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Entretien avec Théo Roumier pour SolidaritéS

jeudi 21 novembre 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien avec Théo Roumier pour SolidaritéS, octobre 2024.

Rééquiper le tissu syndical d’une stratégie offensive

Malgré sa perte de vitesse lors des dernières décennies, le mouvement syndical français reste un contre-pouvoir essentiel qui s’appuie sur un tissu organisationnel composé de centaines de milliers de personnes. Théo Roumier rappelle que c’est précisément ce caractère massif qui fait la force du syndicalisme et qui fonde son potentiel de transformation sociale. Entretien avec ce syndicaliste qui vient de publier un ouvrage sur Charles Piaget et qui donnera deux conférences en Suisse.

Malgré l’arrivée en tête du Nouveau Front populaire (NFP) lors des élections législatives françaises au début de l’été, Macron a choisi un vieux baron de la droite – Michel Barnier – comme Premier ministre. En tant que syndicaliste, quel regard portes-tu sur cette séquence des derniers mois ?

Disons déjà que la constitution comme le score du NFP n’étaient pas gagnés d’avance, loin de là. On sortait d’un scrutin européen fratricide à gauche, avec des désaccords très profonds, notamment sur l’expression de la solidarité – pourtant indispensable – envers le peuple palestinien. Mais l’élan unitaire a su déborder les appareils. D’abord par des appels à l’union, et ce dès le 10 juin, lendemain de l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale par Macron. Des appels qui émanèrent assez vite de militant·es du mouvement social mais aussi d’organisations syndicales en tant que telles, avec au premier rang, il faut le dire, la CGT. Tout le monde au sein du « peuple de gauche », si on peut utiliser cette expression, avait parfaitement conscience que le risque de victoire de l’extrême droite était réel. Toutes listes confondues, elle avait atteint quasiment les 40 % au soir du 9 juin. Nous étions en état de choc. Mais nous avons su retourner ça en énergie militante, dépasser les sectarismes et les postures doctrinaires.
Dans mon propre syndicat – SUD éducation – j’ai été bluffé par la conscience qu’avaient les adhérent·es et les militant·es d’être face à un moment de bascule, par la conscience qu’elles et ils avaient de la gravité de la situation. SUD est très attaché à l’indépendance syndicale, farouchement même. Très méfiant aussi envers les formes de représentation de la démocratie bourgeoise. Mais là, lorsqu’il a fallu décider d’appeler clairement à voter pour les candidatures du NFP, le syndicat n’a pas tergiversé. Sans se subordonner non plus. Et ça, on l’a retrouvé dans d’autres structures, CGT et FSU principalement, et dans d’autres secteurs professionnels. Des associations aussi, comme Attac ou le Planning familial, n’ont pas hésité à prendre leurs responsabilités. Pour la France c’est quelque chose d’assez exceptionnel (même si ça n’est pas absolument nouveau).
Cet engagement du mouvement social, ainsi que de nombreuses personnes inorganisées, c’est ce qui donnait la base d’un Front populaire qui n’était pas réduit au seul cartel électoral. Cette distinction était présente : les syndicats, la CGT, appelaient à « faire front populaire », dépassant la seule logique du scrutin. C’était un sursaut antifasciste dans les urnes, oui, mais ça n’était peut-être pas seulement ça.
Et je crois qu’un des problèmes que nous avons aujourd’hui c’est que les habitudes ont bien trop vite repris le dessus : le NFP est devenu (ou resté) une combinaison d’appareils politiques sans se saisir pleinement de la vitalité qui s’est exprimée au début de l’été. C’est une étiquette, un sigle presque banal qui ne remplit pas la fonction de « catégorie politique vivante » [1]. Alors qu’on aurait pu imaginer des cadres communs de Front populaire – à la base mais aussi au sommet – alliant les associations, les syndicats, les politiques pour « battre le fer tant qu’il est chaud » comme dit la chanson. Y compris en garantissant l’indépendance et la liberté de critique et d’action de chacune et chacun. Mais au moins, l’initiative aurait été de notre côté… et surtout n’aurait pas été seulement cantonnée au choix laborieux d’un nom de premier·e ministrable du NFP ! Quant au présidentialisme, il continue de dévorer les ambitions, même à gauche malheureusement. Ça n’est pas seulement ça, mais c’est aussi ça qui a laissé de l’espace à Macron : résultat, on se retrouve avec un gouvernement de droite dure sous surveillance d’un RN au groupe parlementaire renforcé. Rien n’est jamais perdu, mais l’extrême droite est plus que jamais en embuscade.

Quelles sont, selon toi, les implications de cette situation pré-fasciste en France sur le mouvement syndical ?

Elle nous met au pied du mur. Je parlais des habitudes : il va falloir sérieusement les bousculer. La crise institutionnelle, réelle, ne tempère pas les appétits du capital. En dernière instance, le patronat, comme en 1936, préfèrera le RN au NFP. Qu’est-ce qui peut faire rempart pour notre camp ? Le mouvement social. Dans toute sa diversité et avec le plus de combativité et d’imaginaire possible.
Il faut pour çà « rééquiper » le syndicalisme d’une stratégie offensive. Ça n’est pas simple : les discours sur le « bouton rouge » de la grève générale sont passablement agaçants de ce point de vue quand on sait à quel point le travail d’organisation est exigeant. Un travail d’organisation qu’il faut remettre au centre. Faire des « cartes ouvrières » pour se développer, réfléchir les implantations importantes… Et puis est-ce que « l’intersyndical » c’est seulement un appel avec une collection de logos ? Est-ce que ça ne peut pas être des tournées communes, des affiches collées ensemble, des tracts distribués ensemble, etc. ? Est-ce qu’il ne faut pas renforcer encore l’unité, réfléchir plus avant – et plus vite – à une possible unification syndicale ?
Le syndicalisme hexagonal n’est peut-être pas au mieux de sa forme, mais il offre toujours des possibilités que n’ont pas les autres organisations. Par le maillage du territoire qu’il a, les locaux… et surtout la connexion directe et concrète aux classes populaires. Même s’il y a des permanent·es, des « bureaucrates », le syndicalisme ça reste des centaines de milliers de femmes et d’hommes qui résistent et tissent des solidarités au quotidien. L’outil n’est pas parfait (mais lequel l’est aujourd’hui ?), il n’est pas non plus imperméable aux idées d’extrême droite, mais il a cet ancrage, dans les villes mais aussi dans les territoires ruraux, qui peut être décisif dans les mois et les années à venir. À condition d’arriver à traduire les aspirations des classes populaires dans un sens anticapitaliste et progressiste.

Tu seras présent le 30 octobre prochain à Lausanne, répondant à l’invitation de la section vaudoise de solidaritéS pour présenter ton ouvrage sur la trajectoire de Charles Piaget. Qu’ont les réflexions et expériences de ce célèbre syndicaliste à nous apporter dans la période ?

Beaucoup je pense, même si les contextes sont différents. Charles Piaget – qui nous a quitté l’an dernier – est connu pour son rôle dans la grève de Lip en 1973. Mais il a milité toute sa vie. D’abord comme syndicaliste CFTC puis CFDT dans son usine, à Besançon [2]. En s’engageant contre le colonialisme et la guerre d’Algérie, pour un socialisme anti-autoritaire au PSU [3]. Il fut enfin, plus tard, membre fondateur d’AC ! [4]. Son seul parcours, qui est marqué d’une grande sincérité et d’une grande intégrité, est une source d’inspiration. C’était aussi un véritable intellectuel ouvrier. Ses réflexions, étroitement liées à son action, méritent d’être redécouvertes.
Par exemple, un de ses derniers textes directement politique plaidait pour une « voie révolutionnaire démocratique » [5]. Il commençait par affirmer qu’il « n’existe pas de raccourci électoral » pour changer la société. Et Piaget n’était pas anarchiste ! Lui-même a été candidat à plusieurs reprises pour le PSU (il a même failli être présenté, pour la « renverser », à la présidentielle de 1974). Non, ce qu’il voulait dire par là, c’est qu’on ne pouvait pas faire l’économie des tâches de mobilisation collective, d’organisation démocratique à la base. Il y voyait la véritable source d’un changement radical. Parlant du socialisme trente-cinq ans plus tôt, en 1974, il avait eu cette formule cinglante : « Notre objectif n’est pas de remplacer les patrons et les préfets de droite par des directeurs et des préfets de gauche. » En somme, il s’agit de ne pas se tromper, de ne pas lâcher la proie pour l’ombre. Occuper les lieux de pouvoir, ce n’est pas transformer le pouvoir.
Il en faisait découler une disposition militante : « un projet n’a de valeur et de crédibilité que s’il se traduit dans la pratique quotidienne. (…) La question du socialisme, pour nous, se joue tous les jours. » C’est une conception de l’organisation politique, non seulement comme intellectuel collectif mais comme parti-atelier.
Et dédié à l’auto-organisation des classes populaires. Piaget n’hésitait pas à bousculer les cadres établis de l’action syndicale, martelant qu’il fallait avoir « la capacité d’écouter la base et de [se] laisser remettre en cause », défendant, lui, le délégué syndical, qu’il fallait « accepter d’être dépassé sinon nous devenions un frein au développement de la lutte ».
On retrouve là les termes du débat sur l’autogestion, qui a traversé la gauche dans la décennie 1970. Et finalement, toutes ces questions – il y en a encore d’autres, mais on ne peut pas toutes les soulever ici – on peut les remettre sur le métier.
Parce que regardons la situation actuelle, il n’y a pas de mystère : pour que l’extrême droite recule, il faut que la gauche avance. Pour ça, je suis convaincu qu’il faut une gauche qui se situe clairement, appelons-là comme on veut, « de combat », « de rupture »… mais surtout appuyée sur des pratiques militantes qui dessinent et défendent un projet d’émancipation. Qui le rende palpable et concret. Au plan syndical comme au plan politique d’ailleurs. Cette gauche d’émancipation se cherche aujourd’hui autour de la perspective écosocialiste… sans doute pas si éloignée que ça d’une « voie révolutionnaire démocratique ».

Propos recueillis par Antoine Dubiau

[1Voir Laurent Lévy, « “Front Populaire”, une catégorie politique vivante », Contretemps.eu le 24 juin 2024.

[2Confédération française des travailleurs chrétiens, dont la majorité devient la Confédération française démocratique du travail en 1964.

[3Parti socialiste unifié, fondé en 1960, dissous en 1990.

[4Agir ensemble contre le chômage, fondé en 1993.

[5Retrouvé dans les archives de Piaget, ce texte rédigé en 2009 est reproduit dans le livre de Théo Roumier.