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mercredi 19 octobre 2022 :: Permalien
Publié dans L’Équipe du 19 octobre 2022.
Ce résistant membre du groupe Manouchian, fusillé en 1944, avait brillé dans le club de Saint-Ouen, où une tribune portera son nom en 2024. Retour sur son histoire, longtemps méconnue, en association avec l’émission « Affaires sensibles » sur France Inter (15 heures).
Rino Della Negra, fusillé à 20 ans par les nazis au Mont-Valérien, le 21 février 1944, est parti sans laisser beaucoup de traces : un vêtement ensanglanté, deux lettres écrites à ses parents et son petit frère, voilà pour le martyr de la Résistance, membre du groupe Manouchian ; quelques licences de football amateur et une poignée de photos une seule où il revêt le maillot vert et blanc du Red Star, voici pour le joueur. Si l’engagement du jeune ouvrier parmi les FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans-main-d’œuvre immigrée) est un peu documenté, il n’est pas le plus connu des combattants de ce mouvement de la résistance communiste. Quant au footballeur qui brillait sur les terrains, il n’en subsista longtemps qu’une lueur incertaine : un visage peint à gros traits sur les bâches des Star, un nom dans leurs refrains les plus revendicatifs – « Rino, Bauer, Résistance » –, et une légende aux contours imprécis qui circulait parmi eux depuis le début des années 2000.
Un spécialiste de l’histoire locale de Saint-Ouen, Claude Dewaele – ancien ouvrier métallurgiste – exhuma son passage fugace au Red Star Olympique, ancien nom du Red Star FC. Une licence pour la saison 1943-1944 et une photo de l’équipe en témoigne : Rino Della Negra, membre du 3e détachement du groupe parisien des FTP-MOI auteur de près de 200 attentats contre les forces allemandes et de collaboration dans la capitale en seulement un an et demi, a porté le maillot vert et blanc.
Un ailier droit ultrarapide et fin technicien
Une cérémonie de commémoration et la pose d’une plaque à l’entrée du stade de Saint-Ouen, en 2004, firent ressurgir du passé ce profil singulier. Ouvrier, footballeur, résistant : Rino avait tout pour séduire le public fiévreux et très ancré à l’extrême gauche du club audonien. « Tu sais qui c’était Rino ? » commença-t-on à demander aux jeunes supporters du Red Star dans un élan de transmission… mais à vrai dire, il n’y avait pas beaucoup d’informations à transmettre. On ne savait plus bien s’il était gardien de but ou attaquant, ni s’il avait vraiment joué un match. Peu importe : son souvenir était entre de bonnes mains, celles de supporters qui ont fait du devoir de mémoire une mission tout aussi primordiale que le soutien à leur équipe. L’obtention, après acharnement, de la dénomination « Tribune Rino Della Negra », placardée en grosses lettres sur le toit du virage flambant neuf du stade Bauer, à l’horizon 2024, constitue un combat et une victoire singulière dans le monde des ultras français.
Mais au-delà du nom, que reste-t-il de l’art d’un footballeur si aucune caméra ne l’a jamais enregistré en train de jouer et si l’entièreté de ces exploits eut lieu dans des compétitions dont on a oublié l’importance ? Pas grand-chose. Les historiens Jean Vigreux et Dimitri Manessis, qui découvrirent cette histoire en fréquentant la tribune « Rino », ont fait paraître la première biographie sur le joueur, Rino Della Negra, footballeur et partisan (Libertalia, 2022). Au-delà de retracer son engagement hors du commun, ils font surgir le footballeur. En plus du palmarès et des lignes de statistiques, on découvre la personnalité d’un joueur talentueux, ailier droit ultrarapide et fin technicien pour qui le football était tout. Ou comment un jeune ouvrier de 20 ans, issu du quartier très populaire de Mazagran, à Argenteuil (Val-d’Oise), où résidait une importante communauté d’immigrés italiens, a fait de la lutte armée contre le nazisme le prolongement direct de sa pratique sportive et des valeurs associées. Son engagement dans la Résistance et sa pratique du football sont intrinsèquement liés : Rino s’entraînait un jour et « Robin » (son nom de résistant) participait à des opérations, souvent meurtrières, le lendemain.
En février 1944, la presse collaborationniste avait largement relayé le procès et la condamnation à mort des vingt-trois du groupe Manouchian, reprenant, mot pour mot, les éléments de langage transmis par les nazis : « terroristes », « étrangers », « bolcheviques », « Juifs ».
Arrêté par la Gestapo après une fusillade et une course folle
Della Negra était présenté comme un naïf embrigadé dans cette organisation secrète simplement parce qu’il voulait jouer au football et que les FTP-MOI lui offraient un refuge, lui le clandestin, réfractaire du STO. « Terroriste pour pouvoir jouer au football » pouvait-on ainsi lire dans Paris-Soir. « Résistant parce que footballeur », répondrait-on maintenant que l’on perçoit plus nettement sa trajectoire fulgurante.
De vitesse, il est évidemment question quand on évoque sa vie brève.
11 secondes au 100 mètres, 5,89 mètres au saut en longueur : le jeune ouvrier qui brille chaque week-end sur les pistes du stade Henri-Barbusse d’Argenteuil est une fusée. À 14 ans, en 1937, il entre à l’usine, pur produit de l’époque du Front populaire. Sa formation d’athlète se fait au sein des mouvements sportifs ouvriers, après le travail, à travers les nombreuses compétitions de travailleurs organisées par la FSGT (Fédération sportive et gymnique du travail).
Ses talents sont d’abord remarqués sous le maillot de son club « corpo » des usines Chausson d’Asnières, puis avec la Jeunesse sportive Jean-Jaurès argenteuillaise. Le football est alors bien différent de nos standards et très bouleversé par les années de guerre. Il ne faut donc pas minimiser sa joie au printemps 1941, lors de sa victoire en finale de la coupe du Matin, du nom d’un célèbre journal qui a sombré dans la collaboration.
Dans les locaux de ceux qui ne cessent de fustiger les « bolcheviques » et les « Juifs » dans leurs éditoriaux, le futur résistant et ses coéquipiers d’Argenteuil, immigrés et ouvriers, viennent chercher la coupe, la tête haute. Dans les deux premières années d’occupation, Della Negra devient la coqueluche des journaux locaux, relayés par la presse nationale, stupéfaite de ses performances avec Argenteuil et plus encore avec Thiais, où il s’affirme comme l’un des principaux espoirs du ballon rond en région parisienne. Quand, à l’hiver 1943, il refuse le STO, il continue le football. Six mois plus tard, le grand Red Star, récent vainqueur de la Coupe de France de la zone occupée, frappe à sa porte. Personne ne sait alors qu’il est clandestin, qu’il a déjà commis plus d’une dizaine d’attentats et qu’il risque sa vie chaque jour. Peut-être parce que sa vie de footballeur lui offrait la meilleure des couvertures, il commence à s’entraîner avec les pros. Mais le gouvernement de Vichy démantèle, ce même été, le Championnat professionnel et invente sa propre compétition fédérale.
Le Red Star reversé dans d’obscures ligues franciliennes, Della Negra ne jouera jamais le moindre match en pro. Il n’en brillera pas moins, prouvant son talent au public encore nombreux du stade municipal de Saint-Ouen. Il est arrêté par la Gestapo le 12 novembre 1943, après une fusillade et une course folle en plein Paris. La dernière du feu follet d’Argenteuil, pour qui le football aura été un refuge jusqu’au bout.
Bastien Gens
jeudi 13 octobre 2022 :: Permalien
Publié dans Le Canard enchaîné du mercredi 12 octobre 2022.
Après tout, puisque aux Etats-Unis, dès le milieu du XIXe siècle, « la concentration a fait surgir des trusts dans le domaine de l’acier, du pétrole, des chemins de fer », pourquoi l’édition y aurait-elle échappé ? Grand spécialiste de la question, Jean-Yves Mollier remonte ici à l’origine des phénomènes de concentration dans l’édition française. Son but : mettre à nu les logiques qui sous-tendent le projet du financier breton Vincent Bolloré, qui, après avoir mis la main sur Canal Plus, Prisma Presse, C8, CNews, etc., veut avaler la maison Hachette, numéro un de l’édition française depuis plus d’un siècle.
Ces logiques sont d’abord financières. Mollier nous rappelle qu’en 1990 l’édition est passée d’une logique industrielle à une logique financière. Grâce à qui ? Berlusconi ! C’est lui qui embarque Jean-Luc Lagardère dans l’aventure de La Cinq. Laquelle s’avère si ruineuse que, pour éponger ses énormes dettes, le patron de Matra, Lagardère, soumet la maison Hachette, qu’il a triomphalement rachetée dix ans plus tôt (pour un fabricant de missiles, c’était une belle prise), à une obligation de résultats financiers inconnue jusqu’alors.
Mais les logiques de concentration dans l’édition sont aussi idéologiques. Mollier raconte comment, après-guerre, la librairie Hachette a « assis durablement son contrôle sur la vie politique du pays », notamment grâce aux messageries de la presse, les très puissantes NMPP, qui lui servirent de banque privée durant deux décennies. Par leur biais, Hachette « put aider toutes les formations politiques qui lui promettaient d’empêcher le retour des projets de nationalisation ». C’est ainsi que le groupe salaria largement Chaban, Lecanuet ou Mitterrand (lequel, en 1967, percevait l’équivalent de 4 500 euros par mois pour « de prétendus travaux de documentation »).
Avec leurs chaînes de télé, leurs radios, leurs journaux, leurs maisons d’édition, Bolloré et ses héritiers (trois fils, une fille) disposent aujourd’hui « de véritables armes idéologiques pour continuer leur mission et mener leur combat civilisationnel ». Grand perdant de l’affaire ? Le débat démocratique, tout simplement.
Jean-Luc Porquet
mercredi 12 octobre 2022 :: Permalien
Entretien avec William Blanc et Christophe Naudin par Benjamin Brillaud (Nota Bene) sur Charles Martel et la bataille de Poitiers.
Émission enregistrée le 26 septembre 2022.
mercredi 12 octobre 2022 :: Permalien
Publié sur le site de Ballast, le 6 octobre 2022.
Nous sommes au début du XVIIe siècle. Depuis une centaine d’années, l’Espagne et le Portugal écrasent un continent entier qu’on appelle désormais Amérique latine. Les grands ensembles politiques préexistants se sont effondrés. Ainsi du Tawantinsuyo, l’Empire inca qui couvrait jusqu’alors un vaste territoire sur les Andes. C’est à cette époque que Gómez Suárez de Figueroa, mieux connu sous le nom d’Inca Garcilaso, s’est attaché à décrire ce qu’avait pu être le régime politique déchu. Sa constitution. Ses réalités sociales. Les Commentaires royaux sur le Pérou des Incas, élaborés comme un acte de résistance, fait de lui le premier auteur « indien » que connaît l’Europe et contribue à introduire des thèmes dont la postérité ne fera que croître de part et d’autre de l’Atlantique. Du « Buen vivir » andin aux principes du « Buen gobierno » zapatiste, la mémoire utopique de l’Inca Garcilaso a longtemps été vive. Le socialiste péruvien José Carlos Mariátegui écrivait ainsi en 1927 : « Le passé inca est entré dans notre histoire, revendiqué non par les traditionalistes, mais par les révolutionnaires. » Le philosophe Alfredo Gomez-Muller revient, dans un ouvrage paru aux éditions Libertalia, sur la trajectoire d’un texte parmi les plus commentés dans l’Histoire. Nous en publions un extrait.
Peu de livres ont connu, dans l’histoire des idées sociales et politiques, un impact aussi durable et profond que les Commentaires royaux sur le Pérou des Incas, de l’Inca Garcilaso de la Vega. Publiés pour la première fois en 1609, les Commentaires suscitent dès la fin de ce siècle l’intérêt de réformateurs engagés dans la recherche de solutions à l’extrême misère qui frappe une grande partie de la population du continent européen. Au XVIIIe siècle, ils deviennent en France une référence majeure du débat politique et culturel ; en Amérique, ils sont lus par Túpac Amaru, le leader de la plus grande insurrection indigène de l’époque coloniale, et sont interdits par le roi d’Espagne après l’échec du mouvement, en 1782, afin que les natifs ne puissent plus avoir un motif supplémentaire pour « vivifier leurs mauvaises coutumes avec de tels documents ». Au siècle suivant et dans le contexte de la tragédie sociale impliquée par la « révolution industrielle » européenne, le « Pérou des Incas » décrit par l’Inca Garcilaso est utilisé comme un important référent historique pour l’élaboration de nouvelles théories sociales et de l’idée moderne du « socialisme ». De même, les Commentaires royaux sont présents, de manière explicite ou implicite, dans la discussion bien connue à propos du « socialisme inca » (ou du « communisme inca ») qui se déroule en Europe et en Amérique latine pendant plus d’un demi-siècle — de la décennie 1880 aux années 1930. Indépendamment de leur pertinence ou non comme catégories historiques, ces notions vont contribuer à l’apparition d’idées et de pratiques politiques très diverses, qui annoncent des tâches contemporaines comme la critique (post)coloniale ou la construction de nouveaux modèles de justice sociale.
L’impact singulier des Commentaires royaux à travers les temps se rattache, surtout, à leur contenu éthico-politique et, en particulier, au thème du « bon gouvernement » (buen gobierno) qui est développé principalement dans le cinquième livre. La société andine décrite par l’Inca Garcilaso n’était sans doute pas un paradis terrestre, mais elle pouvait certainement offrir un modèle de « bon gouvernement » fondé sur une conception de la justice redistributive et de la justice sociale beaucoup plus avancée que celle qui existait alors dans les sociétés européennes. D’après les descriptions de l’Inca Garcilaso, le principe implicite qui sous-tend cette conception serait la reconnaissance de la responsabilité sociale, politique et éthique d’une prise en charge de la vulnérabilité constitutive de l’être humain, considéré comme un « être-nécessiteux ». Il s’agit d’un principe commun ou « universaliste », d’après lequel tous les membres de la société doivent pouvoir disposer du nécessaire pour vivre humainement. Concrètement, ce principe se traduit dans des « lois » qui régissent aussi bien la vie communale (la « loi de fraternité ») que la sphère « étatique » des rapports entre le pouvoir central et les divers niveaux de « communalité » (la « loi commune »). L’association de ces deux « lois » sous-tend la « loi en faveur des pauvres », qui est peut-être celle qui a le plus frappé l’imaginaire social européen, déjà marqué par les descriptions faites un siècle plus tôt par Thomas More à propos du « bon gouvernement » : un gouvernement qui vise avant tout à réguler l’activité productive en fonction des besoins du peuple, au moyen de « lois sur la distribution de toutes les choses ». La tâche économique centrale du « bon gouvernement » d’Utopie1 est d’assurer en permanence l’approvisionnement des entrepôts publics, de sorte que « rien ne manque à personne ». Sur ce point, les descriptions de l’Inca Garcilaso s’entrecroisent avec celles de More, établissant — peut-être délibérément — un pont entre les Européens du XVIe siècle et les Européens du XVIIIe siècle. La signification critique des Commentaires royaux et leur appel tacite — à la fois politique et culturel — à reconstruire l’ordre social sur la base d’une conception avancée de la justice (re)distributive, va susciter l’intérêt, l’enthousiasme et l’espoir chez un grand nombre de lecteurs, mais aussi la méfiance, l’hostilité et la détestation chez d’autres. Au XVIIIe siècle, des auteurs comme Raynal, Genty et Robertson considèrent par exemple que l’existence dans la société inca d’institutions assurant le bien-être public tout comme l’absence de la propriété privée que décrit l’Inca Garcilaso constituent la preuve de la barbarie des Incas ainsi que de leur incapacité de progresser de manière autonome. Ils prétendent par là légitimer l’entreprise coloniale et « civilisatrice » de l’Europe.
mercredi 12 octobre 2022 :: Permalien
Publié dans Histoire @ Politique, la revue du Centre d’histoire de Science Po (2020).
Hasard du calendrier éditorial ou signe des temps, deux nouvelles publications consacrées à la figure d’Eugène Varlin (1839-1871) ont paru coup sur coup au printemps 2019, trois ans seulement après la réédition de la biographie de référence rédigée par Michel Cordillot. Quoique brève, la trajectoire militante de cet ouvrier du livre – infatigable animateur des sociétés ouvrières parisiennes entre 1865 et 1871, membre actif de l’Association internationale des travailleurs, il est élu à la Commune de Paris avant de succomber sous les balles des Versaillais le dernier jour de la Semaine Sanglante – est d’une incroyable richesse pour analyser les transformations sociales et politiques des années 1860.
Pour Jacques Rougerie, le cas d’Eugène Varlin est l’occasion de redécouvrir la vitalité des associations ouvrières de cette époque, marquée par la légalisation du droit de coalition et la montée des oppositions au Second Empire. L’historien, grand spécialiste de la Commune et de l’Internationale, retrace les engagements, pratiques et intellectuels, auxquels Varlin a participé, ce qui lui permet de réfléchir à la production contextualisée des idées politiques (en particulier ce qu’il appelle le « collectivisme antiautoritaire »). Michèle Audin privilégie quant à elle une entrée par les nombreux textes (articles de presse, correspondances, appels à souscription, arrêtés officiels du temps de la Commune, etc.) rédigés par cet ouvrier autodidacte, qu’elle a recherchés, compilés et présentés de manière chronologique, en y intercalant des éléments de contextualisation et de commentaire. La succession des écrits permet de suivre le parcours militant de Varlin semaine après semaine, de mieux connaître ses interlocuteurs, le rôle qu’il joue dans les grèves, ou ses prises de position sur certains des sujets les plus débattus parmi les ouvriers de l’époque.
Très différents dans leurs approches, les deux ouvrages se complètent : celui de Jacques Rougerie met en avant quelques thèmes structurants, autant du point de vue de Varlin que des mondes ouvriers dans lesquels il s’inscrit, tandis que celui de Michèle Audin aide à saisir l’importance de l’écrit dans l’activité politique et militante, ainsi que le processus de professionnalisation qui l’accompagne, dans une période extrêmement riche et agitée – avant sa fin tragique, Varlin fut emprisonné à deux reprises, en 1868 et 1870, puis contraint de s’exiler un temps à Bruxelles au printemps 1870. Tous deux insistent sur quelques traits caractéristiques de la vie de Varlin : son goût pour l’éducation et la culture (ayant quitté l’école à l’âge de 13 ans, il suit des cours pour adultes au début des années 1860 et se forme à la comptabilité, à la géométrie, peut-être au droit), son ouverture d’esprit sur la question du travail des femmes (la corporation des relieurs et brocheurs, dont il est issu, compte une majorité d’ouvrières), son attachement pour toutes les formes possibles d’association (qu’il s’agisse des sociétés de crédit et de secours mutuels, des coopératives de consommation telle « la Ménagère », ou du restaurant coopératif « la Marmite » qu’il fonde en 1868), sa contribution essentielle à la vie de l’Internationale et aux grèves qui se multiplient, en France et ailleurs, entre 1865 et 1871. Car Varlin devient l’un des militants les plus aguerris en matière d’organisation des grèves et de collecte de fonds, à Paris, mais aussi en France et vers l’étranger (comme l’illustre, par exemple, son rôle lors de la grève des ouvriers en bâtiment de Genève au printemps 1868). Les appels à l’aide sont tellement nombreux que Varlin est obligé de tempérer les ardeurs de ses correspondants, reprenant à son compte l’idée selon laquelle une grève doit être savamment pensée et correctement organisée pour avoir une chance d’aboutir. Plus les demandes se multiplient, plus il affine sa réflexion en matière de circulation des ressources ouvrières (il encourage les sociétés à se prêter de l’argent, à constituer des fonds de garantie, voire à émettre des obligations pour constituer des ateliers coopératifs, comme lors de la grève des mégissiers parisiens en 1869). Son activité illustre au plus haut point la conviction partagée par de nombreux militants de l’époque, qui s’attachent à lier ensemble l’économie solidaire, l’amélioration du sort des travailleurs par la grève et l’émancipation politique.
Relieur de profession, Varlin n’est pas un intellectuel au sens strict du terme, mais ses multiples contributions à la presse ouvrière et aux journaux d’opposition républicaine (il collabore, avec Benoît Malon, à La Marseillaise d’Henri Rochefort en 1869-1870), comme aux congrès de l’Internationale (à Londres en 1865, à Genève en 1866, à Bâle en 1869), témoignent d’une pensée en perpétuel mouvement. Derrière les théoriciens les plus célèbres, à l’image de Proudhon, Marx ou Bakounine, que la postérité a plus facilement retenus, existe une myriade d’ouvriers et d’artisans qui ont eux aussi contribué à une réflexion collective sur l’émancipation des travailleurs et l’invention d’une autre forme de société. Varlin participe à la naissance d’un « collectivisme antiautoritaire », selon Rougerie, qui se distingue à la fois du mutuellisme proudhonien et de ce qui allait devenir, plus tard, le collectivisme marxiste. Il est donc plus proche des positions de Bakounine, même si Rougerie souligne à juste titre le flou qui continue d’entourer la réflexion des militants de cette époque sur les contours de l’État socialiste à venir.
La vie de Varlin s’interrompt brutalement dans le bain de sang de la Semaine Sanglante. Ses interventions plus théoriques se raréfient durant la Commune, témoignant d’une implication intense dans la gestion des affaires quotidiennes, comme délégué aux Finances, aux Subsistances, à l’Intendance et finalement à la Guerre, le tout en à peine deux mois, ce qui constitue un apprentissage accéléré des tâches administratives. Il ne dédaigne pas le débat politique et se range du côté des minoritaires lorsqu’il s’agit, au début du mois de mai 1871, de protester contre la formation d’un comité de salut public. Plus tard, il proteste en vain contre l’exécution des otages, avant d’être arrêté puis fusillé à Montmartre le 28 mai 1871.
Tout son engagement fut tourné vers la construction d’une émancipation collective, mue par de grands idéaux, sans jamais délaisser les tâches, jugées plus ingrates, de gestion et d’organisation des collectifs militants : figure héroïque, Varlin est l’emblème d’une génération qui conjugua le débat d’idées avec l’aspiration pratique à d’autres formes d’organisation sociale, à une époque où le courage des convictions se payait au prix fort.
Nicolas Delalande