mais aussi ton engagement. Dans Rengainez, on arrive !, il est d’ailleurs souvent question d’instrumentalisation, de méconnaissance mutuelle voire de défiance, comme si deux mondes qui s’ignorent vivaient et évoluaient en parallèle sans (presque) jamais se rencontrer. Pourtant, « autonomie » pourrait aussi rimer avec « convergence », mais tu parles à un moment de « décalage social » voire « culturel » : peux-tu approfondir ?

Le « décalage social ou culturel » dont il est question, c’est par exemple Fazia, la sœur de Djilali Ben Ali, un jeune Algérien tué à Barbès (Paris, XVIIIe) en octobre 1971, qui en parle à propos des militants débarquant soudainement dans le quartier avec leur discours préconstruit et leur côté donneur de leçon gauchiste. Ou encore, lors de la campagne Justice pour Abdel Benyahia, jeune des 4 000 à La Courneuve tué par un policier le 6 décembre 1986, le même soir que Malik Oussekine. Les militants humanistes ou d’extrême gauche mettent en avant qu’ils sont contre la prison en général, alors que la famille et les amis réclament la requalification des faits en « homicide volontaire » et l’incarcération du meurtrier. Ce qu’ils obtiendront à la suite d’une campagne contre les discriminations d’une « justice à deux vitesses » : la liberté pour les meurtriers offrant de « bonnes garanties de représentation » d’un côté, et de l’autre la prison pour la « racaille » des cités, coupable de délits souvent mineurs.

Pour les amis d’Abdel, l’argument « la prison pour personne » est abstrait et n’offre aucune perspective concrète. « Vous voulez quoi ? Qu’on fasse justice nous-mêmes ? », répliquent-ils. Il ne s’agissait pas tant de s’identifier à la répression du système dominant que de jouer sur les contradictions mêmes de ce système et de sa justice inégalitaire. Entre-temps, la gauche est repassée au pouvoir (en 1988) et beaucoup de militants ont disparu de la circulation. Ils étaient présents pour dénoncer une police aux ordres de Pasqua-Pandraud, mais dès que ceux-ci n’étaient plus au pouvoir, les militants de gauche n’étaient plus intéressés par l’affaire. La famille et les amis d’Abdel se sont retrouvés bien seuls lors du procès. Un procès qu’ils ont pourtant en partie « gagné », dans la mesure où le meurtrier a été condamné pour « homicide volontaire » à sept ans de prison ferme. À l’annonce du verdict, le père d’Abdel s’est alors adressé au public pour lui dire : « On n’est pas là pour que ces gens-là [il désigne les policiers] aillent en prison. On est là pour qu’ils ne tirent pas encore, on est là pour les vivants ! » J’ai trouvé sa lucidité impressionnante. Son principal objectif, c’était de faire reconnaître la culpabilité même du meurtrier et d’en finir avec le sentiment ambiant d’impuissance face à l’omnipotence policière. Au-delà des discours idéologiques, il y a bien là de quoi converger. Je tiens d’ailleurs à rappeler que monsieur Benyahia et les frères d’Abdel ne se sont pas repliés sur leur seule affaire. Ils ont été présents aux initiatives du comité des familles des victimes de la répression policière des manifestations étudiantes de décembre 1986. Ils ont ainsi répondu à l’appel à l’unité du père de Jérôme Duval, un étudiant blessé, qui avait déclaré lors d’un meeting à La Courneuve : « Il ne faut pas croire que les Français de souche soient à l’abri des violences policières. »

Tu fais état de l’émergence d’une nouvelle figure de « classe dangereuse » dans les années 1970 avec l’apparition des « lascars ». Or les questions sociales et coloniales ne peuvent être dissociées : ne s’inscrivent-ils pas en effet dans la continuité de leurs parents, stigmatisés notamment pendant la guerre d’Algérie ?

La figure du « lascar » des cités qui émerge dans les années 1970-1980 est nouvelle par deux aspects. D’abord, la société française découvre tout d’un coup les enfants des travailleurs immigrés alors que ceux-ci sont encore trop souvent représentés comme des célibataires peuplant les foyers Sonacotra, frustres et parlant mal le français, vivant en marge de la société et n’ayant en tête que le retour au bled. Or voilà que leurs enfants ayant grandi en France revendiquent leur place à part entière, « ici et maintenant », s’expriment et se comportent tel Gavroche qui connaît tous les recoins du Paris populaire et monte sur les barricades. Leur insolence est alors de plus en plus souvent sanctionnée par la prison puis l’expulsion vers le pays d’origine de leurs parents, mais ils restent ou reviennent clandestinement. Ils vivent et partagent aussi les révoltes de la jeunesse populaire de ce pays contre la précarisation structurelle du monde du travail, contre leur mise au pas par l’école et par un travail au rabais (intérim, etc.). Ils se révoltent aussi contre l’oppression intrafamiliale – c’est en particulier le cas de nombreuses filles. Alors à la question « Les jeunes s’inscrivent-ils dans la continuité des luttes de leurs parents ? », il faudrait insister sur le fait que les parents parlaient rarement de leurs expériences de souffrance et de lutte à leurs enfants, pour ne pas transmettre de traumatisme. Ils ont sacrifié leur vie pour que les enfants fassent des études, bénéficient d’une vie meilleure, etc.

Soulignons aussi que les discours militants des anciens étaient dominés soit par celui de l’Amicale des Algériens, dont les velléités d’encadrement étaient rejetées par les enfants qui ne croyaient pas non plus aux versions FLN héroïsées de l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne, soit par des militants d’extrême gauche surtout centrés sur la situation politique dans les pays d’origine. Je pourrais donner plein d’exemples du manque de transmission de l’expérience des parents aux enfants : ainsi, le père d’Abdel Benyahia n’a jamais évoqué à ses enfants sa participation à la manifestation du 17 octobre 1961 et le massacre d’État qui s’en est suivi. Mais à partir du moment où les jeunes s’engagent à leur tour dans des luttes, et dès lors que leurs parents les prennent au sérieux, les langues se délient. Dans mon film Douce France, la saga du mouvement beur, le père de Mohamed Hocine (qui a gagné dans sa lutte contre sa « double peine », c’est-à-dire une mesure d’expulsion après une peine de prison) raconte en famille la répression qu’il a lui-même vécue ce même 17 octobre 1961.

Les années 1980 semblent très fécondes en terme de mobilisations et de prise de conscience de la nécessité de s’organiser collectivement, tandis que pendant les deux décennies suivantes, le phénomène paraît décliner ou du moins prendre d’autres formes : on n’entend plus aujourd’hui parler du MIB et le Mouvement des indigènes de la République se concentre essentiellement sur la dénonciation de la continuité coloniale. Pourtant, depuis l’automne 2005 et ses « émeutes », la banlieue revient sans cesse sur le devant de la scène médiatique et on pourrait donc penser que le terrain est favorable à la construction de nouveaux mouvements collectifs porteurs d’analyses et de revendications plus globales…

Les années 1980 ont été celles de la prise de conscience : « On est chez nous ! » (un slogan paradoxalement repris aujourd’hui par le FN qui se pose en victime d’un racisme « anti-Français », son fonds de commerce restant « la France aux Français », aux « vrais » Français…). Mais de l’euphorie de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, on est passé aux désillusions : l’apparition de SOS Racisme et d’une « beurgeoisie » a relégué au second plan la réalité sociale. Simultanément, de multiples associations repliées sur le local se sont accoutumées à « gérer la misère » en contrepartie de subventions qui les ont rendues de plus en plus dépendantes.

Les années 1990 ont été celles du retour sur les banlieues ou quartiers populaires et sur les priorités sociales, dans une perspective politique. Le MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues) a été lancé en 1995, dans un contexte de convergences autour de mouvements sociaux offensifs (mal-logés, retraites, sans-papiers, chômeurs et précaires…). Le rap conscient était en vogue, le MIB a d’ailleurs bénéficié du soutien du groupe Assassin pour le lancement de sa campagne Justice en banlieue. Et les recettes assez conséquentes du CD 11’30 contre les lois racistes ont été reversées au MIB. Mais ça n’a pas duré, et la précarité militante au jour le jour a repris le dessus, avec le sentiment d’un éternel recommencement. D’où un réel découragement. « À quoi ça sert de passer sa vie à militer si c’est pour continuer à galérer sans fin ? » : cette complainte pose crûment la question sans cesse différée de quel modèle économique serait viable pour une organisation pérenne de militants en situation sociale précaire, autour d’un projet politique autonome radical que les pouvoirs publics locaux ou nationaux ne vont évidemment pas subventionner. Le plus rageant c’est que d’autres ont « raflé le bénef » des mobilisations antérieures, en s’engageant dans des formes de business bien plus rémunérateur, je pense par exemple aux nouveaux affairistes qui prospèrent sur le créneau « musulman », un marché porteur qui capte une partie de ceux qui, issus de l’immigration et des quartiers populaires, ont connu une certaine mobilité sociale. Beaucoup de militants du MIB ont fini par chercher des solutions individuelles ou se sont repliés sur le local, intégrant des structures liées aux institutions du travail social. Dès lors, ils n’ont plus la même disponibilité militante qu’auparavant, qui exigeait d’être mobilisé à plein-temps. Ceci dit, les médias évoquent souvent les jeunes des banlieues, la drogue, les armes, les islamistes, les émeutes ou révoltes sporadiques… mais ne s’intéressent guère aux militants issus de l’immigration investis dans les organisations généralistes : je pense aux associations de femmes dans les cités, aux parents d’élèves, aux mal-logés et aux locataires qui résistent à la « gentrification » des quartiers, aux ouvriers syndiqués de l’usine PSA d’Aulnay-sous-Bois, etc. À l’image du mouvement social global, leur action reste souvent défensive, mais elle recèle aussi un potentiel de contre-pouvoirs appelé à se développer dans la période de tensions sociales et politiques à venir.

Propos recueillis par Mari Otxandi / CNT Culture Aquitaine

La Capitana

vendredi 14 décembre 2012 :: Permalien

La Capitana.
Elsa Osorio,
traduit par François Gaudry,
éditions Métailié, 2012, 20 €.

Sur la première de couverture, une photo en noir et blanc de Gerda Taro et ce titre énigmatique en espagnol : La Capitana. Pas facile de comprendre qu’il s’agit là du livre attendu de l’auteure argentine Elsa Osorio (née en 1953), adaptation romancée de la vie de la militante communiste oppositionnelle Mika Etchebéhère (1902-1992), seule femme à avoir commandé une colonne – du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) – durant la Révolution espagnole.

Elsa Osorio explique sa démarche en postface : c’est en 1986 qu’elle entend parler pour la toute première fois de sa compatriote Micaela Feldman, dite Mika. Celle-ci est encore en vie et réside à Paris. Mais hasard du destin, la romancière ne la rencontrera jamais. Elle lit néanmoins le récit autobiographique Ma Guerre d’Espagne à moi (édité en 1975 par Denoël, réédité en 1998 dans la collection « Babel Révolution » d’Actes Sud). Puis, pendant vingt ans, Elsa Osorio accumule la documentation (témoignages, correspondance) et marche sur les traces de son héroïne. Elle passe enfin à la rédaction en 2007.

Le résultat est entre nos mains, probant, passionnant, précis, émouvant sans sombrer dans le pathos. Dans le genre, une réussite. Elsa Osorio répond aux exigences de la narration et rend justice à Mika Etchébèhere. Qui était-elle, d’ailleurs, cette combattante trop souvent occultée par son mari ?

Elle est née en 1902 à Moisés Ville (province de Santa Fe, Argentine), une communauté fondée par des Juifs de l’Est rescapés des pogroms. Très jeune, elle rencontre Hyppolyte Etchebéhère, compagnon d’amour et de luttes. Ensemble, ils fondent une revue, s’enthousiasment pour la Révolution russe avant d’en percevoir les limites et d’embrasser la dissidence trotskiste. Ils vivent à Berlin quand les nazis prennent le pouvoir (lire 1933. La Tragédie du prolétariat allemand, par Juan Rustico, pseudonyme d’H. Etchebéhère, Spartacus, dernière édition, 1993). Dès l’annonce du pronunciamento franquiste, le couple de militants internationalistes se rend en Espagne. Hyppolyte prend la tête d’une colonne du POUM, est abattu sur le front de Sigüenza en août 1936. Sa compagne reprend le commandement, s’impose en tant que femme et officier à la tête d’une colonne d’hommes non exempts de comportements machistes. Arrêtée par les tchékistes au printemps 1937, elle échappe à l’exécution sommaire grâce à l’intervention de son ami Cipriano Mera, le général de la CNT (lire Cipriano Mera Sanz, 1897-1975 : de la guerre à l’exil, Clément Magnier ; éditions CNT-RP, 2011). Le reste de son existence est décrit de façon elliptique : la joie que ressent la vieille dame lors du mouvement de Mai 68 ; son amitié avec le surréaliste Guy Prévan ; les dernières années en région parisienne. Il y a de fortes pages et du souffle dans ce récit où l’on croise René Lefeuvre, Kurt Landau, Alfred et Marguerite Rosmer, André Breton et qui rappelle invariablement le récit Nous cheminons ensemble entourés de fantômes aux fronts troués de Jean-François Vilar (Le Seuil, 1993).

Nicolas Norrito

L’autonomie, pas l’autarcie !

jeudi 15 novembre 2012 :: Permalien

Voici un article qui dormait dans les cartons depuis quelques mois et qui donne à réfléchir. Une scène de vie que nous livrons telle quelle.

Photographie : Yann Levy

« L’autonomie, pas l’autarcie ! »

Sous cette ligne de conduite, Muriel et Serge ont construit un mode de vie cohérent avec leur rejet du système productiviste et consumériste. Nous leur rendons une petite visite, histoire de comprendre leur cheminement intellectuel et les solutions qu’ils ont adoptées.

À une quarantaine de kilomètres à l’est de Paris, dans un quartier pavillonnaire d’une ville de grande banlieue se trouve une petite maison accrochée à la colline. Le séjour s’ouvre sur un vallon au fond duquel coulent la Marne et la ligne de chemin de fer. C’est ici que vivent Muriel et Serge, couple d’âge mûr qui a la particularité de tirer la majeure partie de sa subsistance du terrain attenant à la masure. Plus précisément de son potager situé en contrebas : cinq cents mètres carrés tout en longueur capables de nourrir quatre personnes sans le moindre ajout d’engrais chimique.

Nous descendons l’étroite allée qui le longe pour en découvrir les différents éléments. Tout d’abord un ensemble de collecteurs d’eau de pluie assurant les réserves pour l’arrosage, qui dominent une serre sous bâche pour les plantations fragiles comme les tomates. Muriel précise : « Chaque année nous plantons une trentaine de variétés, à raison de cinq plants par variétés. C’est beaucoup mais c’est vraiment délicieux… » Puis viennent les carrés de plantation organisés pour permettre la rotation des cultures. Des restes de carton au sol attirent l’attention. Serge s’explique : « Nous fonctionnons en permaculture dont un des principes est de ne jamais laisser le sol à nu pour maintenir l’humidité. Donc l’hiver on couvre avec des morceaux de carton, au printemps le carton s’est désagrégé, la terre est friable et on a pas besoin de bêcher. C’est la nature qui fait le boulot. »

Au bout du terrain : neuf ruches, soit des millions d’abeilles qui produisent à leur rythme du miel toutes fleurs. En ce mois de février, elles hibernent. Heureusement car le citadin n’est guère en confiance. Serge rassure : « Elles s’habituent à la présence humaine, tu peux passer à proximité sous souci. » Le terrain se clôt sur un poulailler jouxtant un tas de compost. Chaque jour, les déchets organiques y sont jetés afin de produire un engrais garanti biologique.

Dans la maison, les toilettes sont sèches. Un gros cube de bois percé sur lequel est fixée une lunette des plus classiques. À l’intérieur un réceptacle contenant une litière et absolument aucune odeur intempestive. « Au lieu d’acheter très cher à des multinationales de l’eau traitée et retraitée juste pour pisser dedans, à chaque utilisation on verse un peu de sciure récupérée auprès d’une scierie du coin qui est bien contente de s’en débarrasser. » Une fois par semaine, le contenu est vidé sur le compost rendant ainsi au terrain les nutriments non utilisés.

Le patron de Volvic ne serait guère enthousiasmé en jetant un coup d’œil au balcon. Une dizaine de bouteilles en verre remplies d’un liquide incolore y prennent négligemment le soleil. « De l’eau de pluie, on l’expose deux jours aux ultraviolets des rayons du soleil, cela tue les germes et elle devient potable. » Devant la mine circonspecte des visiteurs, Serge poursuit : « C’est une technique reconnue, et c’est plus sain que l’eau de ville dans laquelle tu retrouves des molécules de médicaments que les stations d’épuration ne savent pas traiter, l’eau en bouteille c’est pire, elle contient des traces de plastique. » Au sous-sol la machine à laver côtoie une dame-jeanne au contenu noirâtre. Une décoction de cendres qui sert de lessive, efficacité garantie par Serge.

La visite impressionne par la cohérence avec laquelle chaque pratique s’intègre au fonctionnement global du foyer, autant que par sa rupture radicale avec le mode de vie que connaissent la plupart des habitants de zones urbaines. Un fossé qui pourrait rebuter les plus motivés des aspirants à plus d’autonomie dans le quotidien. Serge récuse d’ailleurs une démarche visant à s’appliquer (ou à appliquer aux autres) un modèle prédéfini, et ce quel que soit le bien-fondé de ce dernier. Il milite plutôt pour un questionnement des pratiques individuelles et collectives visant à adopter progressivement des solutions acceptables par chacun. Et si prosélytisme il y a, il ne peut passer que par l’exemple. À l’image de ce voisin qui a quasiment abandonné les insecticides pour son potager en constatant les rendements de Muriel et Serge en permaculture.

Serge assure qu’une multitude de petits gestes peuvent constituer des pas successifs vers des modes d’organisation complets (être économe en eau, en électricité ou faire pousser quelques plantes sur son balcon). Lorsqu’on lui fait remarquer que ces « petits gestes » sont utilisés par les classes dirigeantes pour masquer leur responsabilité dans la dégradation environnementale en culpabilisant le peuple, Serge précise que ces actes doivent s’accompagner d’une démarche politique pour faire sens.

Et de politique il va en être question autour d’un repas « maison » jusque dans les pâtes, mais qui contient tout de même des ingrédients provenant de l’extérieur comme de la viande (le couple en consomme très peu), achetés en AMAP ou simplement dans des commerces locaux. C’est le moment d’interroger les idéaux de nos hôtes, et de confronter leur réalité aux préjugés qui collent, comme la glaise aux sabots, à tous ceux qui se frottent, en discours ou en actes, à la notion de « décroissance ». Pour certains, il s’agirait d’égoïstes bourgeois qui refusent aux plus pauvres les fruits du progrès dont ils ont bénéficié, à la seule fin de préserver leurs privilèges. Pour d’autres, dont certains libertaires, ils seraient de sombres réactionnaires prônant un retour à la terre aux relents de « Révolution nationale ».
L’évocation de ces images fait sourire le couple. Muriel ne vit pas sa démarche comme une rupture ; son milieu familial modeste n’a jamais été porté sur le consumérisme, mais lui a permis de ne manquer de rien. Une absence de manque dont elle reconnaît qu’elle lui a certainement permis de ne jamais voir dans la société de consommation un moyen de combler des frustrations matérielles ou symboliques.

Le parcours de Serge est radicalement différent. Issu d’un milieu pauvre, il a vécu son accession à la tête d’une d’entreprise d’électronique comme une ascension sociale et une opportunité pour mettre en pratique ses convictions politiques. « Patron de gauche » comme il se définissait lui-même, militant peu orthodoxe de la CGT, il axait son action syndicale sur l’implication des travailleurs aux décisions dans l’entreprise et sur la redistribution de la richesse produite. Après que la société fut devenue une filiale de multinationale, Serge connut jusqu’à l’absurde une gestion de groupe où la valeur des hommes et des entreprises se mesure à leur richesse apparente. Réunions éclair à l’autre bout du monde, avantages et notes de frais traduisant l’importance hiérarchique des cadres, dépenses outrancières… L’expérience s’est conclue pour Serge par une prise de conscience brutale de l’impossibilité de poser la question de la redistribution sans considérer celle de la production, au-delà de l’aspect, certes essentiel, des conditions de travail. Ne pouvant plus évacuer les conséquences politiques et sociales de cette production, et de la manière d’en dépenser les fruits, Serge devenait incapable de continuer à diriger une entreprise du domaine des « hautes technologies », profondément impliquée dans le système capitaliste et dont certaines activités concernaient des applications militaires.

Ce rejet a dépassé le cadre de son activité professionnelle, car comme il le dit : « Le système a besoin de nous pour produire, mais aussi pour consommer. » Or pour assurer l’écoulement des produits, le système productiviste cherche à emprisonner les individus dans une dualité salarié/consommateur. Une destruction d’autonomie soutenue par les pouvoirs publics au travers du « chantage à l’emploi », ou comme lors de la dernière crise en distribuant des aides aux entreprises plutôt qu’aux travailleurs touchés par le chômage.
Serge considère ainsi que sortir de la consommation permet de limiter ses besoins financiers, de s’affranchir de la nécessité d’être salarié, d’être moins dépendant du système et donc de gagner en autonomie politique. « Il faut se réapproprier son temps » clame Serge, qui articule son rythme de vie autour du fonctionnement du foyer et d’un fort engagement syndical au sein de la CNT. Disposer de son temps ne signifie pas ne rien faire : les tâches ménagères, potagères et apicoles représentent l’équivalent d’un mi-temps par personne.

Cependant une organisation impliquant plus de monde, à l’échelle d’un quartier par exemple, permettrait une économie de temps en mutualisant certaines tâches. Serge, Muriel et des riverains s’apprêtent d’ailleurs à tenter l’expérience. À force d’actions directes, ils sont en passe de récupérer une friche face à une mairie quelque peu réticente. Une belle surface susceptible d’accueillir jardins et poulailler partagés. Cette initiative soulève un point crucial souligné par Serge : la taille de ces formes de « communes ». Si une trop petite taille limite l’intérêt de la mise en commun, une taille trop importante conduit à une dilution du pouvoir politique de chacun, tout en nécessitant des infrastructures si grandes et complexes que leur gestion ne peut être confiée qu’à des experts. Exactement ce que le capitalisme génère en concentrant les travailleurs, les privant au passage des conditions politiques et matérielles de prendre en main leur existence. Assez logiquement, lorsqu’on interroge Serge sur la possibilité de mettre en place dans des zones urbaines plus denses des fonctionnements proches du sien, il répond qu’il est nécessaire de se réapproprier l’espace, notamment les friches, mais il estime qu’à terme il sera nécessaire de « s’éparpiller » sur les territoires.

Avant de quitter de Muriel et Serge, on se doit leur poser la question du plaisir dans un mode de vie que beaucoup considéreraient comme fortement contraignant. Outre les qualités gustatives de leurs différentes productions, ils assurent qu’être maître de son temps et ne pas se voir imposer ses désirs par le système marchand constituent un plaisir inégalable. À les voir sourire sur le pas de la porte, on veut bien les croire.

PS : « À Paris on a trois jours d’autonomie alimentaire. Si on fait grève générale, ils nous couillent la gueule ! » Derrière cette image, Serge réaffirme une réalité présente à l’esprit des travailleurs dès les débuts du salariat. Au xixe siècle, nombre d’ouvriers conservaient un ancrage paysan, s’assurant une subsistance particulièrement précieuse en cas de grève. Le patronat n’eut de cesse de détruire cette autonomie et de rendre les travailleurs totalement dépendants de leur condition ouvrière. Plus récemment, les grèves menées en Guadeloupe par le LKP ont donné lieu à des approvisionnements de grévistes grâce à des solidarités paysannes. Des pratiques et idées à reconsidérer en attendant que les caisses de grève contiennent… carottes et pommes de terre.

Entretien réalisé par Antoine et Yann

Nous sommes la crise du capitalisme et nous devrions en être fier

jeudi 18 octobre 2012 :: Permalien

En cet été 2012, le mensuel CQFD a publié un long entretien avec John Holloway. Nous le reproduisons ici.

 À lire, aux éditions Libertalia : Crack Capitalism, 33 thèses contre le capital.

« Nous sommes la crise du capitalisme
et nous devrions en être fier »

Entretien avec John Holloway

Il avait mis en miette les dogmatismes de gauche dans Changer le monde sans prendre le pouvoir, le sens de la révolution aujourd’hui (Lux/Syllepse, 2008) et ne s’était pas fait que des amis parmi les représentants des partis d’extrême gauche et les militants professionnels. À la suite de ce livre qui avait provoqué de nombreuses discussions, John Holloway revient avec Crack Capitalism, 33 thèses contre le capital. On y gamberge dur, on y lit qu’il n’y a pas de petite révolte, que le capitalisme n’est pas qu’une forme d’organisation économique, que le temps de l’horloge ou l’identification de genre sont des formes propres à la dynamique capitaliste, que la fin de ce système c’est ici et maintenant. Discussion avec un Irlandais installé au Mexique, chercheur erroriste sans dogme, qui en pensant le monde à l’envers remet les idées à l’endroit.

Toi qui as écrit et soutenu qu’il est nécessaire de « changer le monde sans prendre le pouvoir », quel regard portes-tu sur les différentes élections qui se déroulent ou se sont déroulées en Europe ces derniers temps ?

Je ne voudrais pas être brusque, encore moins dans la première réponse, mais je pense qu’il faut s’interroger sur la situation grecque. En France, c’est très bien que Sarkozy soit parti, mais la victoire d’Hollande ne me fait pas sauter de joie. La Grèce en revanche, soulève des questions cruciales, autant dans la perspective étatiste qu’antiétatiste, puisque c’est une situation de craquement intense, une situation qui va droit dans le mur. Le capital nous force – nous, en Grèce – à nous mettre à genoux, il nous dit : « Incline-toi, soumets-toi », et courageusement nous lui répondons « non, nous ne nous soumettons pas ». C’est une parole courageuse, mais nous ne savons pas vraiment comment éviter d’être vaincu dans une telle situation. Si le parti Syriza avait gagné et formé un gouvernement, ou s’il y arrive un jour, que pourrait-il faire ? Pourrait-il faire autre chose que renégocier une restructuration du capital, comme l’ont fait les gouvernements Kirchner-Fernández en Argentine, ou le gouvernement Morales en Bolivie ? Ce serait certainement mieux que les vieux partis, tout comme les Kirchner ont été « moins pire » que Menem, et Evo meilleur que ses prédécesseurs. Mais cela signifierait toujours se soumettre au capital. Notre seul chemin pour sortir de la crise capitaliste est de construire des modes de vie différents. C’est ce que de nombreux groupes et individus tentent de faire, par choix ou par nécessité, et c’est le chemin que nous devons emprunter, même s’il est difficile d’en faire une vraie alternative. Si Syriza gouvernait la Grèce, pourrait-il de quelque manière que ce soit créer une rupture avec le capitalisme, en s’alliant avec d’autres groupes radicaux ? Il est difficile de voir comment cela pourrait avoir lieu, même si le bon côté de l’histoire est de nous forcer à toujours tout repenser.

Dans Changer le monde sans prendre le pouvoir tu détruisais une vieille hypothèse : il faudrait construire des organisations fortes et s’emparer du pouvoir pour changer radicalement la société. Que retiens-tu des discussions qu’il a soulevées ?

Une chose plus que toutes autres : ceux et celles qui disaient « oui, nous ne sommes pas intéressés par la prise du pouvoir d’État, mais alors comment ? Comment détruire le capitalisme ? » C’est ce à quoi j’essaie de répondre dans ce nouveau livre. Et je ne peux bien sûr pas répondre ! Mais j’espère réussir à porter cette idée et ces questions.

Tu écris que Crack Capitalism est la fille de ce premier livre ? Faut-il connaître la mère pour mieux rencontrer sa fille ?

Non, je ne pense pas. Sans aucun doute, je l’ai écrit comme un livre indépendant. Mais je le vois tout de même comme la fille de Changer le monde dans la mesure où il est le résultat direct des discussions provoquées par ce précédent livre.

Dans ce nouveau livre, tu nous présentes le capitalisme comme une forme de cohésion sociale sans cesse contrariée par nos inadaptations et nos insoumissions ; les brèches et les failles. C’est ce que dit ce titre difficilement traduisible «  Crack Capitalism ».

Le capitalisme est un système de domination. Il est fondé sur notre subordination à une dynamique que nous ne contrôlons pas : la logique de l’argent, la logique du profit. Une brèche est un espace ou un moment où nous n’obéissons pas, où nous refusons de nous soumettre à cette dynamique et où nous agissons en fonction de ce que nous considérons comme désirable ou nécessaire. C’est un refus-et-création, une dignité. Les brèches peuvent être petites ou grandes, mais elles existent partout. Le soulèvement zapatiste est une brèche, belle et dramatique, un refus-et-création immense. Mais je pense que CQFD peut aussi être vu comme une brèche, une « marche-dans-la-mauvaise-direction ». Et probablement, pour ceux et celles qui nous lisent en ce moment, l’effort de refus-et-création est une part importante de la vie, une tentative toujours contradictoire. Et à moins que ces lecteurs soient une sorte d’élite, nous devons nous demander comment le mouvement de refus-et-création fait partie d’une expérience commune de la vie dans la société capitaliste. En d’autres mots, la notion de brèche bouge comme une question, c’est une invitation pour chacun à observer et essayer de comprendre en quoi le monde est rempli de rebellions anticapitalistes. Si nous ne voyons pas que l’anticapitalisme est la chose la plus commune au monde, rien ne sert de rêver à une révolution anticapitaliste. Elle ne serait qu’un autre tournant élitiste dans les schémas de la domination.

Tu dis que nous sommes responsables de la crise du capitalisme et qu’il faut s’en réjouir ?

Oui, le capitalisme n’est pas qu’un système de domination, c’est une dynamique de la domination qui s’intensifie toujours. Son fonctionnement demande une subordination toujours plus grande de nos vies à sa logique. Si tu veux, cela peut être exprimé théoriquement comme la baisse tendancielle du taux de profit, ou, la détermination de la valeur par le temps de travail socialement nécessaire : l’essence est que la règle du capital repose sur l’idée du « plus-vite-plus-vite-plus-vite ». Si le capital est en crise, cela ne peut être que le résultat du fait que nous n’intensifions pas notre subordination à sa règle à un degré suffisant pour qu’il fonctionne correctement. Nous sommes la crise du capitalisme, nous sommes la crise du système qui nous mène à notre destruction. Nous sommes la crise du capitalisme et nous devrions en être fier.

Comment cette approche peut-elle nous servir à changer le monde en ces temps de « crise globale » ?

Il n’y a que deux voies de sorties à la crise. L’une est d’accepter les exigences du capital et s’incliner devant sa règle, sachant qu’il en demandera encore plus, que la prochaine crise arrivera bientôt et que la voie capitaliste est celle de l’autodestruction humaine. L’autre chemin est celui du refus de la dynamique capitaliste, de la construction de manières de faire différentes, de différentes façons de se relier les uns aux autres. Nous faisons ça tout le temps, les brèches, mais la question vraiment difficile est de savoir comment nos manières de faire différentes ont la force de percer le capital. C’est ce qui se joue maintenant en Grèce, et partout dans le monde.

Au fond, les textes théoriques trouvent peu de lecteurs. Selon toi, penser contre le capital, c’est déjà une des brèches dont tu parles ? Cela suffit-il pour autant à envisager un changement radical ?

Penser fait partie du mouvement contre le capital. Pour résister et se rebeller, nous avons besoin de nous interroger sur nos pratiques et sur ce que nous faisons, et pour pouvoir penser nous avons besoin de résister et de nous rebeller. Si l’on sépare la théorie et la pratique, nous ne pensons ni n’agissons pas bien. Penser contre le capital peut être une brèche, et c’est évidemment une part nécessaire de chaque brèche. Mais non, je ne pense pas que cela soit suffisant. Le problème réel est de savoir comment nous disons « Non » et créons les bases pour une forme différente d’organisation sociale. Il ne suffit pas de penser contre le capital car on ne peut vivre de la seule pensée. Il n’est pas non plus suffisant de faire tomber le gouvernement, nous devons en fait casser la dynamique du capital. Et nous devons partir du fait que nous ne savons pas comment le faire – c’est pourquoi penser est important. Si, au contraire, nous voulons simplement appliquer des modèles préexistant de révolution, alors nous n’avons probablement pas besoin de beaucoup penser.

Crack Capitalism bouleverse les concepts sur son passage : le genre, les classes sociales, l’État, la marchandise, l’argent… Il est aussi beaucoup question du temps. Tu proposes de vivre hors du temps ?

Non, au contraire, nous devons vivre à temps, dans notre temps. Nous devons transformer le temps de l’horloge du capitalisme qui s’impose à nous et nous domine en notre temps vécu, dans les rythmes de notre faire, en un présent qui résonne avec les mémoires et les désirs du passé et qui s’étire dans le « pas-encore » d’un futur possible. La pensée révolutionnaire traditionnelle, ce qui est en soit déjà un paradoxe, acceptait une séparation franche entre le passé, le présent et le futur : une séparation propre à la pensée bourgeoise. Par conséquent, le mot « révolution » est presque inséparable du mot « futur » : nous rêvons tous d’une révolution future. Que l’on se revendique anarchiste ou communiste, ou plus raisonnablement les deux à la fois, nous imaginons à quoi le monde ressemblerait après la révolution. Mais c’est un non-sens total. Si nous pensons la révolution comme un événement futur, alors nous sommes obligés de reproduire le capitalisme en l’attendant, et de la même manière, en reproduisant le capitalisme nous repoussons encore la révolution dans le futur. Une autre manière de l’exprimer est en termes de verbes et de noms. La séparation nette entre le passé, le présent et le futur crée une domination des noms, un monde dominé à chaque instant par un ordre des choses identifiées : le féodalisme, le capitalisme, le communisme, et ainsi de suite. Essayons de dissoudre la distinction entre passé, présent et futur, qui nous fige dans une place, en transformant les noms en verbes. On voit alors que le capitalisme est un processus constant qui capitalise la vie, qui monétarise l’ensemble de nos interactions sociales. Or ce processus est une lutte contre son mouvement contraire, celui qui communise. L’idée d’un communisme futur est une absurdité qui nous empêche de percevoir que notre existence même consiste à communiser ici et maintenant. Nos vies sont déchirées, individuellement et collectivement par l’affrontement antagoniste et inévitable entre le capitalisant/monétarisant et le communisant, ou mieux les communisants, parce que communiser ne peut être qu’expérimental. Le mouvement qui communise se déplace contre celui qui capitalise, le long des interstices que sont les brèches et les failles.

La question du travail est assez centrale dans Crack Capitalism. C’est d’ailleurs le refus du travail qui anime ta critique. Peux-tu revenir pour nous sur cette idée ?

Je pense que le rejet du travail, en tant qu’activité qui nous est imposée de l’extérieur, fait partie de nos expériences quotidiennes. C’est sûrement pourquoi les mouvements anticapitalistes disent de plus en plus ouvertement que la lutte contre le capital est une lutte contre le travail. Le communisme (quel que soit le nom qu’on veuille lui donner) ne serait pas fondé sur l’émancipation du travail (comme les horribles exemples de la Russie ou de la Chine l’étaient sans aucun doute) mais comme une émancipation contre le travail. Mais on ne peut pas aller bien loin en rejetant le travail sans défendre une forme alternative d’activité à sa place. Une activité que j’appelle le « faire ». Notre problème est alors de trouver comment articuler la force du faire de telle sorte qu’elle dépasse et brise la règle du travail. Le futur du monde dépend de ça. Pense à Fotis, un ami en Grèce qui pendant des années a alterné périodes de chômage et boulots précaires, ce qui est une expérience partagée par des millions de personnes en Europe et ailleurs dans le monde. C’est une forme de liberté dans un sens, mais ce sont aussi de grandes frustrations et une vie de pauvreté prolongée à une époque où il n’y a rien d’attrayant dans la pauvreté. Pense maintenant à Roosevelt et son New Deal. Les gens admirent Roosevelt pour avoir adopté les politiques keynésiennes de dépenses publiques et sauvé les gens de la pauvreté en les mettant au travail, à construire des routes et autres travaux publics. Alors que la crise s’approfondit et continue, les gens attendront de plus en plus ce genre de solutions. Évidemment, ce n’est pas la voie à suivre. D’abord parce que ce n’est probablement plus possible dans un monde où le capital est extrêmement mobile, et que la base réelle de « l’âge d’or » keynésien du capitalisme d’après-guerre était le massacre de 50 millions de personnes pendant la Seconde Guerre mondiale. Deuxièmement, parce que mettre les gens au travail signifiait les intégrer dans le travail capitaliste, pour reconstruire le capitalisme. Il ne suffit pas de dire que ce n’est pas la solution, et nous devons admettre qu’une réponse comme celle de Roosevelt est attirante. En d’autres mots, quand nous critiquons le travail, nous devons reconnaître dans le même temps les grandes frustrations vécues quand on en est exclu. Comment pouvons-nous être anti-Roosevelt ou alter-Roosevelt ? Comment pouvons-nous partir de la frustration explosive du chômage-précarité qui se généralise et, par en bas, canaliser cette immense force explosive-créative en des manières de faire différentes, en un faire qui casse la frustration-pauvreté-isolation-depression du chômage et de la précarité ? Bien sûr, cela signifie saisir des moyens de production ici et maintenant, autant que possible, mais peut-être aussi réinventer des moyens de production qui soient vraiment les nôtres. C’est ce que nous faisons déjà. Mais nous devons nous concentrer clairement sur la lutte pour un monde de faire-contre-le-travail, maintenant, comme la seule matérialisation réelle d’un espoir pour les millions et millions de gens vivant la même vie que Fotis. C’est la clé du dépassement en Grèce, mais aussi partout dans le monde.

Tu nous dis qu’il est vain de vouloir détruire le capitalisme, mais qu’il faut plutôt ne pas le reproduire. Loin de donner des réponses, tu nous fais danser avec des questions de plus en plus angoissantes, mais aussi stimulantes… Quelque chose à nous dire pour nous rassurer ?

Non, bien sûr que non ! Il n’y a aucun moyen de se rassurer. Mais je pense que transformer la question révolutionnaire de « comment détruisons-nous le capitalisme ? » à « comment arrêtons-nous de fabriquer le capitalisme ? » place le pouvoir de notre faire au centre. C’est bien nous qui créons ce système affreux, ici et maintenant. Que pouvons-nous faire pour cesser de le recréer demain, et à la place, faire quelque chose d’appréciable de nos vies ?

Propos recueillis et traduits par Julien Bordier

Grandpuits et petites victoires

jeudi 27 septembre 2012 :: Permalien

Grandpuits et petites victoires.
DVD, les Mutins de Pangée, 2012.

Que reste-t-il du mouvement social contre la réforme des retraites deux ans plus tard ? Telle est la question posée en substance dans cette deuxième édition du film Grandpuits et petites victoires, réalisée par Olivier Azam et la coopérative Les Mutins de Pangée.

Pour ceux qui auraient la mémoire courte, rappelons qu’à l’automne 2010, les travailleurs de la raffinerie Total de Grandpuits (77) se mirent en grève et bloquèrent les dépôts les plus proches de Paris durant plusieurs semaines. Les Mutins de Pangée étaient sur place. Ils ont filmé les assemblées générales de l’intersyndicale et les piquets de grève, les manifestations dans la capitale, les espoirs déçus, la vague de solidarité née avec la souscription, la lutte vécue avec intensité qui rend terne les lendemains qui déchantent, l’amer retour au boulot, etc. Ils démontrent qu’en dépit de cette assommante défaite du mouvement social, certains des modes de lutte empruntés au passé ont pu resurgir et connaître un nouvel élan : appels à la grève générale (souvent limités à l’incantation, faute de troupes), réquisitions, caisses de grève. En complément, un passionnant entretien d’une heure avec Charles Jacquier (éditeur chez Agone) et Miguel Chueca (spécialiste du syndicalisme révolutionnaire) rend compte de la puissance du concept de grève générale, tant au début du xxe siècle qu’en 1936 puis 1968.

Ce DVD (et bien d’autres !) est disponible à l’achat sur le site des Mutins de Pangée : www.lesmutins.org