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vendredi 20 novembre 2020 :: Permalien
Publié sur le blog de l’auteur, Yves Pagès, le 19 novembre 2020 (extrait).
Drone d’époque pour remettre ce récit documentaire en circulation, à l’heure où il sera sous peu interdit de prendre sur le fait (photographique) une brutalité policière ou de dénoncer les exactions systémiques de la BAC ou des CRS nasseurs (sous prétexte d’incitation à la haine par nature d’affinité islamo-gauchiste). Cette troisième édition tombe ainsi très mal à propos, et alors ? C’est le moment ou jamais de remettre au jour cette vieille histoire de légitime défiance entre « classes dangereuses » et forces de l’ordre, en l’occurrence, celle d’un cordonnier des années 1910 envers les ripoux de la brigade des mœurs. À moins qu’on impute à l’examen minutieux de ce fait divers socio-politique des intentions de nuire (psychiquement ou physiquement) aux sempiternels agents de la « sûreté » (alias les « condés » ou les « vaches » d’alors).
Expliquer ou comprendre comment, de longue date, toutes sortes de soi-disant gardiens de la paix (sic) ont criminalisé les prolos en « pétard », les attitudes déviantes ou les propos jugés infâmes tentant de résister aux injustices flagrantes qu’elles subissaient, ne vise pas à excuser, adouber, légitimer sinon rendre exemplaire n’importe quel passage à l’acte anti-flic, mais à remonter à la source d’un rapport de force par nature inégal qui tire sa pseudo-légitimé d’un monopole de la violence étatique. Or, aujourd’hui comme avant-hier, cette disproportion principielle, cet abus de droit inscrit dans le marbre, bref ce duel biaisé d’avance, assure l’impunité absolue des robocops chargés du maintien de l’ordre établi. Et même s’il est de notoriété publique que ces gros bras surarmés des préfets et autres factieux en uniforme exercent quotidiennement leur préjugés racistes, homophobes, sexistes ou leur mépris anti-chômeurs, stéréotypes pourtant assez peu républicains, il n’empêche, désormais ce sont bien eux qui font la loi au ministère de l’Intérieur.
Et pourtant, loin de tout esprit de morbide vendetta et sans céder à une désarmante résignation face aux limites extrêmes de la radicalisation sécuritaire, je préfère m’en remettre à la seule ironie qui, aussi assassine soit-elle, n’a jamais tué personne : avec cette affichette qui réactualise modestement un subtil garde-fou datant de juin 68.
vendredi 20 novembre 2020 :: Permalien
Paru sur le site de Questions de classe(s).
Ce 20 novembre sort le treizième livre de la collection N’Autre École aux éditions Libertalia. Ce nouveau titre Les Chemins du collectif est une présentation de la pédagogie institutionnelle mise en perspective par l’expérience de terrain et le parcours militant de son auteur, Andrés Monteret. Il répond ici à nos questions pour vous engager, nous le souhaitons, sur ces chemins du collectif.
Questions de classes (Qdc) : le sous-titre de ton livre est « essais de pédagogie institutionnelle », peux-tu nous expliquer le sens de ce mot « institutionnel » qui sonne un peu étrangement ?
Andrés Monteret (AM) : Cela peut paraître compliqué au premier abord mais en PI, les institutions sont toutes les formes d’organisation inventées par le groupe-classe pour faire vivre le collectif qui construit ses apprentissages. C’est là une différence majeure. C’est le groupe qui se donne les formes d’organisation qui permettent à chacun d’apprendre et non pas une mise en application des demandes de l’institution officielle. C’est vrai que ce terme « institutionnel » dérange au premier abord et amène souvent des confusions. En PI, il est clair qu’instutionnel ne renvoie pas du tout à la pédagogie de l’institution « Éducation nationale ». Historiquement, pour les militants de la PI, ce terme s’est même forgé en opposition à une conception hiérarchique, sélective et figée du modèle pédagogique porté par l’instruction publique. Devant le manque d’intérêt pour les apprentissages de la part des élèves, face au modèle d’organisation martiale de l’école, le constat était simple : l’institution « école publique » est sclérosée. Du coup il faut créer de nouvelles institutions dans les classes et les établissements pour faire revivre l’école. En PI, on dit souvent « faire de l’institutionnel » pour parler justement de la dynamique de réappropriation de la vie en classe. Faire de l’institutionnel pour ne plus subir une institution sclérosée. Le livre illustre les institutions possibles en classe de l’école à l’université. Le terme institutionnel illustre le lien avec la psychothérapie institutionnelle qui existait avant la PI. C’est expliqué rapidement dans le livre car il y a une filiation entre ces deux pratiques alternatives dans le soin psychiatrique et en pédagogie. Ce sous-titre est aussi une référence à René Laffitte dont un des livres de référence de la PI porte ce sous-titre.
Comment, et surtout pourquoi s’est faite ta rencontre avec la PI ?
AM : Ma rencontre avec la PI a été le fruit d’un questionnement de jeune professeur insatisfait. En début de carrière, je ressassais les contenus de l’IUFM (institution de formation des profs d’écoles à l’époque) avec des nombreuses heures à préparer mes journées de classe, à relire de la didactique, penser planification et organisation des contenus, c’est le jeu pour valider les étapes du concours de professeur des écoles. À cela s’ajoutaient mes représentations d’élèves. Mais le résultat final de ma pratique de classe ne me ressemblait pas, ne véhiculait pas mes principes de vie, mes aspirations politiques. Je travaillais à la Reynerie, quartier en éducation prioritaire en banlieue toulousaine, et avec du recul, je pense que ma posture professionnelle était un mélange de « super éducateur/super sauveur du monde ». J’étais sincère et j’y passais beaucoup de temps mais tout cela était bancal. Ce sont des quartiers où beaucoup de militants syndicaux et pédagogiques se côtoient, je suis allé du côté de l’USEP pour sortir les jeunes de la cité, de l’OCCE pour essayer un conseil de coopérative en classe, de SUD Éducation pour garder un poil à gratter dans ma poche de fonctionnaire et je pense que tout ce tâtonnement personnel a permis cette rencontre. Tout simplement, un jour, un collègue qui me parle de son groupe de PI et des façons de travailler que cela permettait. Cela m’intrigue, il me prête un livre de René Laffitte et j’ai tenté quelques réunions avec ce groupe GPI 31 qui se sont révélé un déclic. Rejoindre ce groupe m’a ouvert les yeux sur des myriades de choses qui se jouaient en classe du point de vue politique, psychologique, organisationnel. J’ai découvert les pratiques Freinet, la psychanalyse et des organisations de classe tout en même temps et je trouvais ça tellement régénérant.
Dans ton introduction, tu dis qu’en entrant dans l’Éducation nationale, tu as eu le sentiment d’avoir troqué le « passe-montagne zapatiste » du militant contre « le képi » du prof des écoles. Aujourd’hui, as-tu remis la main sur ton passe-montagne ?
J’espère que je porte le passe-montagne plus souvent qu’à mes débuts et que je me suis aussi défait de mon costume de super sauveur ! À l’époque je faisais partie du collectif Chiapas de Toulouse, alors le sentiment d’être un gendarme en classe m’était insupportable et en même temps tellement justifié ! Punir et mettre au travail pour tenir mon planning et les fameux programmes ! Dans le film Viva Zapata ! d’Elia Kazan, deux scènes sont cultes (pour moi), elles se répondent et illustrent comment le pouvoir peut corrompre les révolutionnaires les plus intègres. Au début du film, une délégation de paysans, dont fait partie Zapata, vient réclamer le partage des terres au président dictateur du Mexique, Porfirio Diaz. Ce dernier, agacé par Zapata et ses remarques, lui demande son nom ayant repéré le perturbateur de la délégation. Plus loin dans le film, en pleine révolution Zapata, devenu chef de guerre, reçoit un soldat qui le met face à ses contradictions. On le voit alors demander aussi son nom à ce jeune révolté zélé comme l’avait fait Porfirio Diaz à son égard. En classe, cette scène me revenait en tête entre les multiplications et la lecture, quelle déception et quelle contradiction entre ma pratique et les principes et la lutte des zapatistes. Quelle que soit la culture plus ou moins militante de chacun·e, le dilemme de ne pas être en cohérence avec ses propres valeurs traverse tout professeur·e. En tout cas je suis convaincu que mes années de pratiques en PI m’ont permis de construire une vie en classe en cohérence avec mes aspirations politiques, en étant plus attentif au désir d’apprendre de chaque enfant, une classe où les élèves peuvent me remettre en question, où l’on décide ensemble des modalités de travail et des projets de classe avec des lieux de parole vraie comme disent les zapatistes. Bref penser la classe comme une expérience de transformation de son monde d’écolier… pour apprendre à transformer la société et non pas s’y insérer sans aucun sens critique.
D’après toi quelles seraient les particularités de la PI par rapport aux autres pédagogies émancipatrices ?
Depuis mon expérience de la PI, je dirais que la PI a une vision de la vie de classe colorée par les concepts de la psychanalyse, les dynamiques de groupe tout en se basant sur les techniques Freinet. Du coup, la PI apporte une analyse assez subtile des relations groupales et individuelles dans la classe et cela éclaire de façon pertinente les apprentissages et la vie du groupe. Enfin, toujours depuis mon point de vue, la PI a élaboré une méthode de travail entre adultes praticien·nes qui est fondamentale et très enrichissante pour sa pratique de classe comme pour son expérience personnelle.
Quel(s) conseil(s) – en dehors de se précipiter sur ton livre – pourrait-on donner aux collègues qui voudraient eux aussi emprunter les chemins du collectif avec leur élèves, dans leur classe ?
S’il faut donner un conseil, je dirais surtout qu’il faut se lancer et y aller avec la certitude que cela permet de se révéler à soi-même le/la professeur·e qu’on aimerait être réellement. Cela peut paraître un effort énorme peut être à la fin du livre (j’espère que non !), mais la satisfaction de trouver des pistes pour mettre en cohérence ses pratiques professionnelles et ses convictions est vraiment gratifiante. Cela peut paraître pompeux de se révéler à soi-même mais je pense vraiment que la recherche de sens et de finalités politiques de nos métiers de l’éducation est aujourd’hui un enjeu fort pour beaucoup de personnes sur le terrain.
La PI est une expérience qui fait des allers/retours permanents entre le collectif et l’individuel. Donc, pour son propre cheminement, c’est très porteur de rejoindre un groupe et de se sentir soutenu par d’autres personnes travaillant avec la même vision. C’est en vivant soi-même une dynamique collective que l’on peut bousculer ses propres pratiques et se défaire de certains conditionnements personnels. C’est ce qui est assez fou et fascinant, c’est que les chemins du collectif rassurent et bousculent en même temps, déconstruisent et affirment, bref ça maintient vivant.
Après, l’entrée en PI peut être motivée par bien d’autres dynamiques. Dans mon groupe de PI, certain·es avaient été plus amené·es à la PI par la place de la parole qu’elle permet, par la recherche permanente d’une place pour chaque élève, par la dimension psychanalytique, par les techniques Freinet… Les chemins sont multiples.
mercredi 18 novembre 2020 :: Permalien
Publié dans L’Humanité dimanche, samedi 14 novembre 2020.
Le 13 novembre 2015, il a survécu. Enseignant en collège et historien, il vient de publier le carnet de bord qui l’a aidé à tenir le coup après l’horreur. Un document intime, brut et politique.
Une minute avant le cauchemar, Christophe Naudin prenait en photo la scène du Bataclan, où se produisait le groupe Eagles of Death Metal. Il était 21 h 44. L’instant d’après, les terroristes avaient envahi l’espace, et mitraillaient la foule, dans la fosse. C’était le 13 novembre 2015, il y a donc cinq ans.
Christophe Naudin a trouvé refuge dans un cagibi, placé à droite de la scène. Son ami David a survécu lui aussi. Mais le troisième compagnon de cette petite bande, Vincent, est mort, sans doute parmi les premières victimes. Pendant plus de deux heures, Christophe Naudin est resté enfermé dans ce réduit, entassé avec des inconnus, dans la crainte d’être découvert à tout moment. Il en a été tiré, une fois les terroristes neutralisés, par la police. Il a fait l’effort de ne pas regarder autour de lui, mais certaines images intolérables se sont quand même inscrites sur sa rétine et dans sa mémoire. Comme ces morceaux de cervelle, comme ces corps sur lesquels il a dû marcher. Pourtant, quand il est rentré chez sa mère, ce soir-là, Christophe Naudin a mangé des pâtes et bu du vin, en ayant conscience d’avoir vécu l’horreur, mais sans comprendre encore à quel point ces deux heures avaient changé sa vie.
Faire face aux séquelles
Pour tenter d’y voir clair, et remettre de l’ordre dans son esprit et dans sa vision du monde, il a tenu un journal, dont il publie de larges extraits aux éditions Libertalia. Professeur d’histoire-géographie et d’éducation morale et civique dans un collège du Val-de-Marne, en région parisienne, Christophe Naudin a étudié et écrit sur l’islam au Moyen Âge et les usages politiques de l’histoire (Charles Martel et la bataille de Poitiers. De l’histoire au mythe identitaire, Libertalia 2015, et Les Historiens de garde, de Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, Inculte 2013, Libertalia 2016). Son journal raconte sa reconstruction, ses coups de gueule contre la classe politique et les médias.
Au départ, il y a ce besoin de coucher les mots sur le papier. La souffrance liée à la perte de son ami. Les douleurs physiques, sa claustrophobie depuis l’attentat. La crainte, le désespoir et l’impuissance qui rejaillissent à chaque attentat, à chaque assassinat revendiqué par Daech. En relisant régulièrement son journal, il s’est rendu compte aussi qu’il a fait de gros progrès, y compris dans sa colère. D’où la décision de le publier, « en le recontextualisant avec une postface », nous explique-t-il au téléphone. Pour partager, « afin de savoir ce que les autres victimes en pensent, et aussi montrer aux non-victimes, aux proches de victimes et aux autres des choses qu’(il) ne pourrai(t) pas formuler. Avoir des retours, même si tout ne sera pas bien compris. Certains (lui) ont déjà dit qu’(il) étai(t) un peu brutal, injuste ».
Comme si on pouvait être « juste » ou « équilibré » dans ses propos après avoir traversé une épreuve pareille, particulièrement dans un journal intime où on ne prend pas de gants avec les autres et rarement avec soi-même. C’est vrai, Christophe Naudin y va franchement. Comme il l’écrit dans sa postface, il n’est pas dans la logique « comprendre c’est pardonner, loin de là. (Il) n’(a) aucunement l’intention de pardonner, même si (…) (il) n’(a) jamais ressenti que du mépris, pas de la haine, envers les terroristes. (Il) ne pardonne pas non plus à ceux qui instrumentalisent les attentats ». Il le répète aussi à l’envi : « S’il ne faut pas écarter les raisons sociales, psychologiques et surtout politiques qui motivent plus ou moins les terroristes, il faut absolument tenir compte des motivations religieuses, d’une vision du monde et de l’au-delà qui n’est pas un refuge, encore moins un prétexte, mais un point, voire LE point fondamental de cette idéologie djihadiste. Tout s’imbrique, la vision religieuse cristallise l’ensemble et offre le point d’aboutissement, la motivation du passage à l’acte extrêmement ritualisé. » Les terroristes sont dans une extrême droite qui n’est pas nommée, et ça le dérange. Il déteste tout ce qui fractionne la société, la divise. Il s’est aussi désabonné de Charlie Hebdo, après un long compagnonnage, parce qu’il ne se retrouve plus dans la ligne éditoriale de l’hebdomadaire satirique, même s’il ne supporte pas certaines critiques infondées qui lui sont faites.
L’école, une cible de choix
Son journal s’ouvre le 5 décembre, trois semaines après l’attentat, pour se clôturer trois ans plus tard, le 16 décembre 2018. Il démarre par une réflexion qui fait froid dans le dos, à la lumière de l’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre dernier : « Après avoir visé des lieux festifs et de “perversion”, Daech voudrait à présent s’attaquer aux enseignants », écrit-il alors. Pour ces dingues très politiques, si l’on veut saper les fondements de la société française, l’école est une cible de choix, écrit en substance le professeur. Forcément, cette nouvelle attaque donne au livre « une résonance particulière », comme le reconnaît l’auteur.
Quand la nouvelle du meurtre de Samuel Paty est tombée, il n’a pas voulu « creuser ». Il est allé au cinéma avec sa compagne voir « Drunk, l’histoire d’un prof qui se bourre la gueule toute la journée avec ses élèves ». Il a réussi, ce qui est nouveau, à tenir cette actualité horrible à distance jusqu’au lendemain matin, jusqu’au journal qu’il est allé acheter. Et il a commencé à « somatiser ». « Ça m’arrive toujours quelques semaines avant les commémorations. J’ai principalement des maux de tête, je suis très fatigué. Là, j’ai eu tout ça, mais en plus fort. Avec ma compagne, professeur de lettres, nous avons eu un moment de sidération, mais ça ne nous a pas surpris, parce que la menace était là », dit-il, la gorge nouée.
Et pourtant, si ce genre d’actualité le plonge dans la douleur, Christophe Naudin va mieux. Grâce à sa compagne, rencontrée depuis l’attentat. Grâce au soutien de sa famille, de ses collègues. Mais aussi grâce à ses élèves. Qui avec « beaucoup de pudeur » l’ont soutenu, et le portent. Oui, certains sujets sont difficiles à aborder. Mais il sait aussi, par expérience, que les collégiens « ont besoin de parler, d’échanger avec les profs ». Après la mort de Samuel Paty, mais aussi, plus globalement, pour grandir.
Entretien réalisé par Caroline Constant
mercredi 18 novembre 2020 :: Permalien
Nedjib Sidi Moussa était l’invité de l’émission Signes des temps du 15 novembre 2020 sur France Culture, en compagnie de Ludivine Bantigny et Jean-François Braunstein, autour du thème « Idéologie et université : déni ou droit à la recherche ? » :
www.franceculture.fr/emissions/signes-des-temps/islamisme-et-universite-deni-ou-droit-a-la-recherche
mercredi 18 novembre 2020 :: Permalien
Publié dans L’Obs, le 13 novembre 2020.
Rescapé de l’attentat contre le Bataclan, l’historien et professeur d’histoire Christophe Naudin publie son journal. Il nous a parlé du cinquième anniversaire de l’attaque, de sa récupération politique et de Samuel Paty.
« C’est par un bruit de pétards que l’Histoire me percute », écrit Christophe Naudin. Le 13 novembre 2015, il profite du concert des Eagles of Death Metal, jusqu’à ce qu’il remarque un homme « au regard haineux » et « les flammes sortir du canon de sa kalash ». Il trouvera refuge pendant deux heures dans un cagibi, avant d’être exfiltré par le Raid. Sous le coup d’un stress post-traumatique et du deuil de son ami Vincent, avec lequel il s’était déplacé, il va coucher pendant trois ans ses réactions dans un journal intime, qu’il publie ces jours-ci. Le document, bouleversant, est aussi déroutant, ne serait-ce que par sa forme, brute, même s’il est entouré d’un avant-propos et d’une longue postface. Etrange aussi pour le fond, qui ne ressemble à aucun des témoignages de survivants publiés jusqu’ici.
Naudin parle bien de sa reconstruction psychologique et de la façon dont les traumatismes s’enfouissent dans le corps, mais ce n’est pas le centre de son texte. Il y consigne, de manière presque obsessionnelle, tous les attentats de cette période, formant une insoutenable litanie déjà menacé par l’oubli. Surtout, ce spécialiste de l’Islam médiéval et des usages politiques de l’Histoire, se réfugie dans l’analyse. Il commente le brouhaha médiatique autour du terrorisme djihadiste, et souvent le condamne, quelle qu’en soit la provenance politique. Avec les commémorations du 13-Novembre, mais aussi l’assassinat de Samuel Paty, qui exerçait le même métier que lui, il se retrouve à nouveau, malgré lui, au cœur de l’Histoire. Entretien.
BibliObs. Dans votre livre, vous écrivez appréhender le cinquième anniversaire de l’attentat contre le Bataclan. Qu’en est-il ?
Christophe Naudin. Chaque année, à cette période, j’ai des maux de tête, je suis nerveux, stressé et je dors moins bien. Cette fois, il y a eu l’assassinat de Samuel Paty qui a ajouté une forme de stress importante, parachevé par l’annulation des commémorations en raison de la situation sanitaire. J’appréhende beaucoup vendredi et cette impossibilité de se recueillir, de se retrouver surtout, entre victimes, avec mes proches et mes amis, faire la fête après, boire des coups, comme on le fait chaque année. Je vais me retrouver tout seul chez moi. J’ai pris ma journée, car je ne me vois pas retourner devant mes élèves ce jour-là comme si de rien n’était.
Ce « Journal » est un document brut, tel qu’il a été écrit entre 2015 et 2018.
Au départ, j’ai écrit ce journal pour moi, dans le but de me vider. Régulièrement, je l’ai relu, tout en continuant à écrire. J’ai compris progressivement que c’était une démarche d’historien, cette façon de prendre du recul assez rapidement sur ce que j’écrivais. Le fait de relire encore ce journal pour la publication, de le contextualiser, d’écrire une postface m’a aussi permis de réfléchir à ce que ça avait pu m’apporter a posteriori.
Vous vous interrogez beaucoup sur les « sources » qui seront utilisées pour raconter le 13-Novembre. C’est dans ce cadre que vous avez pensé qu’il était fondamental de témoigner ?
Ça fait partie de ma démarche de me livrer comme source. J’ai témoigné dans les médias, j’ai réagi sur les réseaux sociaux et j’ai participé au programme de recherche sur la mémoire du 13-Novembre piloté par l’historien Denis Peschanski et le neuropsychologue Francis Eustache. Le journal était au départ une source personnelle, mais je me suis dit que le publier de manière contextualisée pouvait être intéressant, à la fois pour moi, pour mes proches, plus largement pour ceux que ça intéresse, et, éventuellement, pour les historiens.
C’est moins un journal intime qu’un journal des attentats, que vous consignez minutieusement sur cette période.
Ça m’aidait de savoir qu’il y avait eu tous ces attentats et je sais parfaitement que si je n’avais pas écrit ce journal, comme beaucoup de monde, j’en aurais oublié une grande partie. Ça m’a servi d’aide-mémoire pour me dire qu’il n’y a pas un attentat plus important que les autres. Mais on m’a parfois dit qu’à la lecture, on sentait plus l’historien que la victime.
Vous avez étudié la récupération politique des événements historiques. Vous montrez que ce phénomène s’est enclenché après le 13-Novembre.
J’ai étudié la récupération de Charles Martel par l’extrême droite. C’était très simple. Là, c’est plus intime et plus proche. En gros, après le 13-Novembre, il y a eu d’un côté le discours islamophobe, porté par un prisme politique de plus en plus large, qui se sert des attentats pour dire que la nature même de l’Islam est violente et que les attentats le prouvent. De l’autre côté, sans les mettre dans le même sac, il y a ce que j’appelle les « entrepreneurs de l’islamophobie ». Des gens dont le combat politique sincère est la lutte contre l’islamophobie, qui cherchent à tout prix à « désislamiser » les attentats. Ils expliquent que c’est de la faute de la société, de l’impérialisme, de tout sauf de la religion, parce qu’ils ont peur de l’amalgame avec les musulmans. Ces deux visions caricaturales, mais qui sont quasiment les seules audibles dans une partie des médias aujourd’hui, clivent, empêchent de comprendre, de nuancer.
Une partie de ces discours vient de votre camp politique…
Quand ça vient d’une partie de ma famille politique, et que j’entends des gens que j’aime beaucoup et qui sont de bonne foi tomber là-dedans, c’est très décevant et énervant. De plus, on en voit les conséquences aujourd’hui. Le discours islamophobe a désormais le champ libre dans une bonne partie des médias, avec des récupérations d’attentats qui vont très loin, puisqu’on ne parle même plus d’islamistes, mais de musulmans, de réfugiés… Si les gens de ma famille politique n’avaient pas été dans le déni, dans l’aveuglement, s’ils avaient osé parler de certains sujets sans dire que ça n’existait pas par peur de l’amalgame, nous n’en serions pas là. L’un des exemples flagrants est ce pauvre David Thomson, journaliste qui avait dit presque innocemment sur un plateau de télé en 2014 que des djihadistes menaçaient la France, et sur lequel étaient tombés William Bourdon, Hanane Karimi et Raphaël Liogier. Six mois après, survenaient l’attentat contre Charlie Hebdo et celui contre l’Hyper Cacher. On nous rabâchait aussi que les terroristes étaient des « loups solitaires », des types isolés qui ne savent pas trop ce qu’ils font. Et puis arrive le 13-Novembre, avec une équipe très organisée. A chaque fois, les faits leur donnent tort. Et ils continuent à s’enfoncer dans l’erreur. Parallèlement, les islamophobes amassent.
Vous soulignez notamment que les motivations religieuses des djihadistes ont souvent été minimisées.
Une partie de la gauche ne veut pas voir l’importance de la religion, en mettant en avant la lutte contre l’impérialisme, la discrimination, etc. D’autres disent qu’il ne faut surtout pas parler de la religion, encore une fois parce que ça risque de faire l’amalgame avec les musulmans. Je pense dans les deux cas, c’est se tromper et ne pas comprendre. Ça ne veut pas dire que les motivations des djihadistes sont uniquement religieuses. La lutte contre l’impérialisme est présente chez certains idéologues, tout comme il peut exister un sentiment de rejet, de relégation sociale chez certains terroristes. Mais la religion revient toujours, ainsi que la façon de tuer. L’historien spécialiste des guerres de religions Denis Crouzet explique dans Au péril des guerres de religions que la violence extrême est quasiment spécifique à la violence religieuse. Quand l’Etat islamique décapite des gens, brûle des homosexuels ou détruit des vestiges, c’est un rituel. Si Samuel Paty a été décapité, c’est pour que son corps soit profané. D’autres types de terrorisme ne passent pas par cette mise en scène de la mort. Il ne faut pas négliger non plus la vision eschatologique, à laquelle les idéologues djihadistes croient vraiment. Se reproduit ici une certaine historiographie des Croisades, qui a pu soutenir que les papes n’étaient pas tant motivés par la religion que par le fait de conquérir des terres. Pour moi, les deux ne sont pas incompatibles.
« Daech voudrait à présent s’attaquer aux enseignants », écrivez-vous dès la première page de votre journal, une lecture glaçante à l’heure de l’assassinat de Samuel Paty. Comment y avez-vous réagi ?
Dans le bouquin, plus ça avance dans le temps, moins je réagis aux attentats. Mais là, je suis un peu revenu en arrière, parce que ce n’est pas loin des commémorations, parce qu’évidemment il était prof d’histoire, et parce que je l’ai « prédit » comme ont dit certains de vos confrères. La réalité concrète m’est revenue en pleine figure. Quelque chose que je craignais, que je savais fortement possible, est réellement arrivé, et dans les conditions que l’on sait. Ça m’a choqué, et tous les symptômes dont je parlais, quand je somatise avant le 13 novembre, ont été décuplés.
Que pensez-vous du débat sur la formation des enseignants ?
On a trop entendu, y compris de gens avec de bonnes intentions, que Samuel Paty n’aurait pas été décapité s’il avait été mieux formé. Je trouve ça honteux. Je pense qu’il était très bien formé, et même s’il ne l’avait pas été, il a été tué pour ce qu’il représente et pour le choix qu’il a fait de montrer une caricature du Prophète. Je ne dis pas qu’il ne faut pas que les professeurs ne soient pas formés, on peut s’améliorer là-dessus, mais on pourrait être des spécialistes de la laïcité qu’on se ferait décapiter quand même. Oui, il est possible d’enseigner la laïcité à l’école.
Qu’avez-vous pensé de l’hommage à Samuel Paty dans les écoles ?
C’est un gâchis total, un sabotage. A la base, ce devait être une demi-journée. Dans notre établissement, nous avions prévu deux heures pour nous réunir entre enseignants et autres personnels, pour nous recueillir et discuter de ce qu’on allait faire avec les élèves. Ensuite, on aurait récupéré les classes en binôme et écouté les élèves, en finissant par la minute de silence en hommage à Samuel Paty. Le ministère a réduit l’hommage à une minute de silence, deux jours avant la rentrée seulement. Il y a là du mépris pour tout ce que les enseignants ont préparé, mais il y a surtout du mépris pour Samuel Paty. Et pour nous, retrouver les élèves en leur parlant de la minute de silence à faire deux heures plus tard, c’est aberrant. On savait qu’ils avaient besoin de s’exprimer. La minute de silence ne leur donnait pas un espace de parole suffisant. Finalement, dans mon établissement, on a fait le mardi ce qui était prévu le lundi. Ça s’est bien passé.
Vous racontez comment vous montrez les caricatures aux élèves. Est-ce que l’assassinat de Samuel Paty vous donne envie de revenir là-dessus ?
Je sais que je ne vais pas m’autocensurer. J’ai déjà montré des caricatures cette année, à mes élèves de 4e, avec lesquels j’ai travaillé sur le fonctionnement de la justice par le biais du procès des attentats de janvier 2015. Ça permettait à la fois de parler de Charlie Hebdo, de la liberté d’expression et de l’antisémitisme avec l’Hyper Cacher. Je leur ai montré la couverture « Tout ça pour ça » de Charlie, publiée quand le procès s’est ouvert. Les élèves n’ont pas réagi plus que ça. Les années précédentes, je montrais d’autres caricatures, toujours dans le contexte du cours sur la liberté d’expression, et éventuellement quand on parle du blasphème. Ce n’était pas dans le seul but de montrer des caricatures, mais ce sont des documents que j’apprends à décrypter, au même titre que des cartes ou des textes. On entend beaucoup de politiques marteler qu’il faut montrer les caricatures, comme si on allait forcer les élèves à les regarder façon Orange mécanique. Il ne faut pas arrêter de les montrer, mais il faut le faire pour de bonnes raisons.
Est-ce que vous dites à vos élèves que vous êtes un survivant de l’attentat contre le Bataclan ? En d’autres termes, votre expérience est-elle une source pour vos élèves ?
Je ne l’ai pas caché à mes élèves pendant les trois ans qui ont suivi l’attentat. Ils ont eu des gestes très positifs, des attentions, beaucoup de pudeur et d’empathie. Depuis, si ce n’est pour les frères et sœurs d’élèves que j’ai déjà eus et qui sont au courant, je ne le mentionne pas. Depuis deux semaines et mes quelques apparitions télévisuelles, certains élèves sont venus me voir, notamment le jour de l’hommage à Samuel Paty. Mais en cours, personne ne m’a posé de question directe sur mon expérience. Les élèves cloisonnent d’eux-mêmes.
Vous racontez votre attachement à Charlie Hebdo, puis votre désintérêt. A un moment, vous envisagez même d’écrire à Riss…
J’ai lu Une minute quarante-neuf secondes de Riss, un livre très impressionnant et dans lequel il y a de très beaux passages, sur lui-même, sur ses amis morts dans l’attentat. Il y a aussi des passages violents sur les « collabos » – c’est le terme qu’il emploie. J’ai toujours adoré Charlie Hebdo, j’ai été abonné pendant plus de dix ans, j’ai rencontré plusieurs fois les membres de sa rédaction, notamment ceux qui ont été tués. J’aimais ce qu’ils faisaient, ça me faisait rire et j’étais souvent d’accord politiquement. Je ne supportais pas quand une partie de ma famille politique les considérait comme racistes et les mettait dans le même sac que les Zemmour et compagnie. En revanche, j’accroche moins à la version post-attentats. La ligne défendue est trop dans la rancune et avec un discours parfois politique, sur l’islam et pas l’islamisme, qui peut me gêner. Mais la colère, voire la haine, qu’ils éprouvent envers certains intellectuels ou journalistes, sans forcément la partager, je peux la comprendre.
Vous vous êtes constitué partie civile pour le procès des attentats de novembre qui doit débuter en janvier 2021. Qu’en attendez-vous ?
Les peines encourues par Salah Abdeslam et les autres ne m’intéressent pas. J’ai envie d’entendre la reconstitution des faits et la parole des victimes. Et le fait que ça va être filmé en fera une archive très intéressante dans quelques années, comme le procès Barbie par exemple.
Amandine Schmitt