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mercredi 14 mai 2025 :: Permalien
Publié dans L’Anticapitaliste n°751 du 24 avril 2025.
Répondre à dix questions sur les croisades, c’est l’œuvre de salubrité publique à laquelle se sont livrés Florian Besson, William Blanc et Christophe Naudin pour les éditions Libertalia. Avec en « bonus » dix questions en fin d’ouvrage, sur 200 pages environ. S’il y avait bien un « Que sais-je ? », factuel, il manquait peut-être une synthèse sur « l’objet croisade » dans ses développements historiographiques et politiques.
L’imaginaire de la croisade
Le sujet le méritait tant il est d’actualité : aujourd’hui encore, les courants réactionnaires s’emparent allègrement de l’imaginaire de la croisade. Alors nos auteurs s’y sont attelés. Le résultat est efficace et percutant.
Non seulement le livre fait le point sur des aspects précis : qu’est-ce qu’on peut appeler « une croisade » ? Combien y en a-t-il eu depuis la première, impulsée par le pape Urbain II en 1095 ? Qui est Saladin, le (re)conquérant de Jérusalem ? ; mais il s’attaque également à ce qu’on pourrait appeler sa « récupération civilisationnelle » opposant mondes « chrétiens » et « musulmans ». Ainsi les chrétiens d’Orient sont loin d’avoir toujours vus les croisés d’Occident comme des « libérateurs ». Et certaines croisades ont combattu des armées… chrétiennes.
Regards d’aujourd’hui sur hier
Le travail de l’historien, des historiens, vient ici utilement déconstruire les idées reçues comme les instrumentalisations. D’une plume alerte, les auteurs enfoncent le clou, y consacrant un chapitre. Même s’il y eu des échos progressistes de la croisade (chez les suffragettes ou les militant·es afro-américain·es), elle inspire les guerres coloniales, « habite » les collaborationnistes français et est réactivée dans les guerres impérialistes post-11 septembre. Le livre interroge aussi les regards d’aujourd’hui jetés sur hier : en se demandant par exemple si l’on peut dire des croisades qu’elles auraient été « une entreprise coloniale ».
Un cahier iconographique solidement légendé, deux cartes commentées et un précieux index des noms de personnes et personnages complètent l’ouvrage. On ne peut au passage que recommander le reste de la collection « Dix questions » de Libertalia qui compte à ce jour dix titres.
Citons pour finir la juste conclusion des auteurs, qui témoigne d’une démarche que nous partageons pleinement : « L’histoire offre une clé pour une vision plurielle du passé. Et donc vers un futur où des alternatives existeront. »
Théo Roumier
mercredi 14 mai 2025 :: Permalien
Publié dans L’Ours 541, mai-juin 2025.
Depuis sa biographie de Fernand Loriot, l’un des fondateurs du Parti communiste, parue en 2012 (L’Harmattan, L’Ours 425), Julien Chuzeville poursuit ses recherches sur les courants socialistes et communistes en France sous la IIIe République, sujet de sa thèse soutenue début 2024 sous la direction de Jean-Numa Ducange. Elles nourrissent le présent ouvrage.
La déjà dense bibliographie de Julien Chuzeville porte sur les courants opposés à la ligne de défense nationale des majoritaires socialistes en 1914, suivant leurs parcours jusqu’à la naissance du PC. Elle se distingue par un retour systématique aux archives et notamment à la presse de ces courants, avec un intérêt toujours marqué pour une approche « vue d’en bas », au plus près de l’engagement des militantes et militants sur le terrain des luttes. Il est aussi l’éditeur de sources et d’écrits de militants tels Pierre Monatte ou Boris Souvarine, et travaille sur l’édition de la correspondance complète de Rosa Luxemburg. Il a publié plusieurs articles dans Recherche socialiste (dont « Les courants révolutionnaires et les débats de l’affaire Dreyfus », repris en annexe dans cet ouvrage).
Cette « brève histoire », personnelle et engagée, est placée sous le signe d’une définition de la société socialiste par Rosa Luxemburg en 1918, ce qui n’étonnera pas les lecteurs de ses travaux précédents. Élégamment mis en page dans un format poche, avec un cahier photos, une bibliographie, un index-glossaire des noms cités, l’ouvrage est de belle facture. Sa couverture en rouge et noir, avec son illustration en forme d’insigne mêlant les trois flèches noires et une forme inconnue l’apparente à un livre de propagande, étant entendue ici dans le sens de formation pour que « la grande masse travailleuse cesse d’être une masse dirigée » (pour reprendre les termes de Rosa L.), mais qu’elle aille vers « son autodétermination toujours plus consciente et plus libre ». Elle est aussi déséquilibrée, puisque plus des deux tiers traitent de la période d’avant 1920, et que la suite est abordée au grand galop. Alors, loin d’une histoire-congrès – à telle enseigne que celui de Toulouse en 1908 sert d’exemple pour montrer qu’il n’en sort pas des choses très claires, et qu’en l’occurrence « le texte adopté n’est guère différent d’esprit que le “pacte” de 1905 » –, l’historien a raison d’insister sur les différences des courants « socialistes », sur la recherche à épisodes de leur unité (selon les injonctions de Moscou pour le PC) : mais restent-ils socialistes quand ils ne s’en revendiquent plus à l’instar du Parti communiste ?
La fin du parti politique de gauche
Peu importe finalement, car la grille d’analyse qui court à travers l’ouvrage, c’est que, depuis l’unité socialiste de 1905 brisée en 1914, ce qui était le « parti » socialiste ou communiste, bref le parti politique de gauche, n’est plus :
« D’un lieu d’autoformation de la conscience de classe et de diffusion d’idées en rupture avec la société divisée en classes sociales, permettant de contribuer à une révolution sociale menée par les travailleurs, on est passé à des partis fortement hiérarchisés qui ont pour simple but de faire élire les “bons” dirigeants, lesquelles ont seuls pour tâche de mettre en place la transformation sociale – sans les militants et sans les travailleurs. »
Certes, progressivement, avec des avancées quand les masses s’en mêlent, en 1936 et 1968 notamment. Mais le virage était pris, terminé dans une professionnalisation conduisant à la mort du parti de gauche par la mise à l’écart des « masses » par les « élus ». L’explication est-elle suffisante ? Un peu brève à notre avis, et elle ne renouvelle pas le débat entre conviction et responsabilité.
Reste que cette focale militante permet aussi à Julien Chuzeville de mettre en lumière des figures souvent négligées, des féministes qui revendiquent des droits pour les femmes – à l’instar d’Eugénie Potonié-Pierre, de Léonie Rouzade, ou de la « citoyenne Lamarre » – face à des partis en retard d’un ou deux trains, des anticolonialistes eux en avance d’un combat, toute une galerie d’acteurs et d’actrices qui ont fait cette histoire.
Frédéric Cépède
vendredi 9 mai 2025 :: Permalien
Publié dans La Croix, le 9 mai 2025.
Ce livre du photographe Martin Barzilai est le fruit d’un travail ambitieux mené pendant plusieurs années pour dépeindre la réalité des refuzniks, ces Israéliens qui refusent de servir dans l’armée.
Le livre contient quinze portraits fouillés d’hommes et de femmes israéliens, qui partagent la même décision : dire non au militarisme de leur pays. Chaque récit apporte une nuance différente de la réalité à laquelle ils sont confrontés. Certains ont refusé de faire leur service militaire, d’autres ont quitté l’armée bien plus tard. Il y en a qui ont réussi à éviter la prison, d’autres y sont passés à plusieurs reprises.
Le photographe Martin Barzilai, qui a tiré le portrait de chacun d’entre eux, a également recueilli leur témoignage, livré à la première personne. Pour un moment, le lecteur est plongé dans l’objection de conscience et le raisonnement de ces individus sur l’État d’Israël, le Hamas et leur activisme.
« J’ai quitté Israël pour des raisons politiques en 2018. J’étais enceinte et je ne voulais pas élever un enfant dans cet environnement », explique Elisha Baskin, une Israélienne ayant grandi à Jérusalem. D’autres, en revanche, ont choisi d’y rester pour continuer leur combat sur place.
Prise de conscience
Au-delà des différentes opinions politiques prononcées, on retrouve le vécu partagé face à l’injustice que subissent les Palestiniens. « Nous entrions (l’armée israélienne, NDLR) dans des maisons à 2 heures du matin pour recenser les personnes qui y vivaient ; en menaçant ces familles avec nos armes. C’étaient des maisons prises au hasard, juste pour montrer que nous étions là […]. », raconte Michael Ofer Ziv, 28 ans, qui a fini par rompre avec l’armée israélienne au terme d’une prise de conscience progressive.
En Israël, le service militaire est obligatoire à 18 ans : trois ans pour les hommes, deux pour les femmes. Il est possible d’être exempté pour des raisons religieuses ou de santé mentale. Il est aussi permis de se présenter devant une commission pour défendre une position pacifiste. Tous ces refus, toutefois, comportent des risques — encore plus importants depuis le 7 octobre 2023.
« Jusqu’à il y a peu, un déserteur ne passait pas plus de trente jours en prison. Maintenant, j’ai rencontré des personnes qui y sont restées pendant six mois », témoigne Sofia Or, 19 ans, qui a elle-même été envoyée en prison après avoir refusé de servir.
Durcissement
Les témoignages recueillis dans ce livre après le 7 octobre 2023 montrent un durcissement contre ceux qui s’opposent à la politique israélienne, mais ils apportent aussi une lueur d’espoir. « Je m’étais fixé des lignes rouges en me disant que si quelque chose comme le 7-octobre se produisait, je quitterais le pays. […] Je me disais que s’ils commençaient à armer les civils, je partirais. Toutes ces lignes ont été franchies. Et je ne pars pas. Je ne pense pas que je partirai. Je veux lutter, je crois en ce que je fais. » Ce témoignage, au cœur même d’Israël, montre que des voix s’élèvent encore pour la paix, quoi qu’il arrive, et quoi qu’il en coûte.
vendredi 9 mai 2025 :: Permalien
Publié dans La Croix (hebdo), le 7 mai 2025.
Ils sont jeunes, israéliens et préfèrent la prison au service militaire – obligatoire – plutôt que de participer à ce qu’ils considèrent comme une « sale guerre », à Gaza ou en Cisjordanie. On les appelle les refuzniks. Martin Barzilai, photographe, brosse leur portrait dans Nous refusons, percutant livre où texte et photos racontent les motivations de ces garçons et filles prêts à affronter l’opprobre dans une société où l’armée est une composante identitaire. Engagés sans être candides, attachés à leur pays sans pour autant soutenir son gouvernement, ils croient à une coexistence possible entre Palestiniens et Israéliens, où sécurité et dignité seraient assurées pour chacun. Un ouvrage à la fois rageur et espérant.
mercredi 7 mai 2025 :: Permalien
Publié sur le Bondy Blog, le 21 décembre 2024.
Paru aux éditions Libertalia, Dix questions sur les Féminismes Noirs explore ces différents courants dans leur diversité et leur complexité. Entretien avec l’autrice Fania Noël.
Fania Noël, militante, docteure en sociologie et enseignante-chercheure au Pratt Institute à New York, présente dans ce livre les Féminismes Noirs en Amérique du Nord et en Europe dans toute leur diversité et leur complexité. Ces courants de pensées sont observés sous différents angles, l’autrice y explore les questions de genre, la prison, l’espace domestique, les corps, les féminismes blancs. Interview.
Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs ce que vous entendez par Féminismes Noirs, et en quoi est-ce différent de l’afroféminisme ?
Libertalia m’a contactée pour que j’écrive sur l’afroféminisme, mais je voulais écrire sur les Féminismes Noirs plus largement, étant donné que j’avais déjà écrit sur le premier sujet. Le Féminisme Noir est une catégorie générale qui recouvre différents types de féminismes des personnes noires, dans les pays d’Afrique et des Caraïbes, mais aussi les communautés noires en situation de minorités de la diaspora. Ces termes ne sont pas interchangeables.
L’Afroféminisme n’est pas la même chose que le Black Feminism, qui n’est pas la même chose que le féminisme sénégalais, etc. Ces différents courants ne recouvrent pas la même histoire. En clair, l’afroféminisme fait partie des Féminismes Noirs, mais les Féminismes Noirs ne se résument pas à l’afroféminisme.
Vous parlez du concept d’identity politics, c’est un terme que l’on a beaucoup entendu lors de la campagne de Kamala Harris. Que veut réellement dire ce terme ?
Le fait que le réductionnisme identitaire ou la politique de représentation soient nommés à tort identity politics (« politique de l’identité »), c’est une forme de révisionnisme intellectuel. Cela a d’ailleurs beaucoup énervé les créatrices du terme qui ont trouvé leur concept dévoyé.
Ce concept a été repris et vidé de son sens jusqu’à en inverser la signification, à la fois par la gauche puis par la droite. L’identity politics, ou la politique de l’identité, est initialement une forme de politique par et pour les « minorités ». Une volonté de se concentrer sur son oppression propre, avec l’idée qu’il n’y a personne de plus qualifiée que nous-mêmes pour défendre nos propres intérêts. Le Combahee River Collective, une organisation féministe lesbienne radicale majeure, l’expliquait dès les années 1970.
La politique de représentation, au contraire, consiste à mettre en avant des personnes d’une communauté en espérant que cette représentation seule permettra des avancements. Elle se dégrade souvent en réductionnisme identitaire, qui réduit la personne à un rôle de token, dont la seule présence permettrait d’évacuer tout questionnement plus large.
On peut prendre l’exemple d’Emmanuel Macron. Il se défend de ne pas être réactionnaire, puisqu’il avait un Premier ministre homosexuel. Évidemment, ça n’a pas de sens si l’on regarde ses politiques réactionnaires.
On parle souvent de politique identitaire pour les minorités, mais ce qu’il faut comprendre, c’est que la seule politique basée sur l’identité, et qui fonctionne, c’est celle de la majorité. Ce sont les Blancs et les hommes qui, statistiquement, doivent changer le plus, en termes d’attitudes réactionnaires, de libéralisme économique.
En parlant d’hommes blancs, vous dites que le fait noir dépasse la notion de genre, pouvez-vous expliquer cette notion ?
C’est simple, en réalité, le genre est toujours racialisé. On est avant tout une femme noire ou un homme noir, c’est quasiment un genre en soi, pour reprendre le titre de l’article « My gender is black ». Cela est dû au fait que le fait noir est extrêmement déstabilisateur, et ce, dans le monde entier. On peut citer l’exemple du phénomène d’hypersexualisation, on le retrouve en Afrique du Nord avec les traitements réservés aux migrantes ou plus anciennement avec les eunuques, mais aussi en Asie, en Europe… Les personnes noires sont souvent réduites à des corps.
D’une manière générale, tout le monde est racialisé à différentes échelles, la blanchité enferme dans d’autres cadres très précis. La masculinité hégémonique blanche est l’un d’entre eux. On observe aussi un backlash (retour de bâton) envers le féminisme qui est devenu beaucoup plus mainstream et qui voudrait remettre les femmes, notamment blanches, dans des cadres de type tradwife (épouse traditionnelle).
Nombre d’hommes poussent pour qu’elles intègrent ce mode de vie consistant à déléguer tout pouvoir politique à leur mari et à abandonner leur indépendance économique en les faisant quitter le travail au profit d’une domesticité servile.
Cela est lié à un ressentiment vis-à-vis de la massification des idées progressistes dans la société. Les hommes, pour la plupart, n’ont pas été socialisés, y compris les plus jeunes, à adhérer à des idées féministes. Par ailleurs, nous sommes dans un capitalisme tardif, et les hommes n’ont pas les moyens financiers d’entretenir une femme et un foyer à eux tout seul. Ils veulent la tradwife mais sans la tradwife money.
Ils aimeraient donc une femme à la maison, mais qui travaille, ce n’est pas possible et ça entretient du ressentiment. Un ressentiment qui fait que de plus en plus de personnes, de plus en plus jeunes, se radicalisent vers le masculinisme. Les hommes de ce monde ont une impression de perte de pouvoir qu’ils tentent de regagner par tous les moyens, y compris le pouvoir politique, mais aussi légal, sur les décisions et le corps des femmes.
À travers la question de la prison et des mises en cause d’hommes noirs dans des cas de violences sexuelles et sexistes, vous pointez les « pièges » faits aux féministes noires. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Pour rappeler le contexte, beaucoup de mouvements anticolonialistes ont cajolé les hommes noirs et ne les ont pas poussés à adopter une forme de radicalité sur certaines questions. Ils ont ainsi pu rester, pour certains, dans une forme de conservatisme.
Les Féminismes Noirs en Amérique du Nord et en Europe sont marqués par les dynamiques de sexisme et de violences sexuelles subies par les femmes noires dans les organisations noires. En témoignent la déclaration politique de la Coordination des Femmes Noires et celle du Combahee River Collective. Frederick Douglass, par exemple, qualifia Sojourner Truth d’inculte tout en soutenant des suffragettes blanches qui justifiaient le lynchage d’hommes noirs.
De même, Eldridge Cleaver, des Black Panthers, a reconnu avoir commis des viols, affirmant avoir d’abord ciblé des femmes noires dans les ghettos pour « s’exercer », avant de perpétrer des viols en série sur des femmes blanches, qu’il présentait comme des actes politiquement motivés.
Face à ces violences et ces contradictions, les féministes noires ont analysé et dénoncé l’hypersexualisation des hommes noirs, utilisée pour légitimer des violences raciales, comme l’a démontré Ida B. Wells dans ses travaux sur les lynchages.
Dans certains cas, il y a aussi une certaine mentalité de type « on n’est pas des victimes » et l’apologie de la force qui va de pair avec une adhésion à des valeurs conservatrices.
Il se reproduit ainsi au niveau politique le même type de mécanismes qu’au niveau domestique, dans le sens où l’on attend des femmes noires qu’elles soient des femmes fortes, fragiles, désirables… Mais aussi qu’elles soient le gardien de leurs frères. De l’autre côté, on n’attend pas des hommes qu’ils grandissent.
On retrouve cette idée dans un certain nombre d’organisations politiques dont ces femmes font partie, où l’on attend également d’elles qu’elles soient les « petites mains » du mouvement.
Et quand un homme noir est mis en cause dans des cas de violences sexistes et sexuelles, il y a souvent une injonction à la solidarité ou a minima au silence. Ces femmes devraient « dépasser leurs sentiments » pour ne pas risquer de pénaliser les mouvements de libération noirs. Et cela ne se limite pas aux pays où les personnes noires sont en minorités, il en est de même dans les pays à majorité noire où la femme est une forme de « mère universelle » qui doit prendre soins de ses fils.
Qu’est-ce que la notion de « chez-soi » que vous développez, et comment s’articule-t-il avec les questions féministes ?
Dans mon œuvre, la question du « chez-soi » se pose autour de la question suivante : « Quelle est la limite du chez-soi, quand l’État est susceptible de s’immiscer chez vous via les services sociaux ou quand votre vie est un débat public : la manière dont vous élevez vos enfants, ce que vous faites de votre argent, etc. ? »
En plus de cela, c’est aussi une question de conditions matérielles, quand elles ne permettent pas d’avoir un chez-soi décent, de l’espace, etc. Il est plus que probable que cet état des choses se répercute sur votre quotidien, y compris très jeune. On peut prendre l’exemple, dans certaines familles, de la place et du rôle des filles aînées qui sont amenées à prendre de grandes responsabilités.
Plus tard, cela se retrouve dans le couple entre une charge mentale importante, qu’elle soit domestique ou au travail. Ces situations peuvent aussi s’accompagner de violences sexistes et sexuelles. Tout cela rend d’autant plus complexe la constitution d’un chez-soi au sens féministe.
On a aussi des situations de mères célibataires qui ne sont pas prêtes à accepter de rester dans des relations néfastes pour elles. Ce qui est une très bonne chose, mais ce qui fragilise leur quotidien et minimise leur espace d’intimité.
Que diriez-vous aux personnes qui pensent que le salut des communautés noires se trouve dans une forme de capitalisme noir ?
Le capitalisme noir est pour moi lié à une idée masculiniste du pouvoir. On a, encore une fois, une sorte de mentalité de type « on n’est pas des victimes, on est fort, donc on doit être comme les forts », et les forts dans notre société, ce sont les capitalistes, ceux qui oppriment les autres.
Pour moi, c’est une réelle limite d’imagination de beaucoup de militants noirs. Certes, il y a une hégémonie politique importante, mais le capitalisme comme système n’est structurellement pas fait pour nous.
Il y a la rengaine : « on peut tous être entrepreneur », et ensuite, on pourra embaucher une femme de ménage pour se libérer de la charge mentale et des contraintes quotidiennes. Mais qui sera cette femme de ménage ? Ce sera encore et toujours les femmes noires et racisées.
Par essence, l’argent n’est pas illimité, on ne peut pas tous être milliardaire. Le principe même d’être riche, c’est de pouvoir être servi. Et qui continuera à servir si ce n’est des gens de nos communautés qui sont aujourd’hui marginalisées.
Ce qu’il faut attendre, ce n’est pas l’avènement d’un capitalisme noir, c’est l’abolition du capitalisme, pour les Noirs et pour toutes les autres communautés.
Évidemment, en attendant, il y a énormément de choses à faire, je ne dis pas qu’il faut être attentiste. Il faut se soutenir, s’aider entre communautés et au sein de leur communauté.
Est-ce que vous voudriez ajouter quelque chose ?
J’aimerais parler des élections qui arrivent d’ici deux ans en France. C’est affligeant de remarquer que le spectre politique, quel qu’il soit, a un problème à adresser la question du racisme. S’ils peuvent reconnaître, pour certains, qu’il y a du racisme, c’est pour nier ou éviter de parler du néocolonialisme, des frontières, de l’exploitation, ce qui n’a aucun sens. Et j’inclus une partie de la gauche aussi.
La question du racisme est souvent entendue comme « il faut traiter les personnes racisées comme des Français comme les autres ». Mais ça pose la question de ce que veut dire être français, et surtout qu’est-ce que ça dit des personnes qui vivent du racisme et qui ne sont pas françaises ?
Propos recueillis par Ambre Couvin