Le blog des éditions Libertalia

Entretien avec Lola Lafon

jeudi 20 mars 2014 :: Permalien

Entretien initialement publié dans CQFD, mars 2014.

« Avant on consommait des gymnastes,
aujourd’hui des top-models ou des prostituées. »

Romancière et chanteuse, militante féministe et antifasciste, Lola Lafon vient de publier La Petite Communiste qui ne souriait jamais (Actes sud, 2014), un roman sur la gymnaste roumaine Nadia Comaneci. Le livre caracole en tête des ventes, toute la presse en parle, pourtant, ne fuyez pas ce texte, il est d’une grande beauté et requiert notre attention.

Ta vie du moment est principalement dédiée, ces semaines-ci, à la défense du livre ?

Oui, ce soir, à Montreuil, c’est ma dixième présentation en librairie, j’en ai encore une cinquantaine en prévision, je dois également participer à des rencontres avec des étudiants. J’ai déjà répondu à beaucoup d’interviews. Mais ce n’était pas prévu pour se passer ainsi. En proposant ce récit sur la vie d’une gymnaste roumaine, je pensais au contraire que cela susciterait peu d’enthousiasme.

C’est ton quatrième roman. Qu’est-ce qui a changé avec celui-ci ?

Il marque la fin d’un cycle au niveau formel. J’ai rédigé mes trois premiers romans à la première personne [Une fièvre impossible à négocier (2003, Flammarion) ; De ça je me console (2007, Flammarion) ; Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (2011, Flammarion), Ndlr]. Puis j’ai rencontré une éditrice, Marie-Catherine Vacher, avec laquelle j’ai entretenu un dialogue vraiment très chouette. Mais je n’ai pas le sentiment d’avoir changé de thématiques : ce sont les mêmes. Il y a toujours le thème du genre – et du corps féminin vu par les juges, les corps médiatiques et politiques. Il y a les rapports Est-Ouest. Et puisqu’il n’y a pas la danse, il y a la gym.

À quel moment as-tu commencé à penser à ce sujet et comment ?

C’est déjà ancien. J’ai vécu en Roumanie longtemps, j’ai été élevée avec la photo de Nadia Comaneci et son image omniprésente. J’ai réalisé qu’elle m’émouvait terriblement. J’ai cherché à comprendre ce qui me touchait et pourquoi. J’ai fait de longues recherches, et elles m’ont tout de suite interpellée, parce que j’ai moi aussi quitté la Roumanie pour venir ici.
Je n’ai pas eu le sentiment de faire le portrait d’une icône. Les commentaires sur la haine du corps par les commentateurs, par les États, tout me semblait familier. Mon postulat, c’est que je faisais le parcours hormonal d’une fille banale – il se trouve par ailleurs qu’elle est géniale – mais son génie ne la sauve pas. Ce 10 parfait, c’est presque une apothéose, elle est parfaite, mais sera toujours jugée pour son apparence et sa sexualité davantage que pour ce qu’elle accomplit. C’était très frappant dès le début de mes recherches.

Mais comment as-tu procédé, très concrètement ?

Je suis partie à Bucarest (j’y vais très souvent). À la bibliothèque universitaire j’ai utilisé une forte documentation que plus personne ne consulte. J’ai trouvé un fonds de photos, qui en disent long sur la mise en scène de Nadia avec les généraux, avec Ceausescu, avec des poupées, avec sa famille. Une héroïne communiste travailleuse.
Politiquement, je me suis confrontée à mes amis. Je me suis retrouvée dans le rôle de la narratrice. Un peu désorientée, n’arrivant toujours pas à écrire, je suis repartie en France, j’ai consulté une documentation américaine sur le genre, le corps, le mouvement, et là, c’était très intéressant, je me suis rendu compte (mais de nombreuses femmes ont fait des thèses sur ce sujet) qu’il y a un moment où les petites filles commencent à limiter l’espace d’elles-mêmes, elles ont peur de se décoiffer, de transpirer. Aimer Nadia Comaneci, c’est transgressif, cela n’est pas « mignon ».
Je suis alors retournée à Bucarest, j’ai cessé de me documenter, et j’ai commencé à écrire, avec des versions A, B, C. J’ai relu et j’ai tout jeté, c’était la mauvaise direction. Il m’a fallu comprendre la forme qui serait celle de ce récit : l’inverse de ce que je faisais jusqu’ici, donc désormais j’adopterais un style très rapide, des chapitres très courts. Et je cesserais de guider le lecteur, ce que je faisais en raison – peut-être – de ma formation politique. Il a fallu que je me fasse violence pour être dans cette démarche, mais ce fut très intéressant. J’ai ainsi alterné rédaction et documentation pendant deux ans.

Comment as-tu réussi à articuler ce long cheminement avec la musique ? Quelle place restait-il à la chanteuse et à la militante que tu es ?

Je n’ai pas fait de musique, je n’ai rien fait d’autre qu’écrire mais j’ai continué autant que possible d’être là aux réus du collectif anarcho-féministe dans lequel je suis. Mais je ne peux pas séparer les facettes de ma personnalité. La manière dont je vois cette histoire est empreinte de mon histoire militante, de ma vision Est-Ouest. Ce qui me marque c’est que les corps de l’Est ont toujours été consommés par l’Ouest. Avant on consommait des gymnastes, aujourd’hui des top-models ou des prostituées. Finalement ce que Nadia dit à la narratrice, c’est qu’elle se trompe. Ce que vous interprétez comme un sacerdoce de victime n’en est pas un, c’est un choix, Nadia trouve sa liberté dans une discipline très rigide ; après la question est « qu’est-ce qu’un choix ? ». D’une certaine façon, c’est une parabole de l’existence d’écrivain : tu es littéralement seule, tu es coupée des autres. J’ai écrit à Bucarest principalement, pour être dans l’odeur de la ville. C’était très troublant, la Roumanie a beaucoup changé, mais pas tant que ça si tu t’extrais des grandes places.

Le livre va-t-il être traduit ?

Oui, c’est énorme ! En Roumanie, je m’attends à davantage de violence, de polémique. Je pense que certains le trouveront trop favorables au communisme, d’autres le jugeront trop défavorables. J’ai déjà fait une lecture là-bas en cours d’écriture, je suis curieuse des réactions.

Comment expliques-tu que tous les premiers articles sur ton roman ont été rédigés par des femmes, tant dans Le Monde, Télérama que Le Canard enchaîné ?

Je ne l’avais pas remarqué, mais en effet, même L’Équipe m’a envoyé une femme ! Quant aux rencontres, il y a 97 % de femmes au sein de l’assistance. Et à chaque fois, il y a un mec qui se lève pour me demander si Nadia a couché avec le fils Ceausescu. Finalement, la fracture est totale. Je me dis : « Vous ne voyez pas ce que je vois. On ne parle pas du même sujet. » Ce livre n’est pas très tendre avec les personnages masculins, ils deviennent tous les managers de Nadia, croient la fabriquer, comme par exemple l’entraîneur Bela Karolyi, personnage paradoxal qui me fait penser au prof de français de Rimbaud : ce n’est pas lui qui est à l’origine de ce talent.
Nadia se débat constamment contre tous les contrôles : celui des États, celui des gens lambda qui regrettent qu’elle se soit échappée de l’enfance : elle n’a pas le droit au statut de championne si elle devient une femme. Elle a toujours le niveau mais doit être en dehors de la féminité. Or Nadia rejette la normalité, mais très vite, alors qu’elle n’a que 15 ans, on lui parle déjà de se marier.

En lisant ton bouquin, j’ai passé des heures à visionner, et du coup à découvrir les vidéos de Nadia Comaneci. Ce livre m’a fait penser à Danseur, de Colum McCann, qui m’avait amené à visionner des ballets de Noureev, j’ai retrouvé la même force dans l’écriture et dans la façon de s’emparer du sujet.

Je suis flattée, c’était l’un de mes exemples. Dans ma première vie, j’étais danseuse. J’ai aboodé Danseur avec beaucoup de circonspection parce que je connais bien la vie de Noureev. Mais McCann invente un autre Noureev ressemblant et phénoménal.

Et parmi tes autres sources d’inspiration ?

Il y a Echenoz pour son livre sur Ravel, ou pour Courir sur Zatopek, même si je ne suis pas fan de son traitement des pays de l’Est. Et puis il y a bien sûr Blonde, le grand roman féministe de Joyce Carol Oates.
Nadia n’est pas faite pour plaire aux adultes, on dirait une Jeanne d’Arc. Je suis fascinée par ces gamines, et cette puissance physique. Il ne fallait pas voir les biceps très développés des gymnastes, d’où les justaucorps longs. Bela choisissait des fillettes pour qu’elles n’aient pas le temps d’apprendre les codes de la féminité. Et puis, en filigrane, dans mon récit, il y a la guerre symbolique contre la Russie : faute d’avoir la puissance de feu pour régler cet antagonisme historique, la Roumanie lance une armée de gamines à l’assaut des Russes.

D’où cette scène incroyable et véridique de Ceausescu qui fait revenir ses sportives avec son propre avion parce qu’il juge qu’elles sont mal notées ! As-tu eu des retours de lecture des protagonistes de ton récit ?

De la vraie Nadia Comaneci, non. Elle sait que le livre existe. Il y aura peut-être un retour au moment de la traduction roumaine. J’ai eu pas mal de retours de gymnastes.

Arrives-tu à te projeter dans ce que tu écriras ensuite ?

Absolument pas. J’ai l’impression que je ne ferai plus jamais rien, ni écrire ni jouer. C’est comme un vertige, tu passes deux années illuminée dans une hystérie où tu ne dors pas, tu ne penses qu’à cela, tu alternes exaltation et découragement, tu crées ton monde parallèle. Tu te retrouves ensuite dans le vide.

Comment perçois-tu ton livre dans le débat sur le genre ? Tu espères qu’il fera bouger des lignes ?

Certains verront le terme « communiste » sur la couverture et refuseront de le lire alors qu’il ne s’agit absolument pas d’un hommage au régime de Ceausecu, qui rentrait dans le corps des femmes – au sens propre – avec la police des menstruations et l’interdiction de l’avortement. Ce qui m’intéresse, c’est la fabrication du corps : Nadia est fabriquée par Bela. Moi je suis fabriqué par des régimes, des privations, des critères. Je ne comprends pas qu’on s’horripile de la fabrication du corps sportif féminin en Roumanie puisque c’est quelque chose que les sociétés partagent largement : on va vers des corps féminins avec de moins en moins de puissance physique. Plus les femmes grandissent en âge et plus elles réduisent leur puissance : elles ne doivent pas être trop musclées ni avoir de trop gros mollets.

Et ce titre ?

Je pensais que ce serait un titre de travail, j’en ai cherché plein d’autres et finalement j’ai gardé celui-ci. Mais il faut bien comprendre que « la petite communiste qui ne souriait jamais », c’était la manière dont les médias occidentaux se la représentaient. Les Américains la décrivaient ainsi. Comme s’il avait fallu lui extorquer aussi ceci. Implicitement, on lui reprochait, au terme de trois sauts périlleux arrière, de ne pas avoir poussé la performance plus loin et de ne pas faire allégeance en étant également mignonne et souriante.

On t’a croisé dans toutes les manifestations antifascistes parisiennes des derniers mois. Cet engagement fait particulièrement sens à tes yeux ?

Si je dois m’interroger sur les raisons de mon engagement antifasciste, cela m’amène à des choses très personnelles, le fascisme ayant frappé ma famille. Sur ce thème-là, je ne peux pas me mettre sur le côté et je ne supporte pas qu’on relativise les propos racistes, antisémites, sexistes ou homophobes. Je fais également partie d’un collectif féministe. Cette implication concrète ne m’empêche pas de croire également au pouvoir de la fiction, des romans.

Justement – et ce sera notre dernière question –, quels sont les livres et disques qui t’ont durablement marquée ?

Facile ! Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, un grand livre inclassable de l’inclassable Pierre Goldman ; Blonde, déjà évoqué, sur Marylin ; et puis Raoul Vaneigem, qui a marqué mon entrée dans une pensée politique, avec notamment le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations ; enfin, Virginia Woolf. Ajoutons Patti Smith, pour le mélange de la poésie et de la musique ; la musique roumaine. J’ai également ma liste honteuse, la musique que j’écoute en faisant du sport, mais je n’en parlerai pas…

Propos recueillis par Nicolas Norrito et Yann Levy

Paris, bivouac des révolutions en souscription

vendredi 21 février 2014 :: Permalien

Nous donnons ici à lire la présentation par Éric Fournier de notre prochain livre, Paris, bivouac des révolutions, de l’historien britannique Robert Tombs (traduit par José Chatroussat). Il s’agit d’un ouvrage dense et passionnant. Les fichiers ont été envoyés à l’impression mercredi 19 février, le livre sera en librairie le 20 mars. Vous pouvez l’acheter en souscription dès aujourd’hui.

Illustration par Bruno Bartkowiak - Le Studio américain

Pourquoi traduire
The Paris Commune 1871
aujourd’hui ?

Vous tenez entre vos mains l’édition française de The Paris Commune 1871 de Robert Tombs. Pourquoi traduire aujourd’hui cet ouvrage datant de 1999 alors qu’à l’évidence la bibliographie sur la Commune de Paris est déjà pléthorique ?

Un rapide coup d’œil à la table des matières donne une première réponse : The Paris Commune 1871 est une magistrale synthèse embrassant tout le champ de l’historiographie de la Commune et cette édition française, que Robert Tombs a mise à jour, est dorénavant l’édition internationale de référence.

Mais, pourrait-on objecter, il existe de très solides études françaises, impulsées par les travaux majeurs de Jacques Rougerie. Qu’apporte spécifiquement cet historien anglais ? En quoi son œuvre se distingue-t-elle ?

Le fait que ce livre ait été élaboré de l’autre côté de la Manche, loin d’être anecdotique, est essentiel à plusieurs titres. Premièrement, Robert Tombs a écrit pour un public peu familier tant de la Commune elle-même que du XIXe siècle français en général. Or, en ce début de troisième millénaire, ce premier XIXe siècle (Il est d’usage de distinguer un premier XIXe siècle, entre 1815 et les années 1860-1870, que l’on peut définir comme l’ère de tous les possibles, d’un second xixe siècle, exprimant une autre idée de la modernité, teintée parfois d’un pessimisme « fin-de-siècle ».) dont la Commune est le vivant crépuscule, tend à devenir également quelque peu fantomatique en France. De ce fait, The Paris Commune 1871 – pourtant écrit en un autre temps et en autre lieu – est à même d’être l’un des livres les plus accessibles sur la Commune, ici et maintenant, surtout pour les nouvelles générations.

Ce livre se distingue par ses grandes qualités d’expositions et sa capacité à réinsérer l’insurrection parisienne dans des contextes plus vastes, sans jamais sacrifier la rigueur scientifique du propos sur l’autel des faciles généralisations. Le sens de la formule évocatrice, qui donne un véritable souffle narratif à ce texte, s’articule rigoureusement à l’exposé de la complexité des événements. Ainsi, étudiant l’évolution de Paris comme « bivouac de la révolution », Robert Tombs donne corps à cette belle formule de Vallès en affirmant avec force : « Aucun régime n’a été considéré comme légitime ou permanent. En bref, les Parisiens savaient que la révolution est possible et savaient comment la mettre en œuvre. » Tout en précisant immédiatement son analyse, la nuançant par une fine attention aux différentes situations insurrectionnelles du premier XIXe siècle.

Deuxièmement, n’étant guère encombré par les enjeux mémoriels sur la Commune, Robert Tombs a pu déployer avec aisance ce qui constitue le sel de la recherche historique : le pas de côté. Il avait déjà mis en œuvre ce stimulant décentrement du regard lors de sa thèse qui explorait l’autre côté de la barricade, la Commune vue depuis l’armée de Versailles (- Thèse traduite et publiée par les éditions Aubier en 1997, sous le titre La Guerre contre Paris, 1871), et le déploie ensuite dans The Paris Commune 1871 qui est indéniablement empreint d’une élégante distance critique, tant avec l’événement lui-même qu’avec les débats historiographiques.

Une élégante distance critique ? Ne serait-ce pas là un cliché facile convoquant paresseusement la figure du flegme britannique ? Jugez sur pièces. En écrivant, par exemple, que « la vie sous la Commune fut souvent dépeinte, aussi bien comme une fête que comme un chaos, ce qui peut être deux façons de décrire les mêmes réalités », Robert Tombs mêle en une phrase la mémoire versaillaise, les travaux d’Henri Lefebvre sur la Commune comme fête émancipatrice et les critiques posthumes de l’historiographie marxiste ; tout en attirant l’attention du lecteur sur le difficile travail de l’historien, s’efforçant de mettre en mot l’événement, un événement auquel il accède aussi à travers ses interprétations successives. Nous y reviendrons.

Cette distance s’accorde à une écoute compréhensive de tous les acteurs de 1871. Robert Tombs fait partie de ces historiens qui s’efforcent de « ne rien refuser d’entendre » selon l’expression d’Alain Corbin. Il en découle une forte attention aux communards eux-mêmes « qui poursuivaient leurs idées du progrès, pas les nôtres » et à leurs ennemis versaillais, mais aussi à des catégories parfois négligées : les neutres, les opportunistes, les civils parisiens non communards. Robert Tombs varie les angles d’approche – passant d’une histoire par en bas aux pratiques des figures communardes – et les outils d’analyse. Ainsi, s’efforçant de cerner à son tour ce « nouveau peuple révolutionnaire » qu’étaient les insurgés, il mobilise d’abord l’histoire sociale – pour conclure que la Commune n’est pas une insurrection prolétarienne, mais que l’importance de la classe ouvrière au sein des élus « n’a probablement jamais été égalée dans aucun gouvernement révolutionnaire européen ». Puis il s’appuie sur l’histoire des représentations, attentif à la façon dont les Fédérés se définissent eux-mêmes, c’est-à-dire comme des républicains démocratiques et sociaux, au sens du XIXe siècle.

Ce livre, écrit pour des étudiants de troisième année mais se donnant comme horizon un plus large public, réussit pleinement son pari. Il est à la fois d’une lecture agréable et claire, mêlant fortes conclusions et questionnements pour un public de spécialistes. Il serait vain, en quelques lignes, de résumer son contenu. Notons furtivement l’importance accordée au gouvernement quotidien de la Commune, à la guerre civile, ou aux questions de genre et, surtout, à la façon dont la Commune s’inscrit dans l’histoire. Robert Tombs s’interroge sur le caractère imprévu de cette insurrection souveraine et, pour y répondre, se penche sur l’enchevêtrement des temporalités : les fluctuations du Paris révolutionnaire, l’impact des travaux haussmanniens, le temps court du siège de la capitale par les Prussiens. Il en déduit que la Commune est plus le produit de la situation de « l’année terrible » que des travaux haussmanniens ; que d’improbable à la veille de la guerre, elle semble presque tarder à venir après les humiliations successives imposées par le gouvernement de Versailles dès la fin des combats. Ce regard sur la Commune, analysée comme un moment extraordinairement singulier, est aussi une façon d’écrire l’histoire qui a la vertu de rompre avec les commodes récits linéaires et mécanistes pour redonner une place centrale à l’action, à la capacité de rupture d’acteurs censés être dominés mais s’emparant, pour le meilleur et le pire, de situations de crise.

Enfin, The Paris Commune 1871 offre plus qu’une remarquable synthèse. Robert Tombs invite le lecteur dans l’atelier de l’historien. La fabrique de l’histoire irrigue ce livre soit par affleurement (« une fête ou un chaos ») soit très explicitement, lorsque l’auteur discute les interprétations historiographiques ou politiques antérieures. Cette dimension du livre s’adresse en premier lieu aux lecteurs universitaires, étudiants ou professeurs, mais la clarté du propos, qui énonce les débats avant de les interroger, permet à nouveau, par des exemples concrets et situés, de faire découvrir l’envers du décor à des non-spécialistes. Ce faisant, les hiérarchies usuelles et commodes entre l’auteur et ses différents lecteurs s’estompent. Le pacte de lecture implicite n’est pas celui d’un froid manuel où l’auteur, du haut de sa chaire, assène une histoire « froide » de la Commune, mais celui d’une histoire vivante, en mouvement, où l’universitaire participe aux débats pour livrer de stimulantes conclusions et ouvrir les possibles de la recherche.

Puisse le lecteur de cette version française me pardonner de finir par un ironique anachronisme, mais, par cette manière de faire, Robert Tombs, fellow, St John’s collège, university professor of French History, n’aurait peut-être pas paru tout à fait étranger aux hommes et aux femmes de Paris en 1871.

Éric Fournier, février 2014.

Éric Fournier, historien, a coordonné l’édition française de The Paris Commune 1871, traduit présentement sous le titre Paris, bivouac des révolutions. Travaillant notamment sur les liens de la Commune combattante avec la capitale et sur les mémoires de 1871, il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Paris en ruines. Du Paris haussmannien au Paris communard(Imago, 2008) et La Commune n’est pas morte. Les usages politiques du passé, de 1871 à nos jours (Libertalia, 2013).

Les Prédateurs du béton dans La Décroissance

samedi 8 février 2014 :: Permalien

Parmi les nombreuses recensions des Prédateurs du béton parues ces dernières semaines, il y eut celle-ci, proposée par La Décroissance dans son numéro de novembre, d’autant plus intéressante qu’elle est critique.

Béton armé

« Vinci, dégage ! Résistance et sabotage ! » Nicolas de la Casinière a déjà entendu ce slogan résonner dans le bocage de Notre-Dame-des-Landes. Ce journaliste nantais, qui publie l’excellent irrégulomadaire La Lettre à Lulu, livre avec Les Prédateurs du béton une enquête à charge contre le troisième groupe mondial de BTP. Dans ce court texte, on lit que la firme qui déroule aéroports, autoroutes, ponts, tunnels, lignes à grande vitesse, stades, parkings, centrales nucléaires, réseaux d’eau, etc., a pour ancêtre des colonialistes, profiteurs de guerre et autres collabos. Que derrière les discours de communication vantant la « responsabilité sociale » de l’entreprise et ses « pratiques d’écoconception », il y a non seulement de la nature détruite, mais aussi du travail précaire, des ouvriers sous-payés, des accidents du travail cachés, de la violence policière dans la forêt de Rohanne comme dans la forêt russe de Khimki. « Les vraies réussites sont celles que l’on partage », ironise le généreux mécène de la Fondation Nicolas Hulot. Là où l’ouvrage pèche, c’est quand il évoque des pistes pour sortir de l’emprise de Vinci : « Démonter le fonctionnement de ce mastodonte, mettre fin aux délégations de service public, couper court aux marchés de dupes des partenariats public-privé, voilà déjà quelques chantiers collectifs dont les profits seraient cette fois collectifs et vraiment partagés. » Mais pour vraiment se libérer de tout « racketeur de péages d’autoroutes ou de parkings » qui siphonne « tant les automobilistes que l’État », il faudrait peut-être commencer par déserter les autoroutes et les parkings... Un parc automobile français qui ne cesse de gonfler pour dépasser les 38 millions d’unités aujourd’hui nécessite une infrastructure gigantesque et des grands travaux prédateurs. Peu importe que le béton soit coulé par une multinationale exécrable ou une entreprise publique conduite par des techniciens d’État philanthropes (polytechniciens et autres ingénieurs ponts et chaussées qui sont de toutes façons déjà à la tête des Vinci et consorts). La méchante oligarchie ne serait rien sans les « usagers » qui la servent. Encore un petit effort : après « Vinci dégage », « les bagnoles à la casse » !

P.T.

Front populaire révolution manquée

vendredi 31 janvier 2014 :: Permalien

L’histoire des minorités révolutionnaires des années 1920 et 1930 passionne (hante ?) les protagonistes de Libertalia. Au cours des douze mois à venir, nous publierons trois livres sur cette thématique. Le premier, en mai 2014, portera sur les groupes d’autodéfense socialistes (1928-1938), alors essentiellement animés par les tenants de l’aile gauche de la SFIO ; il s’agit d’une recherche inédite du jeune historien Matthias Bouchenot. Puis nous rééditerons deux grands classiques : Tout est possible ! “Les gauchistes français” (1929-1944), de Jean Rabaut (1912-1989) ; ainsi que Fascisme et grand capital, de Daniel Guérin (1904-1988). Parmi les livres que nous aurions volontiers ajouté à notre catalogue, il en est un qui vient d’être réédité par Agone. En voici une courte recension parue dans le mensuel CQFD en novembre 2013.

Relire Front populaire révolution manquée aujourd’hui

Front populaire révolution manquée est un texte essentiel sur les mouvements révolutionnaires minoritaires des années 1930, en France.

Daniel Guérin (1904-1988), fils de la grande bourgeoisie parisienne rallié à la cause de l’émancipation, y raconte rétrospectivement sa traversée de cette décennie. Il rend hommage aux syndicalistes révolutionnaires de La Révolution prolétarienne et du Cri du peuple (notamment Pierre Monatte) avec lesquels il fit un bout de chemin. Puis il relate la montée des fascismes et la création du Front populaire (1934-1936). En 1935, ayant rejoint l’extrême gauche de la SFIO (la « Gauche révolutionnaire » de Marceau Pivert, qui tenait la fédération de la Seine), il devient un militant politique de premier plan, ce qui lui permettra, bien plus tard, de décrire avec beaucoup de souffle et de minutie les journées de grève générale du printemps 1936, les occupations d’usine, les mobilisations combatives et joyeuses. Mais aussi la décrue sociale, les récupérations et manœuvres d’appareils, la manif sanglante de Clichy du 16 mars 1937 au cours de laquelle le ministre de l’Intérieur « socialiste » Marx Dormoy fit tirer sur son aile gauche (5 morts), la scission à l’intérieur de la SFIO ponctuée par la naissance de l’embryonnaire Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP) et, enfin, la marche à la guerre.

Chaque édition de Front populaire révolution manquée porte la marque de son époque. Publié une première fois en 1963, chez Julliard, le texte se voulait un hommage au socialiste révolutionnaire Marceau Pivert, récemment disparu. Il permit de rompre avec l’unanimisme bêlant à propos de l’action de Léon Blum. Il était également un témoignage à charge contre la SFIO colonialiste et le PC en (relative) voie de destalinisation. Guérin, inlassable contempteur de l’ordre colonial, rappelait son action passée aux côtés des leaders naissants du tiers-monde (Bourguiba, Hô Chi Minh).

Réédité en 1970 et 1976 par Maspero, dans le contexte de l’après-68 et l’effervescence gauchiste, le texte – largement augmenté –, détaillait l’ampleur des mobilisations de 36 et la nécessité de dépasser les appareils politiques et syndicaux pour aller au contact du peuple et entrer en révolution.

Dans la foulée des grèves de novembre-décembre 1995, le livre fut réédité en 1997 chez Actes Sud / Babel par Gérard Guégan, ancien animateur des éditions Champ libre. Il s’agissait de convoquer la geste des minoritaires révolutionnaires et d’asseoir l’hypothèse de Daniel Guérin selon laquelle les mouvements sociaux futurs, dégagés de la double imposture stalinienne et social-démocrate, réaliseraient une synthèse émancipatrice avec le meilleur du marxisme et de l’anarchisme.

Et aujourd’hui ? Agone, en la personne de Charles Jacquier (animateur de la collection « Mémoires sociales »), a eu l’heureuse idée de rééditer le livre. Il s’agit à ce jour de la version la plus complète, puisqu’elle propose de nombreuses notices biographiques et corrige les quelques erreurs factuelles du texte d’origine. En le relisant, on reste parfois circonspect tant la béance avec la réalité politique contemporaine semble colossale : même le plus droitier des militants de la SFIO des années 1930 ne pourrait se reconnaître dans le discours proposé par l’aile gauche de l’actuel PS. Finalement, l’orientation luxemburgiste proposée par Guérin reste valide : ne déléguons rien, soyons acteurs de nos vies et de nos luttes.

Nicolas Norrito

D’une révolution l’autre

vendredi 24 janvier 2014 :: Permalien

Texte initialement publié dans CQFD, décembre 2013.

D’une révolution l’autre

Qu’y a-t-il de commun entre les souvenirs de Gustave Lefrançais et ceux du conseilliste Paul Mattick ? La conviction qu’il ne faut pas déléguer sa part de souveraineté, que le chemin vers l’émancipation – semé d’embûches – est long, et qu’il ne faut y renoncer. Enfin, que toute expérience révolutionnaire doit être décortiquée et analysée afin de préparer de lendemains qui déchanteront moins. Essayons d’y voir plus clair.

Les éditions La Fabrique viennent de rééditer les Souvenirs d’un révolutionnaire de Gustave Lefrançais (1826-1901), initialement publiés sous forme de feuilleton dans Le Cri du peuple en 1886-1887, repris aux Temps nouveaux en 1902, puis par La Tête de feuille en 1972. Il s’agit d’un dense et fort témoignage sur la période qui court de 1848 à 1871.
Gustave Lefrançais, jeune instituteur, se trouve immergé de plain-pied dans le mouvement populaire qui saisit Paris au printemps 1848. Il assiste à la répression sanglante menée par les républicains en juin 1948, c’est l’acte fondateur de son engagement d’une vie.
Sur les barricades, Lefrançais comprend qu’il existe désormais deux républiques irréconciliables, la rouge et la bleue, la bourgeoise et la sociale. « Qu’aurait pu faire de plus la plus exécrable des monarchies ? » se demande-t-il.
L’ordre règne à Paris. Arrêté sous prévention de société secrète, il est assigné à résidence à Dijon. Quand Louis-Napoléon Bonaparte organise le coup d’État en 1851, Lefrançais ne s’étonne guère (« Est-ce que depuis juin 1848, en haine du socialisme, les républicains ne lui ont pas fourni les moyens de perpétrer son crime ? »), mais opte pour l’exil à Londres. Sur place, il est sommé de choisir sa faction : celle de Ledru-Rollin ou celle de Félix Pyat. Ne choisissant ni l’une ni l’autre, il crève de faim. Tout au long du récit, il écorne l’auteur des Châtiments et des Misérables qu’il considère comme un opportuniste. Il affirme par exemple que « la plupart des proscrits ayant quelque fortune – Victor Hugo en tête – sont partis de Londres pour Jersey afin de “n’être pas navrés du spectacle de la misère de leurs camarades” mais surtout afin d’éviter de leur venir en aide ».
De 1853 à 1868, de retour dans son cher et vieux Paris, Lefrançais connaît le dénuement et les emplois les plus tristes. La révolution est en berne, les reniements nombreux (parmi lesquels celui de George Sand). Seuls les enterrements, comme celui de Proudhon en 1865, permettent de se compter. Au terme d’une longue traversée du tunnel, les assemblées reprennent, le souffle révolutionnaire refleurit ; le 12 janvier 1870, « plus de cent mille hommes font de splendides funérailles à ce jeune homme (Victor Noir) qui, il y a quelques jours, était absolument inconnu ».
La dernière partie de l’ouvrage, la plus longue, est consacrée à la guerre contre la Prusse et à la Commune de Paris. Lefrançais a 45 ans, c’est un militant expérimenté. Il comprend d’emblée que « la première vraiment populaire de nos révolutions », proclamée le 28 mars 1871, ne tiendra pas, qu’elle pèche par manque de moyens militaires et financiers, par l’absence de soutien de la province. Mais comme tous ceux de sa génération, il choisit de vivre l’aventure jusqu’au bout, pleinement, quitte à y laisser sa peau. Il appartient à l’aile libertaire, qui refuse l’instauration d’un Comité de salut public. Il n’aura pas de mots assez durs à l’encontre du Conseil communal qui n’a pas le courage de prendre possession de la Banque de France alors que celle-ci finance les Versaillais. Une nouvelle fois, les deux républiques s’affrontent. Les bleus l’emportent au terme de la Semaine sanglante. Lefrançais fuit en Suisse.

C’est également d’aventure révolutionnaire dont il est question avec Paul Mattick (1904-1981) dans un livre d’entretiens inédits étoffés d’un solide appareil critique dû à Charles Reeve (L’échappée, 2013).
Mattick, enfant des rues berlinoises, évoque son parcours : membre des Jeunesses spartakistes, outilleur aux usines Siemens, il a 14 ans quand s’embrase l’Allemagne à la chute du Kaiser. En 1920, il rend sa carte du KPD (parti communiste) et participe, en tant que membre du KAPD, de l’AAU et de l’AAUE (des organisations communistes conseillistes, opposées aux bolcheviks) à toutes les manifestations, émeutes et grèves insurrectionnelles du début des années 1920 (notamment celles de la Ruhr en 1923). Agitateur inlassable, il côtoie la frange des artistes radicaux et rédige de nombreux articles dans la presse révolutionnaire. En 1926, il émigre aux États-Unis, s’installe dans la région de Chicago et rejoint les rangs déclinants des Industrial Workers of the World (IWW). Très actif durant le mouvement des chômeurs, l’agitateur Mattick se transforme progressivement en théoricien et écrit dans de nombreuses revues, comme Living Marxism. L’ouvrier autodidacte ne parvient néanmoins jamais à la reconnaissance et à l’aisance financière dont jouit son compagnon Karl Korsch. Il tient donc des propos peu amènes sur « ces intellectuels qui menaient une vie très confortable tout en faisant de la propagande pour le socialisme. Pour eux le socialisme adviendrait de toute façon après leur existence. Ils ne souhaitaient pas du tout qu’il se concrétise de leur vivant. Au contraire, ils avaient envie de mener une critique de cette société, et en même temps d’y vivre confortablement. Il y avait là un dédoublement de leur personnalité ».

Nicolas Norrito