Le blog des éditions Libertalia

Armand Gatti, théâtre-utopie sur le blog de Jean-Pierre Thibaudat

vendredi 28 juin 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur le blog de Jean-Pierre Thibaudat, le 3 mai 2024.

Né en 1924, Armand Gatti aurait eu cent ans cette année. Rencontres, spectacles, expositions, lectures, se succèdent tout au long de l’année 2024. Et des publications dont un essai d’Olivier Neveux, le premier texte retrouvé de Gatti et un choix de ses reportages journalistiques souvent cosignés avec son ami Pierre Joffroy.

Disparu en avril 2017 à l’âge de 93 ans, Armand Gatti ne sera pas physiquement là pour fêter son centenaire avec ses amis, ses proches, ses loulous, ses lecteurs, ses spectateurs et tous ceux qui ont eu la chance de l’entendre et de le rencontrer. Depuis janvier le site armand-gatti.org égrène le calendrier des nombreuses manifestations organisées autour de son centenaire. Chez lui dans sa maison en Italie, à la maison de l’arbre de Montreuil et partout en France voire en Belgique (via les fidèles frères Dardenne). Expositions, lectures, films, rencontres, témoignages, etc. Mais aussi publications. En voici trois.

Olivier Neveux – qui avec Catherine Brun veille sur la revue annuelle que sont les Cahiers Armand Gatti – se devait d’écrire un livre sur celui qui a durablement marqué son itinéraire. C’est chose faite avec Armand Gatti théâtre-utopie aux éditions Libertalia.

« Je peux témoigner, écrit-il, peu d’œuvres et d’êtres m’auront à ce point fait travailler, lire, découvrir. Je n’ai jamais cessé de parcourir des mondes imaginés, de me perdre dans des cultures dont j’ignorais sinon tout du moins beaucoup – à commencer par la culture scientifique et plus précisément celle des quantas. J’ai lu crayon en main des ouvrages impossibles, couru des conférences, tenté de dessiner des idéogrammes, peiné sur Heisenberg et Galois, j’ai aussi commencé l’apprentissage de l’hébreu, filé à Cuba et observé les oiseaux avec Hélène, jumelles en main, au petit matin. »

Hélène, c’est Hélène Châtelain, la compagne de Gatti, disparue elle aussi, traductrice du russe et cinéaste, elle dirigeait aux éditions Verdier la collection Slovo, où elle nous fit découvrir l’écrivain Sigismund Krzyzanowski ou L’Éloge des voyages impossibles de Golovanov et publia les belles traductions d’Ivan Mignot des œuvres de Harms et celles de Khlebnikov que Gatti aimait tant.

« Hélène Châtelain, poursuit Olivier Neveux, m’avait transmis la certitude que chez Gatti on n’entre qu’avec quelques questions à soi, et que l’on fait vivre et se mouvoir, au gré des œuvres. Ce furent pour certains son bestiaire, pour d’autres le temps, le personnage, la Chine, pour moi l’action révolutionnaire. »

Olivier Neveux s’interroge sur le A cerclé de rouge qui figure au cœur du nom gatti (sans majuscules) écrit sur les couvertures des livres de Gatti aux éditions Verdier :

« Gatti a l’anarchie personnelle écrit-il. Il est assez difficile de savoir ce que peut bien signifier le mot pour lui. Il est pourtant omniprésent. Une première hypothèse qu’éclaire son attachement sans cesse réaffirmé à la figure de Nestor Makhno : l’anarchie désignerait les vaincus des vaincus, c’est à dire les vaincus des révolutionnaires eux-mêmes. »

Chaque année, à Montreuil, dans les locaux de la Parole errante, Gatti accueillait le salon du livre anarchiste. Souvent, dans un coin, Hélène Châtelain attirait l’attention du public en racontant par le menu le destin de Makhno, le révolutionnaire ukrainien haï par le pouvoir soviétique.
Le théâtre de Gatti n’est pas narratif, insiste Neveux. Et de citer ces mots de Gatti extraits de cette somme (1750 pages) qu’est La Parole errante :

« Écrire, ce n’est pas raconter une histoire, dire quelque chose. C’est l’empoignade constante avec l’inconnu sur lequel peuvent projeter les mots, pour tenter en les combinant, les recombinant, d’arracher un moment de leur parler aux génies de l’univers. »

Ses pièces sont comme un ciel à la fois étoilé et chaviré, elles sont faites de constellations aux temps renversés. Neveux cite la question que posait au jeune Gatti un camarade à la prison de Tulle : pourquoi écris-tu ? Et Gatti avait répondu « pour changer le passé ». « Changer le passé n’équivaut pas à la réécrire. Ce n’est pas le passé qu’il faut conformer au présent, mais le présent qu’il faut rendre responsable du passé » poursuit Neveux qui cite un personnage de La Colonne Durutti, une pièce écrite en 1972 : « Il faut arracher les événements à leur logique d’un jour pour les rendre habitables, pour les rendre respirables. »
Pourquoi Olivier Neveux a-t-il si longtemps retenu le moment d’écrire ce livre ? Il s’en explique : tout livre sur Gatti « ne peut être que cruellement partiel » tant l’œuvre est « énorme et multiforme ». Et puis la littérature gattienne ne manque pas de plumes et non des moindres. Alors pourquoi ce livre ?

« Tout ouvrage est d’abord un rendez-vous mystérieux et secret avec soi-même, la tentative de mesurer l’écriture à ce qui résiste, de solder quelques dettes et d’y projeter souterrainement un jeu opaques d’interrogations. Il est vrai aussi que, plusieurs fois, je le lui avais promis. »

Cela prend parfois l’allure d’un dialogue qui se poursuit en multiples échos. Et Neveux d’insister :

« Chez Gatti, la démultiplication des voix et des regards est constitutive : aucune interprétation n’existe sans être accompagnée d’une autre, qui lui est complémentaire ou contradictoire. »

L’utopie est un champ et un chant de batailles.

Jean-Pierre Thibaudat

Autour de la France dans Le Monde des Livres

vendredi 28 juin 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Monde des Livres, le 27 juin 2024.

La plume féroce de Flora Tristan

Les notes de la militante socialiste prises durant son tour de la France ouvrière, en 1844, paraissent enfin dans une édition fidèle au manuscrit. Une révélation.

Si vous aimez l’énergie, le sens de la justice, l’esprit de révolte, l’intelligence ironique d’une plume qui sait décrire la médiocrité mais aussi louer le dévouement, ce livre est fait pour vous ! La nouvelle édition du Tour de France de la militante socialiste Flora Tristan (1803-1844), qui paraît sous le titre Autour de la France, est, de page en page, un régal de lecture.
Contrairement aux précédentes éditions, celle-ci repose sur le manuscrit original et non sur le tapuscrit qu’en avait tiré l’historien socialiste Jules Puech (1879-1957) au début du XXe siècle. La façon dont le rôle de Flora Tristan dans le mouvement ouvrier a été injustement oublié après sa mort, le destin du manuscrit, le rôle de Puech dans la redécouverte de l’une et de l’autre font l’objet d’une introduction brève mais éclairante de Michèle Audin, spécialiste du socialisme, qui s’est battue avec chaque page de ces notes griffonnées à la hâte pour proposer un texte fidèle, annoté et doté d’un précieux index des noms propres.
Celui-ci est bien utile étant donné le nombre considérable de rencontres que Flora Tristan a pu faire durant ces quelques mois de 1844. Convaincue que les ouvriers devaient s’unir sans distinction de métiers pour améliorer leur sort et prendre conscience d’eux-mêmes en tant que classe, l’infatigable militante a animé des dizaines de réunions, d’Auxerre à Lyon puis d’Avignon à Toulouse, en remontant ensuite à Bordeaux, où elle meurt épuisée, à 41 ans. Son affaiblissement d’étape en étape à partir du milieu du voyage constitue d’ailleurs involontairement l’un des ressorts dramatiques de l’ouvrage.
Ce que l’on a sous les yeux, ce sont les notes que Flora Tristan couchait le soir afin de préparer un livre qu’elle n’a jamais pu écrire, de même qu’elle n’a pu terminer son voyage. Le propos y gagne une liberté étonnante. L’autrice étrille les bourgeois, mais aussi les ouvriers, souvent jugés stupides, incapables de comprendre la cause qu’elle souhaite leur faire épouser, à l’exception de ceux de Lyon, où les ouvriers de la soie lisent, s’organisent et combattent.
Ses jugements sont définitifs, sur la laideur physique de telle ou telle personne, crayonnée en quelques phrases assassines, celle de certaines villes aussi, liquidées en un mot : Auxerre, par exemple, est un « trou ». Autour de la France est un grand livre féroce, où l’on rigole aux éclats, comme lorsque l’autrice décrit, à la manière d’un Stendhal ou d’un Flaubert, la rhétorique creuse d’un procureur ou les embarras d’un sergent de ville qui ne sait pas très bien s’il doit interdire la réunion qu’elle préside.
Mais ce n’est pas tout. Au récit passionnant d’un voyage au cours duquel Flora Tristan, constamment surveillée, passe d’une ville à l’autre en bateau ou en diligence et loge dans d’inconfortables hôtels s’ajoute bien entendu la description minutieuse de la condition ouvrière au cœur du siècle. L’autrice visite les ateliers et force la porte des patrons pour obtenir des explications. La description qu’elle donne de l’Hôtel-Dieu de Lyon, où s’entassent les malades les plus pauvres, est saisissante, forte d’une lourde colère.
Partout, elle relève des détails significatifs, un regard, une attitude : on est véritablement en présence d’une portraitiste hors pair, qui ne cesse de s’inclure dans le tableau, ce qui n’est pas le moins intéressant. Flora Tristan vante en effet en permanence sa capacité à remplir sa mission, mais cette autosatisfaction un peu naïve a un sens. Il faut imaginer ce que représente en 1844 cette prise de parole publique d’une femme qui vient faire la leçon à des hommes à Avallon, Roanne ou Agen. La description des militaires qui, avachis dans un café de bon matin, à Saint-Étienne, l’observent d’un regard lourd, fait partie, à cet égard, de ces instants que l’autrice sait rendre avec talent. Les républicains et les socialistes de tous poils ne sont pas en reste, tant certains ont du mal à la prendre au sérieux.
Ainsi, le voyage de Flora Tristan agit comme un révélateur, mais il lui donne aussi l’occasion de rentrer en elle-même, comme lorsqu’elle récupère une montre abandonnée dans une chambre d’hôtel et que, écrasée par la culpabilité de ce qui pourrait être un vol, elle cherche à explorer son propre rapport à la propriété. Cette femme qui, au fil de l’écriture, perdit peu à peu la vie nous saisit aux tripes : elle réveillerait des morts.

Pierre Karila-Cohen

Ovni 78 dans L’Humanité

jeudi 27 juin 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans L’Humanité, 27 juin 2024.

Ovni 78, de Wu Ming :
dans l’Italie des années 1970, les coïncidences ne trompent pas… ou pas

Avec toute sa maestria dans l’art des récits hybrides, le collectif italien Wu Ming nous plonge dans les contre-cultures, en 1978, dans la Botte : les ovnis apparaissent et, d’Aldo Moro à deux scouts, des personnages disparaissent.

Printemps 1978, en Italie. Rencontres du troisième type, le long métrage de Spielberg, va sortir en salles. La fièvre gagne dans le milieu des ufologues qui étudient scrupuleusement les apparitions d’objets volants non identifiés (ovni). Les ufophiles restent plus tranquilles : eux, les extraterrestres, ils les attendent, mais sans les chercher, ou seulement sous l’emprise de champignons hallucinogènes.
C’est l’année de la légalisation de l’avortement, mais aussi de grandes lois liberticides. Celle, aussi, où les papes tombent comme des mouches au Vatican. Ou encore les mois pendant lesquels, au sein du puissant groupe de presse Rizzoli, de grands esprits échafaudent, en toute discrétion, une ligne éditoriale remplaçant la politique par l’hédonisme.
Puis, Aldo Moro, le dirigeant de la Démocratie chrétienne, est enlevé par les Brigades rouges. Stupeur et tremblement dans tout le pays. Sauf, bien sûr, dans l’ombre où les fascistes restent plus prêts que jamais à semer le chaos. Deux ans plus tôt, un petit couple de scouts a disparu dans la montagne entre la Toscane et l’Émilie.
Et, dans la tourmente, c’est sur leur sort que Martin Zanka, journaliste au quotidien communiste l’Unità et auteur de best-sellers consacrés à l’astroarchéologie – une discipline, pour le moins baroque, consistant à traquer dans les vestiges du passé les preuves de vie extraterrestre –, se penche peu à peu. Qu’arrive-t-il quand, pour rêver de changer le monde, tout le monde se met à scruter le ciel ?

Des « objets narratifs non identifiés »

Eh bien, les ovnis pullulent, en voilà signalés de partout. Moro est retrouvé mort. Les mystères apparaissent, disparaissent. Leurs traces s’entrelacent et finissent indémêlables… jusqu’à un final, haletant ! Depuis des décennies, désormais, les écrivains du collectif italien Wu Ming n’ont pas leur pareil pour tenir les récits hybrides, et développer des « objets narratifs non identifiés » : essais parfois, romans souvent.
Foin de paradoxe, d’ailleurs : cet Ovni 78, où on jouera à chercher le vraisemblable et les faux-semblants – par exemple, ce Zanka, communiste et ufologue, est directement inspiré du journaliste Peter Kolosimo –, peut aussi être lu comme une grande œuvre sur l’Italie des années 1970, mais aussi sur notre époque postpandémique. Cela arrive quand ils viennent recouvrir le réel d’un bout à l’autre, les complots ne sont toutefois pas tous imaginaires.

Thomas Lemahieu

Ovni 78 sur le blog de la librairie Charybde

jeudi 27 juin 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur le blog de la librairie Charybde, le 27 juin 2024.

Italie, 1978. Au moment de l’enlèvement d’Aldo Moro, qu’est-ce qui peut bien relier la disparition de deux jeunes scouts dans un massif montagneux à la mauvaise réputation (car on s’y égare bien facilement), dans les Alpes Apuanes, entre Toscane et Ligurie, une augmentation jamais vue du nombre de signalement d’ovnis dans la péninsule, alors que le film de Steven Spielberg, Rencontres du troisième type, envahit les écrans et les consciences, amusées ou non, une communauté expérimentale, post-hippie ou pré-décroissante, sa lutte complexe contre la toxicomanie, et l’enterrement en grande pompe d’une période historique et politique qui deviendra bientôt, dans une certaine mémoire collective à occultations, prompte à laisser « égaliser les extrêmes » (suivez mon regard en ce mois de juin 2024, en France) au mépris de différences objectives fondamentales, les « années de plomb » ?
Dans ce maelström de l’étrange et du pourtant, terriblement, très logique, c’est d’un écrivain communiste à succès, à la réputation sensationnelle forgée dans ses mises en scène des « aventures mystérieuses », d’une jeune anthropologue ayant justement décidé de consacrer sa thèse de doctorat aux associations d’ufologues en pleine floraison et multiplication, et d’un toxicomane repenti et pourtant hésitant, que proviendra la solution quasiment policière d’un «  whodunnit ?  » hors normes, à défaut bien entendu de pouvoir résoudre – comme on ne peut que le constater avec rage et tristesse presque cinquante ans plus tard, des deux côtés des Alpes – un si vaste « society procedural », comme l’auront entretemps constaté et néanmoins contesté nos amis du giallo transalpin, d’Andrea Camilleri à Massimo Carlotto, en passant par Carlo Lucarelli, Roberto Saviano, Gioacchino Criaco ou Giuseppe Genna.

Depuis 1999 et la publication de Q – L’Œil de Carafa, à l’époque encore sous le nom mythique de Luther Blissett, le collectif bolognais des Wu Ming pratique avec un extrême brio le détournement de genres littéraires aujourd’hui largement canoniques et profondément populaires, même s’ils restent marqués par le mépris dans lequel les tiennent certains tenants d’une culture propre sur elle : roman historique (L’Œil de Carafa, Altai la suite de Q, toujours non traduite ici, Manituana – ou, également non traduit en français à ce jour, L’Armata dei Somnambuli), roman policier halluciné (54) ou encore science-fiction du quatrième type (Proletkult), ensemble de constructions littéraires débridées pratiquées dans le cadre théorique souple et mouvant du « nouvel épique italien ».

Publié en 2022, traduit en français en 2024 par Serge Quadruppani chez Libertalia (éditeur qui nous avait déjà offert dans ce vaste domaine, il n’y a pas si longtemps, le fabuleux et copieux troisième volume de la trilogie ouvrière américaine du si regretté Valerio Evangelisti, Briseurs de grève), OVNI 78 est certainement l’un des plus somptueusement aboutis de ces objets littéraires hybrides dont nous régale, précisément, le collectif italien. En raboutant avec grâce et machiavélisme les filaments apparemment si disjoints de certains « nouveaux » grands récits qui surgissent périodiquement de la nébuleuse de l’infotainment – et de son soubassement intéressé qui ne dit pas toujours son nom (« nous, on ne fait pas de politique », bien entendu) –, les Wu Ming nous offrent un fabuleux déchiffrement de la trame d’authentiques coïncidences et de calculs réels dont le complotisme contemporain se nourrit, pour le pire le plus souvent, et résonne ainsi fortement, à bien des égards, bien que ce travail-là procède d’un tout autre horizon en apparence, avec le précieux essai de l’un d’eux (Roberto Bui, dit Wu Ming 1), Q comme qomplot : comment les complots défendent le système, publié en 2021, dont on vous parlera aussi prochainement sur ce blog. Plus que jamais en lutte contre toutes les formes d’opium du peuple, Ovni 78 s’impose en lecture malicieuse, tragique et indispensable (encore renforcée par l’exceptionnelle postface de Serge Quadruppani, « Wu Ming, ou la complexité subversive »).

Entretien avec Olivier Neveux dans L’Humanité

mardi 25 juin 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien publié dans L’Humanité, le 24 juin 2024.

« L’œuvre de Gatti fait advenir la vie qui déborde la mort »

Les nombreuses publications à l’occasion du centenaire d’Armand Gatti permettent de plonger dans l’univers théâtral vertigineux d’un poète frondeur, libertaire. En témoigne le livre d’Olivier Neveux, Armand Gatti, théâtre-utopie.
Parmi les ouvrages qui paraissent à l’occasion du centenaire d’Armand Gatti, décédé en 2017, le livre d’Olivier Neveux explore ce « théâtre des possibles », ce vaste champ d’investigation langagière et poétique où les mots « parlent pour de faux » et nous interpellent, nous bousculent. Chez le dramaturge, il s’agit de « démarchandiser le théâtre, dé-réifier l’œuvre », dans une tentative sans cesse renouvelée d’un « théâtre-utopie ».

Qu’entendez-vous par théâtre et utopie chez Armand Gatti ?

Il n’y a pas vraiment de représentation de l’utopie chez Gatti. L’utopie se situe ailleurs : dans ce que le théâtre peut accomplir. Malgré son incessante critique du théâtre, il n’a jamais cessé d’écrire des pièces. Mon hypothèse est qu’il mise sur le théâtre pour produire des choses extraordinaires. Elle est là, l’utopie.

La méfiance de Gatti à l’égard du théâtre est des plus paradoxales…


Armand Gatti est un fils de prolétaire. Il n’est pas à l’aise dans ce monde bourgeois. Il en critique le fonctionnement, se méfie des « acteurs et des actrices mercenaires », auxquels il va d’ailleurs substituer des interprètes militants, non professionnels. Mais, au-delà même de cette critique, il formule une exigence plus essentielle : comment dire et jouer la vie sans la rétrécir ? Comment représenter la réalité, toute la réalité, c’est-à-dire aussi les possibles qu’elle n’arrête pas d’empêcher ? Peut-on changer le passé ?

Vous parlez également d’un théâtre de la résurrection des morts. Qu’entendez-vous par là ?

À sa manière, Gatti applique la proposition « révolutionnaire » du philosophe Walter Benjamin : c’est le présent qui détermine l’interprétation du passé. S’il arrive, par exemple, à réaliser aujourd’hui ce qui a été précédemment écrasé, il modifie la teneur des défaites qui nous précèdent. Quand Gatti dit qu’il faut changer le passé, cela ne signifie pas qu’il faut le réécrire et le rendre conforme à ce que l’on a espéré, mais que le présent doit prendre en charge les utopies défaites du passé. Convoquer aujourd’hui, sur scène, des noms calomniés ou effacés. Walter Benjamin avertit : « Si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. » Le score actuel de l’extrême droite rend cet avertissement brûlant. Avoir le souci de la sûreté de nos morts…

Rosa Luxemburg est une des figures récurrentes chez Gatti…

Aux côtés de Rosa, Gatti convoque régulièrement d’autres grandes figures historiques, mais il ne le fait pas dans un rapport héroïsant. Il ne s’agit pas pour lui d’élever des stèles. Quand il écrit Rosa collective, il est en Allemagne après que la censure gaulliste a interdit sa pièce sur Franco à Chaillot (la Passion en violet, jaune et rouge, 1968). Il interpelle : « Avez-vous vu Rosa ? » Il sait bien que Rosa est morte depuis cinquante ans. Mais, par là, il interroge : qui, aujourd’hui, dans une conjoncture différente, poursuit le combat initié par Rosa ? Il ne s’agit pas, on le voit, d’une commémoration. Le fascisme avec ses « Viva la muerte » a le goût de la mort. L’œuvre de Gatti, elle, au contraire, fait advenir la vie qui déborde la mort, et cette vie, c’est l’utopie non réalisée des morts.

Une histoire de passation ?

Oui, un passage de témoin. Walter Benjamin écrit : « Nous avons été attendus. » Se savoir attendu, ce n’est pas rien. Cela signifie que, au moment de la défaite, des individus ont probablement espéré que d’autres viendraient après. Benjamin parle d’un « rendez-vous tacite entre les générations ». Comment être à la hauteur de ce rendez-vous ? Pour cela, il y a les luttes, bien sûr, et l’art ne saurait les remplacer. Et il y a ce que le théâtre peut, à sa façon, pour les luttes. Gatti investit cette aire de jeu, composée de corps, de voix, de mots, de langages.

L’écriture dramaturgique d’Armand Gatti semble difficilement transposable sur un plateau…


L’œuvre de Gatti n’a jamais cessé de lancer des défis à la scène. Il refuse d’écrire en fonction de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas. Tout est possible et surtout l’impossible. C’est au théâtre de se débrouiller pour trouver des formes scéniques hospitalières à l’écriture. À ce titre, il est au plus près de certaines expériences des avant-gardes du XXe siècle. Comme si, à ses yeux, le théâtre en était encore à sa préhistoire. C’est un point récurrent, presque de méthode, chez Gatti : ne jamais se satisfaire de ce qui a été concédé. Vouloir plus encore, élargir, conquérir d’autres ampleurs, changer d’échelle. Cela a des conséquences politiques : dans les années 1980, on a tant reproché aux militants politiques d’avoir voulu changer le monde. On a ricané : l’histoire ne se change pas. Gatti admet l’échec. Mais il ne l’associe pas à la même cause. Si l’on a échoué, c’est non d’avoir visé trop grand, mais d’avoir encore manqué d’ambition ! La révolution nécessite, à la façon d’un Blanqui, de formuler quelques hypothèses cosmiques.

On en revient à l’utopie, à l’idée, la nécessité d’un théâtre politique, non ?

Le théâtre-utopie me permet de désigner une veine souvent négligée dans l’histoire du théâtre politique. On a beaucoup insisté, et légitimement, sur la force du théâtre réaliste avec, par exemple, l’œuvre majeure de Brecht. Je crois qu’il y a une autre voie, moins reconnue, probablement plus hétérodoxe, qui peut regrouper des artistes aussi éloignés que Jean Genet ou Armand Gatti et qui considère que la scène n’est pas tant l’espace d’une représentation critique de la réalité que l’expérience d’une utopie. Chez Genet, c’est écrire des œuvres si fortes qu’elles « illuminent » le monde des morts. Chez Gatti, c’est refuser aux vainqueurs l’éternité de leur victoire. C’est leur contester le « dernier mot » de l’histoire.

Peut-on caractériser le théâtre de Gatti ?

Oui et non. Non car il a convoqué tant de genres que son théâtre est impossible à stabiliser dans une forme fixe et reproductible. Mais, oui, car cette œuvre témoigne du projet inlassable d’agrandir le théâtre à l’égal de la vie, de lui donner des dimensions démesurées, de rendre justice à l’invraisemblable, de traverser tous les langages, avec, pour s’y aventurer, la « parole errante » et pour horizon la quête du « mot juste ». Gatti invente des formes pas par plaisir d’esthète, mais parce qu’il cherche, au contact des batailles du siècle, à produire d’autres représentations de la réalité que celles qui nous sont imposées. À ce titre, ce théâtre peut être une source d’inspiration puissante pour celles et ceux qui viennent buter, à leur tour, sur l’apparente contradiction qu’il y a à inviter, dans l’espace délimité du théâtre, l’immensité de ce qui s’est pensé, de ce qui a été essayé et de ce qui continue, aujourd’hui, à s’espérer.

Entretien réalisé par Marie-José Sirach