Le blog des éditions Libertalia

Fille à pédés dans Garçon Magazine

lundi 13 janvier 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Le livre de la semaine de Garçon Magazine, 31 décembre 2019.

Publié aux éditions Libertalia, Fille à pédés nous plonge dans une biographie intime autour de l’auteure elle-même Lola Miesseroff. À coup d’anecdotes personnelles et d’épisodes contextualisées, c’est une œuvre pleine d’histoires et chargé d’histoire qui nous est contée.

« Beaucoup de femmes ont eu une enfance rangée ou dérangée, la mienne aura plutôt été de l’espèce dégenrée. » Sur cette phrase forte et significative, Lola, Hélène de son vrai nom, Miesseroff, plante le décor de son histoire personnelle, unique entre toutes. « Né à l’automne de l’an 1947 », l’auteur met en abîme une complète éducation de l’enfance à l’âge de raison, entourée par des hommes : Micha, Ahmed Salah Boulgorah dit « Boule » jusqu’à ses plus intimes amis et amants Diego, Christian, Martin, Teddy ou encore Elian. C’est le point de départ d’un long récit dont la finalité est la consécration d’une étiquette qui lui collera à la peau toute sa vie, Fille à pédés.
Au fil de la trame de son livre, Lola Miesseroff manie avec intelligence les codes sociaux, politiques et identitaires pour mieux les détourner. À tel point que la non-normalité, pourtant atypique et stigmatisante à son époque, est banalisée. La nudité, qu’elle a expérimentée avec ses parents, devient alors une pratique commune, au même titre que l’échange des noms entre chaque sexe, faisant d’une Monique un garçon et d’un Richard une fille, et du rapport à la sexualité et au genre. Toute la magie s’opère alors, sensible au lecteur, portée par l’immersion dans la vie d’une petite fille, puis jeune femme et dame d’âge mûr en avance complète sur son temps.

Lola, (au) cœur de l’histoire
Intimement liée à une existence faite de libertés, Fille à pédés est aussi l’histoire d’une femme militante, souvent avec les hommes et parfois contre les femmes. Dans un rythme effréné, Lola Miesseroff balaie toutes les actions coup de poing du revers de sa divine plume : révoltes de Mai 68, premières émeutes du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) en France, droit à l’avortement, lutte contre l’homophobie, dénonciation des morts liées au sida et même l’union homosexuelle.
Tel un reflet dans le miroir, Lola Miesseroff est également la spectatrice de son époque, consacrant une divine plongée du lecteur par-delà son regard, ainsi placé aux premières loges. Sans rien oublier, l’auteure passe au crible tout élément qu’elle juge d’importance majeure. Elle y parle des premières « folles de Paris », de la popularisation des pissotières au sein de la population gay masculine, des apprentis gigolos, des travestis et même des personnes trans. Le clou final, un savant mélange entre passé et présent, interconnecté entre de nombreux flashbacks immersifs. Un pur délice.

Aldric Warnet

L’Homme sans horizon dans Alternative libertaire

lundi 13 janvier 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Alternative libertaire (janvier 2020).

« Pourquoi ne pas rendre la vie habitable ? »

Cette citation, placée en exergue du livre de Joël Gayraud résume parfaitement ses réflexions. Un curieux ouvrage qui sitôt ouvert, semble se refermer sur nous et nous plonger dans un monde clos, sans horizon : notre monde.
Ouvrage pessimiste, loin s’en faut. Invitation, à imaginer, à rêver la société du bonheur, non une société parfaite, mais l’inachevée, l’imparfaite en continuelle mutation.
Ce livre se fonde sur ce constat : désormais, nous vivons dans un monde de clôtures : géographique (absence de terres inconnues), écologique (du fait de la déraison économique et du pillage des richesses naturelles), historique (du fait de la dominance mondiale d’un système : le capitalisme qui dicte ses lois à travers la planète. L’humain est enfermé dans un perpétuel présent où le passé n’est qu’une forme préorientée du présent et le futur ne fait sens que comme reproduction et amplification du présent.
Cette triple clôture interdit tout horizon d’évasion à l’humain qui évolue dans une « prison sans barreaux » qui incise nos vies.
Cette perte d’horizon est lourde de conséquences sociales. Elle signifie « l’oblitération de toute visée collective aspirant à un au-delà de la société actuelle ».

Parmi ces clôtures, l’auteur va opérer un distinguo entre d’un côté celles qui sont objectives et indépassables : la géographique et l’écologique et celle qui est subjective : l’historique. Les limites terrestres s’imposent objectivement à l’humain, tout comme les effets nocifs de l’économie capitaliste sur l’environnement, imposant des dégradations de plus en plus rapides et une altération irrémédiable de la nature. Il en va autrement de la clôture historique, purement subjective, expression « du désir et du postulat des maîtres de la société qui l’imposent, tel un dogme au reste de l’humanité… »

Tout le propos du livre est une invitation à faire bouger les lignes d’horizons et pour ce faire, l’auteur va s’ingénier à dessiner les lignes de fuites possibles. Invitant les mémoires sociales de la Révolution française, de la Commune, des Soviets libres, de Cronstadt, de la Makhnovchtchina ou de l’Espagne libertaire, Mai 1968 ou encore, les mouvements féministes et anticolonialistes ; autant de fenêtres ouvertes temporairement sur l’horizon d’une société émancipée…

Les fenêtres ouvrent l’horizon, elles le créent. Ce sont des brèches dans le temps, des ouvertures sur l’imaginaire et le rêve.
L’auteur mêle adroitement philosophies et poésies. Il invite des théoriciens critiques mais également des poètes pour composer un tableau cosmopolite et dévoiler l’horizon.

À l’heure où l’horizon semble bouché, la survie de l’espèce étant posé, cette rêverie, non solitaire mais collective est plus que salutaire. L’imaginaire subversif se doit d’être au rendez-vous, sous peine de voir, de nouveau se dessiner à l’horizon, de funestes perspectives de barbaries.

Dominique Sureau (UCL Angers)

Plutôt couler en beauté dans Marianne

lundi 13 janvier 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

paru dans Marianne, 13 décembre 2019.

Nous vivons une époque paradoxale. Les progrès de la science et des techniques permettent de produire plus de richesses que jamais. L’humanité dispose désormais des moyens qui permettent à tous les hommes qui la composent de s’accomplir.
Or à quoi assistons-nous ? La planète Terre est en péril. Réchauffement climatique, dette écologique, disparition de nombreuses espèces, menaces sur les équilibres des écosystèmes. En même temps, le capitalisme financier exulte en déconstruisant méthodiquement les services publics et les solidarités redistributives. L’individualisme au mépris du lien social, la volonté obsessionnelle de parvenir « parce que je le vaux bien », s’accommode d’îlots de pauvreté, de misère. Anticipant la mondialisation capitaliste, Marx disait qu’elle allait noyer l’humain dans « les eaux glacées du calcul égoïste ». Et il faisait remarquer que le capitalisme épuise la Terre autant que le travailleur. Nous y sommes, en une sorte d’effondrement où se lient la catastrophe écologique et la destruction de la justice sociale.
C’est d’une telle situation que traite le remarquable ouvrage de Corinne Morel Darleux, joliment intitulé Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce (Libertalia).
L’auteure le fait de façon originale, avec un grand bonheur d’expression : « J’ai envie d’un livre d’intuitions qui donne à penser tout en laissant des espaces de liberté et de fiction. » C’est réussi. Son livre n’a que 100 pages, mais quelle richesse thématique !
À la fois poétique et philosophique, sensible et rationnel, il mêle récits et réflexions à la première personne. Quelle vie voulons-nous vivre ? La question interpelle le lecteur sans le brusquer, mais sans transiger avec le souci de lucidité. Elle cite René Char : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. »

« Homme libre toujours tu chériras la mer »

Le livre s’ouvre sur une sorte de récit parabole. Le navigateur Bernard Moitessier est en train de gagner une course autour du monde, et, au moment de s’engager dans la dernière étape avant la victoire, le prix et la gloire, le voilà qui change de route. Cap vers le Pacifique. Une conversion, au sens strict : prendre la direction opposée. Vers une autre vie. « Un pas intérieur », écrit Corinne Morel-Darleux.
Bien des objections pourraient être faites à ce choix. Mais elles n’ont pas de poids quand il s’agit de choisir sa vie, son mode d’accomplissement. L’argent, la gloire, la concurrence d’une société si affairée qu’on en oublie de vivre, inversent moyens et fins. De cette société, « parvenir » est le maître mot.
Moitessier ne reviendra pas dans cette société-là, si peu sociale et si peu attentive à la nature.
La mer est devenue son élément, comme l’est le grand tout de la nature dont chaque être humain est une partie. Corinne Morel Darleux cite Spinoza, qui rejette la superstition de l’abstinence : la diversité des plaisirs va de pair avec la juste mesure, opposée à l’ubris. « Rien de trop. » Le cosmos est ordre et mesure, et l’humanisme naturaliste se met en phase avec lui. Le peu et le mieux sont aux antipodes d’une économie déshumanisée, qui juxtapose l’opulence et la misère. « Pas d’écologie intérieure sans conscience de classe. » La formule est parfaite, elle résume l’écosocialisme.

À l’horizon, une vie en société, certes. Mais aussi en nature où l’homme se découvre partie d’un tout qui ne fait pas que le nourrir et l’héberger. L’osmose organique avec l’élément nature a quelque chose de sensuel et d’irremplaçable. Une source de vie que Bachelard analysa comme une poétique des éléments. L’eau, l’air, le feu, la matière polymorphe, composent le monde dont nous sommes partie prenante mais aussi partie pensante, responsable, appelée désormais à l’urgence d’une inévitable refondation. Celle-ci devra mêler la justice sociale et la refonte écologique, comme le suggère si bien la notion d’ « écosocialisme ».

À la croisée de l’humanisme et du naturalisme.

La conscience de l’effondrement qui nous guette si nous ne réagissons pas ne se fonde pas sur une observation extérieure à son objet, mais sur une intuition intime où la nature se fait conscience de soi en moi.
Pour l’heure, sachons vivre le présent, le seul temps qui nous appartienne. Carpe Diem. Épicurienne, Corinne Morel Darleux l’est pour « toutes et tous ». Le « rien de trop » devrait s’appliquer au plus vite à ceux qui regorgent du superflu.
« Notre société déborde de trop plein, obscène et obèse, sous le regard de ceux qui crèvent de faim. »
Le livre de Corinne Morel Darleux fera date.

Henri Pena-Ruiz

Les Pirates des Lumières dans Reporterre

mardi 24 décembre 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur Reporterre, le 24 décembre 2019.

Libertalia,
l’utopie libertaire née des pirates et de femmes libres

L’anthropologue David Graeber, dans Les Pirates des Lumières ou la véritable histoire de Libertalia, s’intéresse à cette utopie en actes et aux raisons de sa réussite. Notamment par la grâce d’une alliance avec les femmes malgaches et celle de la multiplicité des expériences qu’elle engendra.

Qui mieux que les éditions Libertalia pour publier un ouvrage sur le mythe de Libertalia ? Dans la préface à son nouvel ouvrage, l’anthropologue anarchiste étatsunien David Graeber, auteur de Pour une anthropologie anarchiste (Lux, 2006), Dette, 5 000 ans d’histoire (Les liens qui libèrent, 2013) ou encore Bureaucratie, l’utopie des règles (Les liens qui libèrent, 2015), revient sur la genèse de son projet : « Le mythe de Libertalia, utopie pirate en actes, est resté une source inépuisable d’inspiration parmi la gauche libertaire. On y a toujours eu le sentiment que, même si elle n’avait jamais existé, elle aurait dû exister […] et qu’une sorte de promesse rédemptrice, le rêve d’une véritable alternative, se trouvait aux racines les plus profondes de ce qu’on allait nommer les Lumières. »
Mais Graeber, fidèle à son esprit de déconstruction des concepts — jusqu’alors libéraux (la dette, la bureaucratie corporate) —, applique la même méthodologie à une légende libertaire pour mieux en montrer les soubassements et, surtout, son processus historique. Bien plus intéressante que l’utopie de Libertalia est le foisonnement de communautés utopiques issues du métissage des pirates européens et des femmes malgaches sur la côte nord-est de Madagascar au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. Pour reprendre les mots de l’historienne française Michèle Riot-Sarcey à propos de l’expérience révolutionnaire de 1848, Graeber traque dans les rares archives sur le sujet « le réel de l’utopie », c’est-à-dire la mise en œuvre en actes de ces utopies métissées. À l’heure où, en France et partout dans le monde, chaque mouvement revendique la fameuse « convergence des luttes », (re)découvrir la première expérience des Lumières en y saisissant les rapports de forces et les alliances d’intérêts apporte de nouvelles perspectives stratégiques pour les conflits contemporains.

La geste épique de Ratsimilaho, fils d’un pirate et d’une Malgache
Mettre en pratique des utopies signifie tout d’abord négocier avec les pouvoirs locaux. Graeber brosse un panorama politique de la Grande Île à la fin du XVIIe siècle, quand les élites malgaches s’appuyaient sur les pouvoirs spirituels des « étrangers de l’intérieur » — les Antaimoro originaires d’Afrique de l’Est, les juifs yéménites Zafy-Ibrahim ou encore les réfugiés chiites Zafiraminia. Les pirates européens sont venus peu à peu supplanter ces derniers en s’alliant avec les femmes malgaches. L’un des premiers chamboulements dans l’ordre social malgache provoqué par l’irruption des pirates a en effet consisté en « une révolution sexuelle contre les enfants d’Abraham », soit la promotion de femmes indépendantes. Habiles au commerce, elles tirèrent parti de leur union avec des étrangers férus d’égalitarisme pour s’arracher au contrôle de la sexualité féminine imposé par les précédents groupes spirituels et donner naissance à de véritables « cités des femmes », comme Tamatave, sur la côte nord-est.
Mais avoir des intérêts communs ne génère pas nécessairement d’alliances. Il faut pour cela ruser. Et Graeber de retracer la généalogie romanesque « de magie et de mensonges, de batailles navales et de princesses enlevées, de révoltes d’esclaves et de chasses à l’homme, de royaumes de pacotille et d’ambassadeurs imposteurs, d’espions et de voleurs de joyaux, d’empoisonneurs et de sectateurs du diable et d’obsession sexuelle, toutes choses qui participent des origines de la liberté moderne » et dont l’analyse historique d’une construction utopique doit tenir compte. De même que l’historien de l’avenir s’attachera aux détails de nos luttes actuelles — la circulation internationale des techniques des front-liners hongkongais pour éteindre les grenades lacrymogènes ou encore le Gilet jaune français devenu emblème mondial de la dernière phase insurrectionnelle —, l’historien d’aujourd’hui ressuscite ces mélanges de pratiques, car ils sont ce que les communautés utopiques ont de plus tangible.
Au terme de l’ouvrage et de la geste épique de Ratsimilaho, fils d’un pirate et d’une Malgache, on découvre l’égalitaire confédération betsimisaraka, dont le nom a valeur de programme : « ceux qui ne se séparent jamais »« ceux qui restent solidaires ». Première expérience des Lumières aux yeux de Graeber, née de l’union du mode de vie pirate, de l’indépendance des femmes malgaches et de la révolte des malata (les enfants métis, comme Ratsimilaho) contre les autorités en place, elle nourrira par la suite l’imaginaire intellectuel européen et les réseaux révolutionnaires mondiaux, comme l’ont montré les ouvrages de Peter Linebaugh et Marcus Rediker sur les circulations océaniques. Par la suite, l’historiographie européenne réduira malheureusement cette expérience politique fondatrice à un fantasme, n’en retenant que le rôle des pirates et en écartant celui des femmes malgaches. Fort heureusement, Les Pirates des Lumières exhume leur rôle essentiel et démontre en quoi une insurrection réussie l’est d’abord parce qu’elle a su lier des groupes sociaux.

Maxime Lerolle

Portrait de Maurice Rajsfus dans Libération

lundi 23 décembre 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Libération, 22 décembre 2019.

Maurice Rajsfus, encyclopédie des violences policières

Maurice Rajsfus. Photo Frédéric Stucin pour Libération


Maurice Rajsfus. Photo par Frédéric Stucin pour Libération.

Le journaliste, dont les parents dénoncés par un policier voisin sont morts en déportation après la rafle du Vél d’Hiv, a documenté les dérives des forces de l’ordre bien avant les gilets jaunes, de Mai 68 à 2014. À 91 ans, il veut transmettre ses archives.

Les fiches bristol sont si serrées dans leur boîte en plastique qu’il peine à les sortir. Maurice Rajsfus feuillette certains des articles qu’il a, sur plus de quatre décennies, soigneusement découpés et collés sur chacune de ces feuilles cartonnées : « Tous les soirs, quand je rentrais de mon boulot, je m’attaquais à ça. » L’homme de 91 ans sait ce qu’il cherche – un article du 4 mai 1979 – mais ne le retrouve pas. Il s’attarde donc sur d’autres fiches, d’autres faits.
Assis à la petite table du salon-cuisine de son appartement de Cachan (Val-de-Marne), il se replonge dans la presse de la fin des années 1970. Maurice Rajsfus tombe sur un article au titre lapidaire : « S’estimant menacé, un policier tire : un mort. » Ailleurs, on lit : « Un inspecteur de police est arrêté après un hold-up. » Ou encore : « Un journaliste de Libération tabassé par des policiers. » De 1968 à 2014, Maurice Rajsfus, mi-moine mi-fourmi, a minutieusement archivé tous les articles relatant les dérives policières. Une compilation qui témoigne d’un fait : l’usage abusif de la force ne date pas du mouvement des gilets jaunes. Ce travail colossal, entreposé dans une pièce dédiée de son appartement, pourrait bientôt partir à la poubelle. Personne ne s’est manifesté pour prendre le relais et faire vivre cette mémoire des délits et crimes policiers.

« Historien de la répression »

C’est peu de dire que l’homme entretient à l’égard des forces de l’ordre une certaine animosité. Elle l’amène par exemple à considérer que « la police de la République n’a jamais été républicaine ». De quoi faire bondir jusqu’au chef de l’État, qui récuse depuis des mois l’expression même de « violences policières » : « Ils peuvent récuser tout ce qu’ils veulent. La violence policière, elle est dans l’ADN du policier. Quand il y a des brutalités sans nom, on nous dit simplement qu’ils ont effectué des gestes enseignés en école de police. » Les titres de ses livres parlent d’eux-mêmes : La Police hors-la-loi, Les Mercenaires de la République ou encore Je n’aime pas la police de mon pays. C’est peu de dire, aussi, que l’homme a ses raisons. Le matin du 16 juillet 1942, le jeune Maurice – âgé de 14 ans – et sa famille sont arrêtés chez eux par deux policiers. L’un d’eux, patronyme Mulot, est leur voisin de palier. C’est la rafle du Vél d’Hiv : 13 000 Juifs embarqués par les forces de l’ordre françaises sur commande du régime nazi. Moins d’une centaine survivra à la déportation. Maurice Rajsfus et sa sœur devront leur vie à un ordre qui permettra la libération des enfants français âgés de 14 à 16 ans. Et surtout à leur mère, qui leur dira « partez de là », quand d’autres garderont leurs enfants auprès d’eux. Ses parents, Juifs polonais qui vendaient des chaussettes à Aubervilliers, ne reviendront pas.

Toute sa vie, Rajsfus a travaillé sur cette période, tentant même, en 1987, de recontacter l’ex-policier Mulot – lequel lui a répondu sèchement, lorsqu’il l’a eu au téléphone : « Ça ne m’intéresse pas. » En 1997, c’est son passé qui l’a rattrapé : parce que son premier livre s’intéressait au douloureux sujet de la collaboration de certains Juifs avec le régime de Vichy, la défense de Maurice Papon l’a convoqué au procès de l’ancien préfet responsable de la rafle ayant emporté sa propre famille. Une démarche recelant « quelque indécence » qui a motivé une fin de non-recevoir : « J’ai écrit une belle lettre au président du tribunal en disant : “Envoyez-moi les gendarmes. Ça sera bien de voir un rescapé de la rafle du Vél d’Hiv, fils de victimes, être obligé de témoigner en faveur d’un complice des bourreaux.” » Maurice Rajsfus a finalement été dispensé.

Maurice Rajsfus a choisi de régler ses comptes avec les forces de l’ordre autrement qu’en jetant des pavés lors de manifestations. Pendant quarante-six ans, il a préféré collectionner tous les éléments qui dressaient le portrait d’une police française à la dérive, loin des grands principes censés guider son action. Une mission qu’il s’est donnée alors qu’il était encore journaliste, se transformant en « historien de la répression » chaque soir pendant une heure. Ça a débuté en Mai 68 : « C’était le lendemain du 3 mai, le jour des premiers heurts à la Sorbonne. Je me rappelle, j’avais mon bureau dans le canard où je travaillais. Je prends le métro et, arrivé à la station Saint-Michel, les portes s’ouvrent avec une odeur de lacrymo épouvantable et des gens la gueule en sang. Le lendemain, on a commencé à parler de ça. C’est là que j’ai commencé à découper les journaux. »

À ce moment Maurice Rajsfus a 40 ans, mais se sent rajeunir de moitié : « Ma fibre militante, qui m’avait abandonné, m’a repris. » Ce passé engagé remontait à l’enfance et sa fréquentation d’une colonie de vacances communiste de l’île de Ré où, quand le cuistot amenait sur le chariot du rab de frites le dimanche, tout le monde chantait L’Internationale. Abonné par ses parents « de gauche » à l’illustré Mon Camarade, le jeune Maurice a passé plusieurs repas à jouer aux billes sous la table, laissant traîner son oreille pour écouter son père et ses oncles débattre de grands sujets politiques. Huit jours après la Libération de Paris, il adhère aux Jeunesses communistes, dont il sera viré en 1946, soupçonné d’être un « provocateur policier » en raison de ses divergences de vues. « C’était l’époque où, quand on n’était pas dans la ligne, on était forcément un flic . » Aujourd’hui, Maurice Rajsfus se définit comme libertaire.

« Utopie moyenne »

Durant trois quarts de siècle, l’homme a connu tous les états de la police française. Et, de Vichy à Mai 68, il souligne une continuité : « À la Libération, deux ou trois flics, reconnus comme d’importants tortionnaires, ont été fusillés, mais il n’y a pas eu de procès de la police française. Certains policiers ont d’ailleurs participé, ensuite, à la répression des Algériens en 1961, puis à celle de Mai 68. »

En 2019, Maurice Rajsfus ne fait plus de fiches, mais il suit tout : la grave blessure de Geneviève Legay à Nice, la mort de Steve Caniço à Nantes, les visages de militants écolos aspergés de lacrymo sur un pont parisien, les agents mis en cause dans des affaires de violences distingués par le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner… Il en parle avec un certain détachement, comme si ces faits n’avaient rien de remarquable au regard de ce qui les a précédés et de ce qui les suivra forcément. Pour lui, il ne s’agit pas de « dérapages », de « bavures », mais de méthodes. Une question se pose alors : de ce point de vue, la police peut-elle être utile ? À défaut d’atteindre l’« utopie géniale » d’une société qui s’en passerait, Maurice Rajsfus théorise une « utopie moyenne » dans laquelle la police ne serait pas une carrière : « On pourrait y entrer pour cinq ans. On n’aurait pas le temps de prendre de mauvaises habitudes, puis on retournerait à d’autres corps de la fonction publique. »

Avec toutes ses fiches, Maurice Rajsfus a fait du « journalisme de données » bien avant que le terme ne soit à la mode. Tous ces faits accumulés, il les a analysés dans des livres, passant au crible chaque ministre de l’Intérieur depuis Raymond Marcellin (1968-1974). Il a multiplié les publications, notamment après sa retraite en 1988. Président pendant un temps du collectif antiraciste Ras l’front, il a aussi cofondé, en 1994, l’Observatoire des libertés publiques, accompagné d’un bulletin mensuel ensuite repris sur Internet, « Que fait la police ? » Pendant toutes ces années, dit-il, « je n’ai jamais eu de problème avec personne : ni la préfecture, ni le ministère. J’ai juste eu des problèmes avec les flics dans les salons du livre ». Mais de cette époque, il garde le sentiment que le mouvement qu’il portait n’a jamais acquis l’importance nécessaire à une véritable remise à plat des pratiques policières : « Personne n’a pris le relais. Il y a des gens qui aiment bien en parler, mais qui ne veulent pas se mouiller. »

Monnaie courante

Pendant qu’on parlait, Maurice Rajsfus a enfin retrouvé l’article du 4 mai 1979 qu’il cherchait : « Les trois policiers agressés auraient lancé des bouteilles sur les CRS. » Il est illustré par la carte d’un commissaire de police. Les faits se sont déroulés lors d’une manifestation de métallurgistes en grève : « À l’époque, les gens du Parti communiste faisaient la chasse aux gauchistes. Ils ont vu un homme lancer des pavés et ont donc cru que c’en était un. » L’homme est fouillé et démasqué. Les militants mettent la main sur sa carte de police. «  Ils l’ont gentiment fournie à la presse », raconte Rajsfus, ajoutant que les infiltrations de policiers dans les mouvements sociaux étaient monnaie courante à l’époque. En 1968 par exemple : « Le 14 juillet, tout était rentré dans l’ordre depuis que De Gaulle avait rétabli l’accès aux pompes à essence. Mais à la fontaine Saint-Michel, un petit groupe chante L’Internationale. Un car de flics arrive et embarque tout le monde, en laissant le chef de chœur. C’était un flic. Il avait apprivoisé les autres. Des histoires comme ça, il y en avait à la pelle. »

Il y en avait tant et tant qu’au fil des ans, les boîtes de fiches bristol se sont multipliées. Aujourd’hui, forcément, elles prennent bien plus de place que des tableurs Excel. Maurice Rajsfus les a rangées et classées dans le bureau du fond de son appartement, où il habite seul depuis le début de l’année 2019 et la mort de sa compagne, avec qui il a vécu plus de cinquante ans.
Constellés d’affiches et chargés de babioles, les murs et les étagères de ce petit musée racontent une existence militante où se sont mêlés le rire et la gravité, l’amitié et les conflits. Maurice Rajsfus désigne la photo punaisée en noir et blanc d’un garçon souriant à vélo : « C’est moi. » Aujourd’hui, quatre-vingts ans plus tard, il a en tête qu’il va bientôt quitter ce monde. Ni ses enfants ni ses petits-enfants n’ont montré d’intérêt pour reprendre son œuvre. Quant aux universitaires, il en a rencontré, mais aucun n’a donné suite. Laissant Maurice Rajsfus avec la crainte que tout son travail parte à la benne.

Frantz Durupt , Ismaël Halissat Photos Frédéric Stucin