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Entretien avec Laurence De Cock pour le site de Ballast

jeudi 2 mai 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien avec Laurence De Cock pour le site de Ballast (avril 2019)

« L’enseignement de l’histoire est pris en étau »

Historienne et enseignante, Laurence De Cock a fait paraître, en 2018, deux ouvrages : Sur l’enseignement de l’histoire et Dans la classe de l’homme blanc. Le premier proposait de penser cet enseignement par le bas, dans une perspective d’émancipation ; le second revenait sur la prise en charge du fait colonial dans les programmes scolaires depuis les années 1980. Elle est également l’une des fondatrices du collectif Aggiornamento, qui appelle à la mise en délibération collective et publique des questions scolaires, comme gage de vitalité démocratique, et à la reprise en main, par le corps enseignant, de leurs outils de travail. Nous en discutons avec elle.

L’historien March Bloch disait qu’il n’imaginait pas, pour un écrivain, « de plus belle louange que de savoir parler, du même ton, aux doctes et aux écoliers [1] » : quelle réponse donneriez-vous aujourd’hui à un élève qui, en CM1, découvre les Celtes, les Gaulois, les Grecs et les Romains, et se demande à quoi sert l’enseignement de l’histoire ?
C’est intéressant que vous commenciez en rappelant l’intérêt que Marc Bloch accordait aux enjeux de vulgarisation et de transmission, notamment en direction des enfants. C’est un aspect du personnage que beaucoup d’historiens oublient aujourd’hui. Bloch et l’École des Annales, dont il est le cofondateur avec Lucien Febvre, se sont beaucoup penchés sur les questions d’enseignement, quitte à débattre de façon parfois vive avec l’institution scolaire. À un enfant qui découvre l’histoire enseignée à l’école (car il faut rappeler qu’ils l’ont déjà croisée hors de l’école), je dirais ceci : l’histoire sur laquelle nous allons travailler ensemble va te permettre de regarder et de comprendre le monde autrement. Tu vas apprendre à repérer les traces du passé tout autour de toi, et il y en a partout. Comme un petit enquêteur ou une petite enquêtrice, tu auras envie de savoir qui a laissé ces traces et surtout pourquoi. Et, pour cela, tu seras obligé de remonter le temps, de trouver d’autres indices, de faire des suppositions, d’imaginer des réponses jusqu’à ce que tu trouves la preuve que ça n’a pas été autrement. Alors tu comprendras pourquoi les Gaulois n’ont pas pu cohabiter avec les dinosaures et pourquoi tes grands-parents racontent des événements qui te paraissent si lointains tandis qu’ils ont l’impression que c’était hier. Car l’histoire c’est tous les « hier » des morts et des vivants, y compris les tiens. C’est tellement énorme qu’on est obligé de faire des choix et de sélectionner ce qui nous semble le plus important à retenir du passé. Et tout le monde ne retient pas les mêmes choses. Cela ne signifie pas toujours que certains ont tort et d’autres ont raison, mais qu’il faut au contraire partager et comparer nos choix. L’école a fait ses propres choix. Pendant longtemps, par exemple, on a cru que les Gaulois étaient les ancêtres des Français et que leur pays s’appelait la Gaule. Et c’est cette histoire qu’on apprenait aux enfants. Tu vas voir qu’aujourd’hui, grâce à la découverte de nouvelles traces, on ne pense plus ça du tout.

Depuis la Révolution française, l’enseignement de l’histoire est associé à la construction d’une « identité nationale ». En s’appuyant sur des mythes, l’Histoire devait permettre l’intégration de tous les futurs citoyens de la République, quelles que soient leurs identités originelles. Il est dit partout que ce projet a échoué…
Il est vrai que ce projet a commencé à être théorisé sous la Révolution, en même temps que l’invention de la formule « Éducation nationale ». Mais c’est surtout au XIXe siècle qu’il a été mis en œuvre pour de bon. Pour cela, historiens universitaires et professionnels de l’éducation ont travaillé quasiment de concert, ce qui est assez rare pour être souligné. Les premiers ont cherché à écrire un récit historique de la France à la fois conforme aux avancées scientifiques (travail sur les sources et méthodes d’interprétation) et susceptible de donner une matrice commune à l’ensemble des Français. Il faut préciser certaines choses ici : au XIXe siècle, la France est une mosaïque culturelle où tous les enfants ne parlent pas les mêmes langues ; en outre, l’école publique, même si elle est en voie de généralisation (avant, donc, les lois Ferry de 1881-1882), ne scolarise pas l’ensemble des enfants, loin s’en faut ; enfin, le choix de programmes scolaires nationaux ne date que de 1867, sous le second Empire, date à laquelle apparaissent les premiers programmes d’histoire proprement dit. Ces derniers, que l’on qualifie aujourd’hui de « roman national », sont conçus pour construire une identité française. Ils reposent sur une origine supposée commune — « Il y a 2000 ans, notre pays s’appelait la Gaule et ses habitants les Gaulois » — ainsi que sur des grands personnages emblématiques et des événements fondateurs. C’est une histoire purement politique, faite de gestes héroïques destinés à montrer la grandeur de la France, et à provoquer empathie et amour chez les petits. Comme le disait l’un de ses principaux colporteurs entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, Ernest Lavisse, auteur de dizaines de manuels scolaires : « L’Histoire ne s’apprend pas par cœur, elle s’apprend par le cœur. » C’est à ce moment que l’enseignement de l’histoire se charge de finalités civiques et patriotiques que l’on pourrait rapprocher d’une logique d’intégration, puisqu’il s’agit bien de gommer les différences culturelles en fournissant une culture commune. L’enseignement de l’histoire ne s’est jamais départi de cette mission, même si ce n’est plus la seule, loin s’en faut. Vous posez la question des raisons d’un échec. C’est compliqué parce que rien ne permet de statuer sur un échec ou sur une réussite. Ce que donnent à voir les débats sur l’intégration qui sont si vifs dans la société depuis plus de 30 ans, ce ne sont pas tant les défaillances de l’école que celles de la société tout entière, et surtout l’incapacité de l’État à permettre une véritable démocratisation scolaire adossée au principe de justice sociale. Rabattre l’échec de 30 ans de politiques de méfiance vis-à-vis de l’immigration et de politiques d’austérité sur la responsabilité de l’école est un peu facile. L’école, et plus encore l’enseignement de l’histoire, sont aujourd’hui les otages autant de ceux qui lui attribuent une toute-puissance (lutter contre le racisme, l’antisémitisme, le terrorisme) que de ceux qui en font l’antichambre du rejet de la France. Une heure d’histoire par semaine ne change pas le monde, ne résout pas les questions liées à l’intégration et ne remédie pas aux drames sociaux qui touchent aujourd’hui des milliers d’enfants. Quand on aura réussi à redonner à l’enseignement de l’histoire l’humilité dont il a besoin, on aura fait un grand pas. Alors on laissera les enseignants travailler, on ne fabriquera plus les programmes comme des projets politiques et culturels, et il sera peut-être possible de faire de l’histoire sans avoir systématiquement l’impression d’être missionné pour guérir les maux de la Terre.

Dans la conclusion de votre livre Sur l’enseignement de l’histoire, vous proposez quelques pistes pour un enseignement émancipateur. Parmi celles-ci, vous évoquez la question des formes d’appropriation de l’Histoire par les élèves et du potentiel critique de cette appropriation. Pouvez-vous nous donner quelques exemples issus de votre pratique personnelle ?
Je dois commencer par préciser quelque chose d’important. Ma conception du métier m’interdit de donner des recettes, même si on m’en demande souvent. J’ai cette conviction qu’enseigner est un acte très personnel, sans cesse rejoué dans le cadre de relations pédagogiques mouvantes, selon les élèves et les classes. De la sorte, c’est un métier fait de tâtonnements. Le pédagogue Célestin Freinet parlait de « tâtonnement expérimental ». Il faut expérimenter, chercher, mettre ses pratiques à distance… Raison pour laquelle je récuse toute forme de « kits pédagogiques » ou méthodes miracles. C’est aussi le principe à la base d’un enseignement émancipateur, en histoire comme ailleurs. Précisons la définition : j’entends par « émancipation » un processus d’accompagnement visant à déjouer les rapports de domination, à acquérir une autonomie de pensée, critique, et surtout habitée par la nécessité du collectif. J’insiste là-dessus car le terme d’émancipation est aujourd’hui confisqué et galvaudé par le pouvoir pour en faire un pauvre projet de « libre entreprise de soi » au service de l’idéologie entrepreneuriale. Nous expliquons tout cela dans l’ouvrage collectif que j’ai coordonné avec Irène Pereira, Les Pédagogies critiques. Nous y rappelons également notre hostilité à toute forme de méthodes « clés en main » pour émanciper. Laissons cela au ministère et à ses officines privées.
Pour en revenir à mon cas, disons que je veille à ce que mes pratiques pédagogiques permettent la mise à jour non seulement des procédures de construction des savoirs historiques (la démarche de la recherche, la mise en récit), mais aussi l’importance de l’interprétation des faits et de la mise en débat. Dit autrement, une didactique critique n’est pas tant une question de méthode que de maîtrise épistémologique : connaître sa matière, son histoire, les débats qui la traversent, les renouveaux scientifiques, etc., c’est optimiser ses chances d’en faire partager le goût à celles et ceux qui y sont plus étrangers. On peut faire autant d’îlots pédagogiques que l’on veut ou de pédagogie différenciée, si tout cela repose sur un rapport lisse au savoir, rien ne passera qui sera de l’ordre de la critique ; à l’inverse, si vous racontez, même magistralement, à des élèves, comment telle ou telle connaissance historique a été construite, vous les faites entrer dans le laboratoire, vous « vendez la mèche » comme disait Bourdieu, et vous rendez vos élèves complices de l’enquête. L’appropriation critique n’est possible qu’à la condition de postuler que l’Histoire est une matière à penser.

En redonnant la parole aux acteurs de terrain, vous construisez une histoire populaire de l’enseignement, à la manière de Michelle Zancarini-Fournel qui propose une autre histoire de France dans Les Luttes et les rêves [2]. En quoi est-ce important de raconter le passé en se plaçant dans la peau d’une enseignante, d’une ouvrière, et non dans celle d’un dirigeant ?
On avait même pensé préalablement appeler l’ouvrage Une histoire populaire de l’enseignement de l’histoire ! Mais ça commençait à faire beaucoup d’« histoires populaires »… Plus sérieusement, la démarche n’est pas tout à fait comparable à celles que vous citez car je ne me mets pas dans la peau d’une enseignante, je suis une enseignante. Ma perspective, en revanche, s’inscrit dans un même constat préalable : la confiscation d’un discours. Concernant l’enseignement de l’histoire, c’était une réaction au monopole des faux experts dans les débats médiatiques et politiques. On se trouve, nous, enseignants, dans une situation de dépossession d’une expertise professionnelle au profit de personnalités ni mandatées, ni même capables d’argumenter autrement qu’en faisant appel à leurs souvenirs d’élèves ou leur actualité de parents. Du coup, il existe un décalage énorme entre les réalités du terrain et ce qui en ressort dans le discours public. L’enseignement de l’histoire est pris en étau entre des détournements politiques, des commandes morales et civiques infaisables, et surtout la circulation de fantasmes autour des disparitions de tel ou tel personnage ou de la chronologie des programmes scolaires – le tout dans une ambiance quasi eschatologique d’annonce de fin de la civilisation… Tout cela est un peu lourd, il faut bien l’avouer. Mon ouvrage sur l’enseignement de l’histoire est donc une opération de déminage par un retour au terrain et aux réalités routinières du métier, ce depuis la fin du XIXe siècle. J’y montre alors les pratiques quotidiennes, les doutes, les débats qui existent depuis le début sur ces enseignements et aussi la transformation progressive de cette matière en brûlot médiatique.

Dans votre thèse Dans la classe de l’homme blanc, vous insistez sur le fait qu’il n’y a pas eu d’apparition et de disparition du fait colonial à l’école, mais plutôt des « mutations » de celui-ci. L’histoire coloniale était un support de valorisation de la fierté patriotique. Aujourd’hui, on préconise dans les programmes un regard plus critique sur les effets de la domination européenne…
L’histoire coloniale est une thématique enseignée depuis la fin du XIXe siècle au sein du roman national, et on comprend bien pourquoi : elle sert en effet l’idée d’une « grande nation française » qui a toujours cherché à exporter ses valeurs civilisationnelles. Pendant longtemps, cette histoire a occupé des pages entières de manuels scolaires : on étudiait dans le détail la conquête algérienne, le courage d’Abd-el-Kader « aux grands yeux bleus », et même les violences coloniales de Bugeaud y étaient relatées. L’idée n’était donc pas d’occulter la violence de la conquête mais de montrer qu’elle était nécessaire car la mission importait plus que la méthode, et surtout que les soldats français avaient su vaillamment vaincre des sauvages pourtant très courageux. C’est la décolonisation qui rompt avec ce schème. Il faut préciser, en effet, qu’on a enseigné l’inégalité des races jusqu’au milieu des années 1960 dans les manuels, surtout en géographie. Lorsque la décolonisation se produit, et surtout avec la guerre d’Algérie, la question de son enseignement se pose très rapidement. On en parle assez tôt, y compris avec le vocabulaire de « guerre » : je l’ai trouvé dans des manuels des années 1970 – au début des années 1980 également, chez certains éditeurs, on mentionne les massacres de Sétif, Charonne ou encore l’usage de la torture par l’armée française. La question devient sensible lorsqu’elle se noue avec celle de l’immigration coloniale, postcoloniale, et avec les enjeux mémoriels. À ce moment-là, l’institution scolaire commence à développer une certaine vigilance sur cette thématique particulière ; elle ne la supprime jamais mais va développer différentes stratégies conscientes ou non pour « refroidir » ce sujet chaud, comme dit ma directrice de thèse Françoise Lantheaume. Parmi ces stratégies, on peut mentionner le fait de reléguer en toute fin de programme l’expansion coloniale (les programmes ne sont jamais terminés), ou encore de proposer un choix entre plusieurs modèles de décolonisation (Algérie ou Inde), ou enfin de ne pas étudier la situation coloniale et de se cantonner à la colonisation et décolonisation, une manière d’évincer le problème de l’historicité indigène de cet événement. Donc oui, il y a des mutations de la place du fait colonial dans les programmes, et elles sont corrélées au niveau de sensibilité politique des débats sur le sujet. Curieusement, on parlait de manière plus franche de la question coloniale lorsqu’elle était moins débattue dans l’espace public. C’est tout le problème d’ailleurs des questions dites « sensibles » en histoire, dont l’enseignement est rendu plus complexe pour les enseignants dès lors qu’elles sont confisquées par le politique en dehors de l’école. Ces différentes instrumentalisations fabriquent des catégories de pensées dans l’« opinion », qui atteignent évidemment les élèves comme les enseignants et qui biaisent souvent le rapport à la vérité historique. Je ne dirais donc pas que l’institution encourage aujourd’hui un rapport plus critique à la colonisation, je trouve au contraire qu’elle bascule vers une fausse « neutralité » qui consiste à mettre en équivalence les violences d’un côté et de l’autre, pour provoquer une sorte de compensation par la symétrie. C’est en réalité une manière de dépolitiser la question coloniale sous couvert d’objectivité.

La question des mémoires de la guerre d’indépendance algérienne en Terminale est souvent évitée par les enseignants [3]. Vous défendez, au contraire, un enseignement des questions sensibles. Que faudrait-il faire pour rassurer les enseignants ?
Il faudrait qu’on cesse de faire peser sur eux une pression insupportable. Les questions sensibles sont introduites dans les programmes pour de mauvaises raisons car on les sature de finalités civiques ou identitaires, comme si elles pouvaient régler à elles-seules les maux de la société. Ainsi, enseigner la Shoah permet de lutter contre l’antisémitisme, enseigner le fait religieux développe la tolérance religieuse et enseigner le fait colonial lutte contre le racisme… Ce serait merveilleux si ces équations fonctionnaient, n’est-ce pas ? Mais ça se saurait aussi ! Or elles sont enseignées depuis 30 ans sans grands résultats de cet ordre. Cela ne signifie pas, évidemment, qu’il faille les abandonner, mais cela montre que la corrélation entre l’apprentissage d’un fait historique et le comportement civique susceptible d’en découler est tout sauf évidente. Cela montre qu’il faut préalablement en revenir à la discipline historique elle-même et à son potentiel critique et émancipateur intrinsèque. Les questions sensibles sont au cœur du jeu démocratique non pas parce qu’elles ont un effet thérapeutique mais parce qu’elles révèlent que le rapport au passé charrie de la conflictualité, et c’est cette conflictualité, et les débats qui en découlent, qui forme le sous-bassement de la démocratie.

Certains espaces décoloniaux reprochent aux spécialistes blancs de traiter des questions qui ne les concerneraient pas directement. Cette lecture fait valoir que les savoirs découlent de l’expérience vécue et que les colonisés et leurs descendants sont les mieux placés pour parler de la colonisation. L’histoire, en tant que discipline, prend-elle aujourd’hui suffisamment en compte le « savoir situé » ?
C’est une très vaste question que nous, chercheuses et chercheurs blancs, nous prenons de plein fouet ! Nous la développons largement dans L’Histoire comme émancipation car elle nous est systématiquement posée lorsque nous faisons des interventions publiques. Elle explique également les torrents d’insultes que Mathilde Larrère et moi recevons parfois sur les réseaux sociaux quand nous prenons la parole sur l’histoire coloniale. C’est systématique : « Ce sont nos morts », « Whitesplaining », « Aucun Blanc ne peut comprendre », etc. Pour ma part, je pose les choses de la manière suivante : d’abord, je considère que la colère et les critiques sont légitimes. Je constate qu’elles sont impossibles à contrer dès lors qu’elles se déploient puisque toutes nos paroles sont systématiquement délégitimées. J’ai tenté plusieurs fois d’argumenter, cela ne fait qu’empirer les choses : c’est inaudible. J’en tire la conclusion qu’elles doivent pouvoir se déployer, et tant pis si c’est sur nous que ça tombe. Nous sommes dans la séquence historique de réclamation d’un dû : celui de la prise de parole par les dominé·es ou de celles et ceux qui se sentent les dépositaires de leurs héritages. Je crois que cette séquence est nécessaire. Elle est justifiée par l’immense entreprise de dépossession de la parole des subalternes, en histoire comme ailleurs. Indéniablement, les travaux universitaires visibles, parce qu’ils sont encore majoritairement masculins, sont quasiment tous faits par des Blancs. Indéniablement aussi, les positions académiques sont tenues par des Blancs. Le monde académique n’échappe pas à ces dominations et discriminations structurelles. Et je ne parle même pas des travaux élaborés par des personnes non blanches et pillés allègrement. Je sais que cela existe : c’est pitoyable et révoltant. Maintenant, votre question ouvre une autre porte qui relève, elle, de la méthode historique et qui pose comme évidente le fait que pour parler d’un évènement douloureux, il faudrait être du côté de la douleur. Posée comme cela, la question n’est plus politique mais épistémologique. Cela supposerait que l’empathie, plus naturelle, aiderait à construire une intelligibilité des faits. Ce que vous appelez le « savoir situé ». Mais quel savoir n’est pas situé ? Mon savoir l’est tout autant que le vôtre. En quoi ma prise de conscience d’être en situation de domination serait-elle moins utile que la certitude d’être dans le camp des dominés ? En réalité, l’important réside dans les capacités d’auto-analyse, c’est-à-dire dans l’honnêteté intellectuelle du chercheur ou de la chercheuse qui, préalablement à son travail, se demande d’où il tire et d’où il énonce ses analyses. Le combat est donc double : défendre la légitimité des travaux des personnes socialement dominées et se battre pour leur visibilité et reconnaissance ; mais aussi défendre une éthique de la recherche reposant sur le fait d’assumer (et de travailler avec) le caractère situé de son objet.

« Faire partager les valeurs de la République » est la première phrase qui apparaît dans le référentiel de compétences des métiers du professorat et de l’éducation. Comment le professeur d’histoire peut-il s’y prendre quand ces « valeurs » ont également été utilisées, au nom de cette même République, pour permettre les oppressions que l’on sait ?
Il faut commencer par substantialiser un peu cette expression qui agit aujourd’hui comme un topos sans fond, au point que même le Rassemblement national peut s’en réclamer. L’historienne renverra évidemment au fait que la République n’existe pas en soi. Il y a plusieurs modèles de républiques, qui sont fort antinomiques — mais gageons qu’il s’agisse ici de faire vivre les valeurs de liberté, égalité, fraternité, et le principe de laïcité. Auquel cas je conseille de lire les travaux de Pierre Kahn, qui a codirigé la commission d’écriture des programmes d’Enseignement moral et civique (EMC) et qui explique très bien qu’il faut croiser les normes (les connaissances factuelles : textes de lois, par exemple, faits historiques, etc.) et les gestes qui éprouvent concrètement ces valeurs (les débats en classe, les actions collectives, les délibérations, etc.). Pour l’enseignement de l’histoire, le principe est le même : croiser les discours, les sources et les faits. Le fait colonial est donc une thématique déterminante pour penser les valeurs de la République, à partir de leurs détournements, justement ! Comment a-t-on pu justifier violences et crimes au nom de l’exportation de valeurs qui en sont théoriquement les négations ? Comment certains régimes républicains ont mis en place des systèmes officiels de ségrégation ? Mais aussi pourquoi certains mouvements nationalistes décoloniaux se sont-ils réclamés de ces mêmes valeurs des Lumières pour s’émanciper de la domination coloniale ? Tout cela est passionnant et permet de prendre conscience qu’on ne peut faire l’économie de l’articulation entre la théorie et la pratique si l’on souhaite réfléchir à telle ou telle valeur ; et que ces dernières ne peuvent faire l’objet d’une simple perfusion comme aiment à le croire certains décideurs en matière d’éducation.

Dans La Fabrique scolaire de l’histoire, vous montriez que l’élaboration d’un programme de votre discipline passe par diverses étapes, impliquant des groupes d’experts et des représentants de la société civile. Le Conseil supérieur des programmes (CSP) voit ses membres démissionner les uns après les autres. Au nom du collectif Aggiornamento, vous dénoncez des « semblants de consultation » autour des futurs programmes d’histoire : seront-ils légitimes ?
Ces programmes n’auront aucune légitimité. Nous sommes désormais tombés dans la caricature de la démocratie et le collectif Aggiornamento refuse de cautionner cette mascarade. Accepter de discuter avec ce CSP lui donne une caution démocratique alors que la procédure d’écriture est devenue une décision autoritaire directement arbitrée par le ministère. Je m’explique. Pendant longtemps, les programmes ont été rédigés sans aucune consultation des enseignants ou des associations représentatives. Les choses ont commencé à changer après la Seconde Guerre mondiale, et surtout à la fin des années 1980 avec la mise en place d’un Conseil national des programmes (CNP), très collectif, pluridisciplinaire, et au fonctionnement vraiment démocratique – je peux en témoigner puisque j’ai travaillé sur les archives du CNP. Écrire un programme prenait au bas mot deux années, le temps d’allers-retours, de discussions, d’auditions, de mises en cohérence interdisciplinaire ou inter-degrés. Au milieu des années 1990 a été instaurée en outre la consultation des enseignants amenés à se prononcer sur un projet de programme, et à proposer des amendements. Le CNP a été supprimé en 2005 mais la procédure de consultation des enseignants a perduré. Elle est toutefois devenue de plus en plus rapide, expéditive, prétexte à légitimer un programme sans véritable prise en compte de l’avis du terrain.
Le Conseil supérieur des programmes (CSP) est une création de Vincent Peillon, en 2012, afin de rétablir un circuit long et plus transparent. Peine perdue : en faisant entrer au CSP des parlementaires, Peillon a malgré lui calé davantage le CSP sur un calendrier politique et immédiatement fait de lui un terrain de lutte dont les enjeux dépassaient très largement la question de l’école. Notre actuel ministre n’a fait que parachever ce qui existait en nommant des membres totalement inféodés à la ligne gouvernementale, dont beaucoup aujourd’hui sont même totalement extérieurs au système éducatif. Les démissions dont vous parlez sont celles des anciens membres qui ont tenté un temps de résister, sans succès. Les nouveaux programmes de lycées généraux, technologiques et professionnels ont été réécrits en un temps record pour coller à la réforme précipitée des lycées. Ils sont une réponse à des données structurelles (l’affirmation et non la disparition des filières) et politiques (la sélectivité sociale et la fin de la démocratisation scolaire). Ils sont donc encyclopédiques, rétrogrades, mal fagotés et hyper complexes. Le CSP peut se vanter d’avoir travaillé avec des organisations disciplinaires qui ont joué le jeu en acceptant les invitations. Avec le collectif Aggiornamento, nous en avons accepté deux au moment d’un prétendu audit des anciens programmes mais nous avons refusé les autres quand nous avons compris que les nouveaux programmes n’avaient absolument pas tenu compte de nos analyses et qu’ils étaient tenus sous embargo. Comme prévu, la consultation des enseignants a été une opération purement factice et le résultat est catastrophique.

Parmi les régressions majeures que vous énoncez, vous soulignez, dans une tribune parue dans Libération, que la plus problématique reste « le décalage manifeste avec le travail historiographique renouvelé ces dernières décennies » – en faisant notamment référence à l’histoire mondiale et populaire que nous évoquions tout à l’heure. À l’échelle de la classe, peut-on quand même enseigner une histoire émancipatrice, liée à la recherche, tout en restant dans le cadre de ces nouveaux programmes ?
Il est normal que des programmes scolaires n’intègrent pas toutes les avancées de la recherche. Tout n’y est pas forcément exportable pour de multiples raisons inhérentes à la structure des programmes mais aussi à l’âge des élèves et au temps alloué à l’enseignement de l’histoire. Toutefois, certains virages historiographiques ont donné lieu à des modifications substantielles de programmes. Par exemple, l’histoire sociale, puis culturelle, ont minoré le poids de l’histoire évènementielle dans les années 1970 et 1990. Nous avions donc pris l’habitude d’une prise en considération régulière des inflexions majeures de l’historiographie. Or, ces derniers programmes assument un recul criant sur le plan historiographique. On en revient à une écriture politique, très traditionnelle, chronologique et franco-centrée. Bien sûr il y a ci et là des incises conseillées qui relèvent d’autres approches plus sociales, voire populaires, mais ce sont des « points de passage » qui servent de cache-sexe à une trame très conservatrice. Peut-on faire quelque chose de ces programmes ? Dit autrement, peut-on les pimenter un peu pour leur donner quelques saveurs ? C’est ce qu’il nous faudra envisager s’ils passent, c’est-à-dire si les mobilisations actuelles échouent. C’est le prochain chantier du collectif Aggiornamento sur lequel je vais évidemment rester énigmatique, mais qui correspondra à notre vision émancipatrice de l’histoire et dont nous garantirons la faisabilité. À suivre, donc.

[1Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien, Armand Colin, 1997.

[2Michelle Zancarini-Fournel, Les Luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours, La Découverte, 2016.

[3« L’année dernière, un sondage fait auprès des enseignants d’histoire-géographie des séries générales de la terminale a montré que moins d’un quart d’entre eux avaient choisi de traiter l’historien et les mémoires de la guerre d’Algérie dans le cadre du premier thème du programme d’histoire. » Source : sondage de l’Inspection dans l’Académie d’Aix-Marseille.