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mardi 28 janvier 2025 :: Permalien
Publié sur À contretemps, le 27 janvier 2025.
Dans un témoignage relatant ses deux années d’exil londonien (1892-1894), Les Joyeusetés de l’exil, l’anarchiste franco-italien Charles Malato (1857-1938), fils du communard Antoine Malato (1823-1907), livra, à son retour en France, une « chronique londonienne d’un exilé parisien » (1897) de belle facture humoristique et à contre-courant de la littérature d’exil. La lecture de ce texte, réédité dans les années 1980 par Acratie [1], reste touchante par son ton, son irrévérence et cette idée qui le portait que l’exil pouvait aussi se vivre comme une chance, une manière de se resituer dans l’espace en s’émancipant de son assignation territoriale. Ce n’était pas ignorer que, si l’exil suscite d’abord un sentiment de manque et de nostalgie du pays perdu, il peut permettre aussi, quand l’idée de révolution habite l’imaginaire de l’exilé, un déplacement – choisi ou forcé – qui, non seulement, ne ferme pas forcément la porte de l’espérance, mais peut aussi l’élargir à des ailleurs insoupçonnés.
Dans un registre plus savant, le livre que Constance Bantman, historienne anglo-française, consacre à l’exil d’anarchistes français à Londres, dans les années 1880-1914, atteste de la vitalité dont cette communauté humaine d’apatrides exilés fit preuve en ces circonstances. Nourri de nouveaux concepts historiographiques comme ceux de réseaux, d’échanges, de transferts culturels, ce travail, qui fut objet de thèse [2], élargit considérablement la connaissance un peu étroite que nous avions de cette « Petite France » anarchiste qui, entre Soho et Fitzrovia, quartiers du centre de Londres, forma colonie de vie et foyer de propagande libertaire internationale – une « Mecque anarchiste » où il était « de bon ton de péleriner », titra le très parisien et droitier Matin. Après les quarante-huitards et les communards, cette nouvelle vague d’exil concerne des anarchistes qui se sentent menacés par la répression qui s’abat – de manière indiscriminée – sur eux comme conséquence directe de la « propagande par le fait » et des attentats qu’elle suscite. À cela, la République oppose ses lois scélérates visant à criminaliser tout anarchiste, par avance suspect d’activité délictuelle, voire meurtrière, du seul fait de l’être.
Par sa généreuse politique libérale d’asile, la Grande-Bretagne apparut longtemps comme une terre de repli possible pour les réfugiés politiques français [3]. En cette période fin de siècle, elle le demeure d’autant que la Suisse et la Belgique, autres pays d’accueil traditionnels, ont fermé progressivement leurs portes aux exilés à la fin des années 1870. Londres devient donc la capitale diasporique de l’anarchisme alors même que sa réputation de libéralité est en train de changer. En mal bien sûr, c’est-à-dire dans le sens du durcissement de l’accueil.
À vrai dire, même s’ils sont peu nombreux – de 500 à 700 selon les moments, évalue l’historienne, contingent qui diminuera considérablement à la faveur de la loi d’amnistie de 1895 [4] –, ces anarchistes de langue française, parmi lesquels une centaine d’entre eux est particulièrement soumise à la surveillance policière de Sa Majesté, n’ont pas toujours pris leurs distances avec la « propagande par le fait » et ses effets délétères. L’exil, pourtant, et c’est ce que démontre minutieusement Constance Bantman, ouvre parfois l’imaginaire à d’autres perspectives et positionnements que ceux-là mêmes qui ont conduit les exilés à fuir leur pays.
Maîtrisant très moyennement l’anglais pour la plupart d’entre eux, ces exilés, même si l’on compte dans le contingent quelques journalistes, artistes ou intellectuels, sont pour la plupart d’extraction populaire et vivent, mal, de métiers de l’artisanat. En fait, la pauvreté qu’ils connaissent est extrême. Ils fréquentent, au 67, Charlotte Street, l’épicerie de l’ex-communard Victor Richard – « le bel épicier » qui doit faire crédit. Ils logent souvent, à Soho, au 28-30 Fitzroy Street, dans deux maisons que possède Ernest Delebecque, qui loue des chambres à bas prix, les cédant même parfois gratuitement. Ils se retrouvent à la librairie d’Armand Lapie, lisent les mêmes journaux – L’International, Le Tocsin et Le Père Peinard, entre autres. Ils se posent parfois au Restaurant international de Charlotte Street ou des « Vrais Amis », au 4, Old Compton Street, et sont assidus du célèbre Club Autonomie sur Windmill Street, qui dispose d’une grande salle, d’une cantine et qui peut faire fonction de dortoir. Organisé en sections linguistiques se réunissant séparément un jour par semaine, le lieu est souvent fréquenté par des journaleux en quête de sensationnalisme et par des espions de toutes les polices d’Europe. Par ailleurs, il existe aussi des clubs anarchistes nationaux où se réunissent les Allemands (Grafton Street), les Scandinaves (Rathbone Street), les Italiens (Clerkenwell), lieux où se nouent des liens internationaux et des sociabilités entre anarchistes de diverses provenances.
Constance Bantman s’intéresse, par ailleurs, à ce qu’elle appelle un peu maladroitement « les élites » du mouvement (qui n’en étaient que des figures) : Louise Michel, Émile Pouget, Pierre Kropotkine ou Errico Malatesta. « La Louise », internationaliste convaincue et anglophile, collabore à la plupart des journaux anarchistes anglais. Figure centrale de l’anarchie vagabonde, son aura et son prestige lui confèrent un pouvoir rassembleur unique qu’elle met au service de l’entente et de la fraternité libertaire. Elle aide beaucoup les proscrits et ouvre, fin 1890, à Fitzroy Square, une « école internationale », fondée sur les principes du pédagogue Paul Robin et vouée à accueillir les enfants des exilés. Pouget, proche du groupe The Torch, s’affaire à fabriquer Le Père peinard, fréquente Malatesta et Malato et, contrairement à Louise Michel, n’apprécie pas Londres, « une ville pas rigolote, écrit-il dans Le Père peinard, où les troquets sont aussi rares que les merles blancs ». Kropotkine est sans doute la grande figure, plutôt romantique, de cet exil. Ses contacts sont nombreux et larges, même s’il reste avant tout lié aux exilés russes et aux cercles britanniques russophiles. « [Il] jouit, note l’auteure, d’une reconnaissance extraordinaire dans presque tous les milieux socialistes de Londres et il est intégré dans de nombreux réseaux scientifiques, politiques et littéraires. » Quant à Malatesta, qui, d’exil en exil, aura résidé près de trente ans de sa vie à Londres, il y travaille, dans son propre atelier, comme électromécanicien, et est très impliqué dans les cercles italiens de la capitale. Son insatiable curiosité, cela dit, l’entraîne à fréquenter aussi d’autres milieux, dont celui des exilés français, mais aussi des syndicalistes britanniques, des journalistes radicaux, des féministes, des socialistes et des libres-penseurs. Sa conception organisationnelle de l’anarchisme favorable à l’association ouvrière l’incite à prôner, sans les épouser toutes, les intuitions du syndicalisme révolutionnaire en formation. C’est d’ailleurs dans cette claire perspective qu’il tentera, dans les années 1890, d’organiser les travailleurs italiens de la restauration en les incitant à fonder un syndicat.
Le grand apport de ce livre se situe précisément dans l’aptitude de son auteure à observer une communauté militante en s’attachant aux aspirations et positionnements divers et contradictoires qui la fondent pour saisir le rôle qu’y jouent les réseaux, les échanges interpersonnels, les rapports avec d’autres groupes exilés, mais aussi avec le pays d’exil lui-même et sa culture d’intervention politique et sociale. En ce sens, cette histoire transnationale, née dans le monde anglo-saxon et que revendique Constance Bantman pour son sujet d’étude, opère ici, de façon presque modélique, par les mobilités militantes qu’elle révèle et les aspirations qu’elle convoque, comme un sous-genre à part entière de l’histoire de l’anarchisme.
Ainsi, l’on s’aperçoit, au fil des pages, que, au contact d’une autre tradition que la leur propre, souvent doctrinaire, minoritaire et activiste, les exilés anarchistes français, importeront à leur retour en France, l’expérience des trade-unions (syndicats) britanniques comme apport à la naissante pratique du syndicalisme révolutionnaire, du grève-généralisme et du sabotage. Ainsi, le rapport d’un espion datant d’avril 1894 note que « la démarcation entre les anarchistes de la bombe et ceux de l’idée se dessine de plus en plus » à Londres, confirmant en cela la portée de l’appel aux anarchistes du trade-unioniste et internationaliste libertaire convaincu Mowbray à « entrer dans les syndicats pour montrer aux travailleurs les véritables buts à poursuivre » [5]. Mais la chose ne va pas de soi pour nombre d’anarchistes anti-organisationnels, comme ceux qui éditent la feuille L’Anonymat, par exemple. Nombreux sont les conflits internes, les mises en jugement, les excommunications. Il est vrai que c’est là une donnée centrale de tous les exils, la conflictualité interne y faisant fonction d’activité première. Par glissements successifs, cela dit, par introspection aussi, bien des anarchistes de la communauté londonienne se rendent à l’évidence que, par sa nature de classe et son fonctionnement de masse, le syndicalisme révolutionnaire offre enfin aux anarchistes la possibilité de s’organiser, en dehors de leurs propres sectes et, à travers la grève générale et le sabotage, de pratiquer, au sens propre du terme cette fois, l’action directe. Ce sera la grande tâche propagandiste de Pouget que de le prouver dès son retour en France en 1895. Avec un succès si patent que, par une de ces ruses dont l’histoire a le secret, ayant percé en France, le syndicalisme révolutionnaire de la CGT fera aussi, en retour, des émules en Grande-Bretagne.
Enfin, une grande partie du livre de Constance Bantman est consacrée à la lutte policière contre le « complotisme » anarchiste, aux méthodes de surveillance et aux espions qu’elle emploie, aux échanges plutôt houleux qu’elle entretient avec la police française, jugée incompétente par Londres. Au vu des renseignements qu’elle collecte, qui sont impressionnants, et des analyses qu’elle en tire, il est clair que la présence anarchiste française à Londres, entre 1880 et 1914, eut pour effet de durcir durablement la politique d’accueil du désormais surévalué libéralisme anglais. Après bien des débats et controverses, l’Aliens Act – ou loi sur les étrangers – du 1er janvier 1906 finira par avoir sa peau. La guerre qui vient ne fera que confirmer que la liberté libérale, même la plus installée, relève davantage de la fiction que de la conviction.
Freddy Gomez
[1] Charles Malato, Les Joyeusetés de l’exil : chronique londonienne d’un exilé parisien 1892-1894, Acratie, 1985.
[2] Constance Bantman, Anarchismes et anarchistes en France et en Grande-Bretagne, 1880-1914 : échanges, représentations, transferts, thèse sous la direction de François Poirier, Paris XIII-Villetaneuse, 730 p. Cette thèse a été soutenue le 24 mars 2007. Une version remaniée de ce travail universitaire a paru en anglais : The French Anarchists in London, 1880-1914 : Exile and Transnationalism in the First Globalization, Studies in Labour History n° 1, Liverpool University Press, 2013, 253 p.
[3] Mais aussi italiens, espagnols et juifs yiddishophones d’Europe centrale et orientale, qui à Londres s’installent dans l’East End. Sur cet exil juif londonien, nous renvoyons le lecteur aux deux numéros que nous avons consacré, en 2007, dans notre revue papier, à Rudolf Rocker, le « rabbin goy » : « Rudolf Rocker : mémoires d’anarchie » et « Rudolf Rocker : penser l’émancipation ». Ces textes ont été réunis en volume : À contretemps, Rudolf Rocker ou la liberté par en bas, Les éditions libertaires/Nada, 2014, 300 p.
[4] Votée peu de temps après l’élection de Félix Faure, cette loi d’amnistie, adoptée par le Parlement puis promulguée par le président de la République le 1er février 1895, s’appliquait aux condamnations prononcées ou encourues jusqu’au 28 janvier 1895 à raison de crime, d’attentat ou de complot contre la sûreté intérieure de l’État, de délits de presse (à l’exception des délits de diffamation ou d’injure envers des particuliers) ou d’autres délits politiques.
[5] The Torch, 15 novembre 1892. Ce même Mowbray, militant syndical infatigable, mènera un travail acharné auprès des travailleurs à peine organisés de l’East End pour qu’ils forment des trade-unions combatives
vendredi 24 janvier 2025 :: Permalien
Publié dans Socialter, janvier 2025.
En 1924, les Penn sardin, ouvrières dans les conserveries de poisson de Douarnenez, obtiennent de meilleures conditions de travail après une grève historique de quarante-six jours. Un siècle plus tard, la ville est qualifiée de « nouveau Saint-Tropez » (selon le magazine Elle), et son histoire ouvrière s’inscrit dans une patrimonialisation touristique quasi folklorique. Pourtant, l’exploitation de la main-d’œuvre féminine dans les fabriques de poisson demeure. Deux ouvrages parus chez Libertalia proposent d’explorer les luttes d’autrefois et celles qui frémissent aujourd’hui sur les chaînes de montage.
Avec Une belle grève de femmes (2023), Anne Crignon restitue dans un récit haletant les semaines qui ont marqué « le soulèvement le plus éclatant de la IIIe République ». La cité finistérienne aux trois ports n’a alors rien de branché. Pas de petits bars ni de galeries d’art, mais des milliers de femmes qui s’échinent dans les conserveries de poisson. Ces « belles friteuses » étêtent, écaillent, éviscèrent, découpent, broient, et emboitent pour enrichir les propriétaires qui accaparent les jolies façades du bord de mer.
Au fil des pages se déploient les dynamiques qui se créent entre ces femmes, et l’ébullition communiste des années d’après-guerre, parfois incarnée par des personnages hauts en couleur comme Daniel Le Flanchec, maire rouge de Douarnenez. Sans être féministe, le mouvement des Penn sardin est sans nul doute féminin, révélant « une forme de matriarcat maritime » et un apprentissage spontané du rapport de force. Un phénomène que théorise le philosophe John Dewey au même moment et qui, souligne l’autrice, fera écho aux Gilets jaunes un siècle plus tard.
Le XXIe siècle voit néanmoins une forte déprise syndicale et une dépolitisation ouvrière. En 2024, les usines à poisson tournent encore à Douarnenez, même si elles délocalisent toujours davantage. Les fabriques ont quitté les abords coquets du centre-ville et recrutent par intérim, majoritairement des femmes, précaires, racisées et immigrées. Embauchée dans une usine Chancerelle (la marque Connétable), la journaliste Tiphaine Guéret relate le quotidien de ces ouvrières dans Écoutez gronder leur colère, enquête sensible et factuelle.
Elle explique comment ces femmes ont appris à être une « variable d’ajustement » au sein d’un système d’exploitation bien rodé, où le capitalisme paternaliste a laissé place au discours des financiers, le tout enrobé d’un storytelling alléchant. Comme leurs prédécesseuses, les « filles » subissent les horaires décalés, l’épuisement, la cadence qui s’intensifie et le manque de considération. La cohésion est amoindrie par le turn-over et les origines sociales et ethniques très variées des femmes. Néanmoins, une solidarité « timide » s’organise autour de petits gestes et d’attentions qui font éclore de nouvelles mobilisations. En mars 2024, les sardinières appellent à une journée de grève. Un frémissement qui fera dire en avril à la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, que « ce qui s’est passé il y a cent ans se répète ».
Clea Chakraverty
mercredi 22 janvier 2025 :: Permalien
Publié dans L’Ours, janvier 2025.
Né de l’étonnement de voir la forte résurgence de la figure de la sorcière, et sa popularité auprès des militantes féministes, cet essai de Michelle Zancarini-Fournel interpelle les jeunes féministes, ses cadettes.
L’autrice interroge dans une perspective historique le surgissement, la construction, la circulation et le renouveau de la figure de la sorcière depuis ses origines jusqu’au très contemporain. En s’adressant directement aux jeunes femmes, l’historienne ambitionne de faire une histoire des sorcières non fantasmée pour les petites filles, entrant ainsi en résonance avec le slogan : « Nous sommes les petites filles de toutes les sorcières que vous n’avez pas brûlées ».
L’Église et les sorcières
À sa lecture, les jeunes féministes et les autres découvriront les conditions de naissance de la figure de la sorcière et du sorcier. Au XVe siècle, l’Église catholique, alors en proie aux critiques menaçant son unité, engage l’évangélisation des campagnes et met en place un appareil judiciaire répressif autour de juges spécialisés dans les affaires dites de sorcellerie. Le développement des rituels sabbatiques produit « progressivement un discours misogyne, associant la femme, épouse de Satan, à une figure diabolique ». L’image de la sorcière sur un balai s’élabore au même moment. Cet objet, symbole de la domination masculine, se trouve confisqué et détourné par les femmes, et « tel un homme à cheval, elles le chevauchent en inversant les rôles », créant ainsi le désordre. Le sabbat, en devenant une affaire de femme, contribue à l’effacement de la figure du sorcier. Lorsque deux inquisiteurs, Henry Institutions et Jacques Sprenger publient Le Marteau des sorcières en 1486, « un vrai tournant du point de vue de l’histoire du genre des persécutions » s’opère.
Le mythe de la sorcière connait une nouvelle vie au XIXe siècle et s’incarne selon l’historien Jules Michelet dans la figure de la femme rebelle, puissante et contestataire, quand elle est héroïsée sous la plume des romantiques, ou encore apparaît sous les traits de la Petite Fadette chez George Sand dans le pays berrichon rouge où les superstitions s’effacent dans ces temps de modernisation des campagnes. On retrouve l’image de la sorcière accolée aux pétroleuses de la Commune qui transgressent les normes sociales, ne se conformant pas à leur rôle de mère ou d’épouse, puisqu’elles portent des armes et combattent, parfois représentées dans la presse sous les traits « de mégères échevelées et en sorcières ». À ces caractéristiques, le XIXe siècle convoque aussi la pathologie, l’hystérie faisant ainsi de la sorcière une femme souffrant d’une maladie mentale, incontrôlable et inquiétante.
La sorcière, femme puissante ?
Le retour du mythe de la sorcière dans la seconde moitié du XXe siècle s’inscrit dans l’élaboration d’une histoire féministe transnationale. Michelle Zancarini-Fournel rappelle qu’un groupe étatsunien, Witch, se réclamant des sorcières en puissance dans leur manifeste en 1968, essaime en Europe – en Italie notamment. La femme sorcière apparait comme la victime du patriarcat et l’icône du matérialisme historique. « Les mots féministes et sorcières sont dès lors devenus des synonymes. »
La force de cet essai réside dans la démarche de Michelle Zancarini-Fournel qui réussit, en mobilisant une historiographie foisonnante, à déconstruire le mythe de la femme sorcière, tout en écrivant dans le même temps, une histoire des sorcières et des sorciers. En cela, elle fait œuvre d’historienne, se distinguant ainsi de la littérature récente au succès incontestable. Ainsi, elle démontre de quelle manière les récits de Mona Chollet et de Silvia Federici constituent une « forme d’histoire contrefactuelle », puisqu’ils véhiculent des thèses farfelues autour des estimations chiffrées des exécutions faisant preuve de « négation confirmée » de l’histoire.
Si aujourd’hui la sorcière apparaît sous les traits d’une femme puissante qui incarnerait l’ensemble des problématiques traversées par les femmes, cet essai invite à redonner toute sa place à l’historicité des sorcières.
Amandine Tabutaud
mercredi 15 janvier 2025 :: Permalien
Publié dans Alternative libertaire, janvier 2025.
Plus qu’une simple biographie de Charles Piaget (1928-2023) et une brève histoire de la lutte des Lip, cet ouvrage propose une chronique de ses engagements et des débats qu’ils ont suscités – en particulier sur l’autogestion – dans les milieux syndicaux – notamment de la CFDT dont il était élu – et à la gauche de la gauche d’alors – notamment au PSU.
Dans le contexte du coup d’État au Chili, la grève des Lip fut en effet, en 1973, l’occasion d’une leçon pratique de la position théorique de la voie alternative d’un « socialisme qui doit puiser dans les énergies populaires pour assoir son pouvoir ». Il s’agissait de constituer un socle politique « qui s’assume révolutionnaire, s’affranchissant d’une légalité qui n’est que celle d’un ordre capitaliste voué à disparaître ». Ce n’était pas pour autant « une tendance autogestionnaire dans la gauche non-communiste », puisque la solution « coopérative » a longtemps été rejetée, au prétexte qu’un « îlot autogestionnaire » ne pouvait être que voué à l’échec en régime capitaliste.
Ses engagements ultérieurs sont également évoqués : la tentative de coordination des ouvriers en conflit dans leur entreprise, les « Mini-Lip » – comme ils se désignent, au sein d’Agir ensemble contre le chômage, AC !, pour le collectif Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui (CRHA), créé pour défendre et promouvoir avec vigueur le programme du Conseil national de la Résistance après sa tentative d’instrumentalisation par Nicolas Sarkozy en 2007.
Le camarade Théo Roumier s’est appuyé sur les archives des organisation syndicales et politiques, les déclarations de Piaget, pour présenter toutes les facettes d’un militant particulièrement charismatique et emblématique d’une époque, et surtout les nombreux débats sur les questions de stratégie et de contrôle ouvrier, que ses prises de position ont suscités. Cette énergie à « construire immédiatement des morceaux du monde que nous voulons » ne peut laisser indifférent.
Ernest London
mardi 14 janvier 2025 :: Permalien
Publié sur Contretemps, le 10 janvier 2025.
Constance Bantman, historienne de l’anarchisme transnational, nous livre une version française de son travail de thèse, soutenu en 2007 et publié en anglais en 2013 (Liverpool University Press). Les éditions Libertalia ont été bien avisées d’ajouter à leur collection d’études historiques ce travail riche et dense sur les anarchistes exilé·es à Londres entre 1880 et 1914. Plus que la biographie collective d’un groupe militant, l’ouvrage propose une analyse de l’exil en tant qu’expérience sociale et politique, qui transforme les individus et la société qui les accueille. Pour cette raison, le livre de Bantman ne nous informe pas seulement sur la communauté anarchiste francophone de Londres, mais nous parle plus largement de l’histoire de l’anarchisme de la période, de ses évolutions, ses tensions et ses bifurcations. Elle nous offre aussi une lecture de l’histoire politique de la Grande-Bretagne : on y trouve le récit du « Socialist Revival » et des difficultés dans la formation d’un courant socialiste et syndicaliste anglais, ou l’analyse des aménagements de la tradition libérale face aux enjeux policiers et diplomatiques de la surveillance des opposant·es. À travers ce qui apparaît d’abord comme une « petite histoire » (celle d’un groupe d’environ 450 anarchistes français vivant en Grande-Bretagne, dont une soixantaine de militant·es actif·ves), Constance Bantman nous montre une nouvelle fois l’importance – toujours sous-estimée – de faire l’histoire de l’anarchisme pour mieux comprendre l’histoire contemporaine.
L’idée centrale de Bantman est d’analyser l’exil, et les sociabilités qu’il rend possible, comme un tournant dans l’histoire de l’anarchisme. Après avoir retracé à grands traits les conditions – notamment répressives – qui vont pousser une partie des anarchistes à quitter la France (chapitre 1) et le contexte militant de leur implantation à Londres (chapitre 2), l’autrice détaille la manière dont l’exil va mettre à l’épreuve leurs principes internationalistes (chapitres 3 et 4). Elle montre que Piotr Kropotkine joue un rôle majeur dans les « échanges anarchistes franco-britanniques » (p. 64), notamment grâce aux liens étroits entre deux journaux, Freedom (publié en langue anglaise par Kropotkine et la Britannique Charlotte Wilson) et Le Révolté (publié à Paris par Jean Grave). On trouve dans ce livre, comme dans celui qu’elle a publié en 2021 sur Jean Grave, l’intérêt de Bantman pour la presse, pensée comme vecteur de formation d’une communauté anarchiste transnationale et outil de diffusion des idées et des pratiques.
Néanmoins, l’autrice montre que les exilé·es peinent à s’insérer dans les réseaux anarchistes britanniques, et le militantisme transnational de l’imprimé n’empêche pas l’isolement local. Bantman donne plusieurs raisons. Il y a d’abord des divergences politiques fortes entre les militant·es britanniques et les exilé·es : on retrouve ici les tensions qui traversent le mouvement anarchiste de la période, et les oppositions entre le courant individualiste, incarné entre autres par Henry Seymour et son journal The Anarchist, et la branche communiste libertaire, dans laquelle se reconnaissent la plupart des exilé·es français·es. Ce sont également des brouilles personnelles qui empêchent les rapprochements, aggravées par la lassitude de l’exil, et la peur des mouchards. On trouve dans l’ouvrage de belles pages consacrées à l’ennui et à la suspicion, mais on manque parfois d’une sociologie plus compréhensive de ce que cela signifie concrètement, pour les individus qui le vivent, le fait d’être un·e anarchiste en exil : comment occuper ses journées ? que lire si l’on ne parle pas (ou mal) anglais ? manifeste-t-on ? quels liens peuvent être maintenus avec les proches en France ? comment est vécu le « mal du pays » par ces militant·es internationalistes ? Par ailleurs, on sait peu de choses sur ce qui a poussé ces anarchistes à choisir la Grande-Bretagne comme territoire d’exil : pourquoi ne pas partir en Suisse, aux États-Unis ou en Argentine, autres espaces de l’anarchisme transnational ?
Alors même que l’expérience de l’exil est donc avant tout pour les anarchistes français·es l’expérience de l’inertie et de la solitude, leur présence va pourtant participer à déclencher dans la société britannique une véritable « panique morale » (p. 204). Dans une période marquée par la succession des attentats anarchistes en Europe se construit la figure du dynamitard, dont les exilé·es français·es deviennent l’incarnation. L’explosif apparaît comme le symbole des risques sociaux liés aux progrès techniques et « l’anarchisme est perçu comme un des symptômes d’une modernité menaçante » (p. 209). La police britannique est obsédée par la crainte de l’attentat, et cette obsession va avoir des conséquences durables sur la politique migratoire en Grande Bretagne (chapitres 5 et 6). Bantman montre bien que, contrairement à l’image d’une police britannique libérale réticente au contrôle politique, les anarchistes vont faire l’objet d’une surveillance rapprochée. Plus encore, la peur de leur présence, doublée d’un antisémitisme croissant hostile à l’immigration juive d’Europe de l’Est, vont contribuer à remettre en cause la tradition britannique d’asile. L’adoption de l’Aliens Act en 1905 en est une première restriction, et la Grande-Bretagne va devenir le premier pays européen à mettre en place un système de contrôle de l’immigration aux frontières.
Pour finir, l’autrice revient sur la manière dont la doctrine anarchiste s’élabore et se transforme dans et par l’exil, notamment avec le glissement d’une partie des anarchistes vers le syndicalisme révolutionnaire (chapitre 7). Le contact avec les trade unions britanniques, qui apparaissent à la fois comme modèles et repoussoirs, influence certain·es militant·es : c’est notamment le cas d’Émile Pouget qui, à son retour d’exil, va défendre la voie syndicale et la stratégie révolutionnaire au sein de la nouvelle CGT. En écho, le syndicalisme anglais va lui aussi évoluer vers l’action directe, et les appels à imiter le modèle français se multiplient au début du XXe siècle. De là vont naître plusieurs tentatives de construction d’une Internationale syndicaliste révolutionnaire, qui échoueront en raison des différends sur la centralisation organisationnelle, et des conflits idéologiques sur le militarisme qui deviennent indépassables à la veille de la guerre.
Ce dernier chapitre sur les conséquences idéologiques et stratégiques de l’exil est particulièrement convaincant, et on aimerait en savoir davantage sur ces circulations transnationales d’idées et de pratiques. Ainsi, l’importance du courant individualiste britannique ne va-t-elle pas aussi imprégner une partie de la communauté exilée : qu’en est-il des questions sexuelles par exemple ? Les exilé·es vont-ils essayer de mettre en place, notamment dans la période de la Belle Epoque, des milieux libres ? Ne trouve-t-on pas les traces de communautés anarchistes en Grande-Bretagne, qui pourraient rassembler des militant·es de différentes nationalités ? De la même manière, on peut se demander si l’exil britannique ne contribue pas à des rapprochements entre le mouvement féministe et les anarchistes : Constance Bantman évoque ainsi des liens entre Errico Malatesta et la famille Pankhurst, dont on aimerait connaître les effets sur le positionnement des anarchistes français·es à l’égard du suffragisme.
Pour conclure, cet ouvrage riche et foisonnant nous rappelle utilement que l’histoire des anarchistes est encore à écrire, et qu’elle est fondamentale pour comprendre la manière dont les sociétés contemporaines se sont construites.
Sidonie Verhaeghe