Le blog des éditions Libertalia

Hommage au Rojava, extrait

jeudi 10 septembre 2020 :: Permalien

Extrait d’Hommage au Rojava, p. 243-251.
Prépublié sur le site lundi.am.
Photographie de Yann Levy.

Photographie de Yann Levy
Photographie de Yann Levy.

Tîrêj, Italie
La guerre contre Daech et les baisers dans les films

J’étais à l’académie militaire des YPG en mai 2016, assis à côté d’une Européenne qui était en Syrie depuis longtemps et possédait presque parfaitement la langue kurde. Un commandant s’est approché d’elle et lui a parlé. Il a évoqué « Gabar l’Australien » et quand il est parti je lui ai dit que je le connaissais. Elle n’a pas répondu. Cette fille était parfois distante. Dans la révolution on ne parle que des choses essentielles et la plupart du temps on se tait. Pourquoi ? Parce que, comme je l’ai découvert, la révolution, c’est la guerre.
J’avais fait la connaissance d’heval Gabar à Shaddadi deux mois auparavant. La ville venait d’être libérée de Daech et j’étais là pour réaliser un reportage sur le front. Je n’avais pas de traducteur. Le commandement m’a envoyé Gabar dont l’anglais était la langue maternelle. Il est venu vers moi dans son uniforme, son keffieh coloré sur les épaules et ses belles bottes de désert dérobées à l’ennemi.
« Je viens d’Australie » m’a-t-il dit en me serrant la main. Je trouvais qu’il avait un accent bizarre. « Tu es kurde ? », lui ai-je demandé. « Moitié-moitié » m’a-t-il répondu avec ce demi-clin d’œil dont je découvrirais par la suite qu’il lui était familier.
Il paraissait 50 ans. Je ne pouvais pas encore savoir qu’il n’avait pas de sang kurde. Il était totalement australien mais sa réponse faisait allusion à un fait existentiel. Quelque temps après j’ai parlé de lui avec un volontaire anglais : « Gabar était avec nous, les internationalistes, depuis le début mais ensuite il s’est de plus en plus détaché et lié aux Kurdes. C’est avec eux qu’il a trouvé sa dimension. C’est comme s’il avait disparu avec eux dans le désert. » Le voyage en voiture vers le front a été agréable et touchant.
On ne reste pas indifférent au désert syrien, à ses enfants bergers, à sa poussière, aux checkpoints continuels, aux regards des femmes dans les villages, aux carcasses des voitures de Daech abandonnées le long de la route.
Gabar et moi nous sommes tout de suite très bien entendus. Nous avons développé une entente toute « occidentale ».
Notre humour se fondait sur les compliments, dont je tairai la nature, envers nos pays respectifs et s’accompagnait de considérations sur le Rojava. « Tu aimes la Syrie ? » m’a-t-il demandé. Je ne savais pas quoi répondre. Lui, il l’aimait beaucoup. « J’aime combattre Daech. J’aime les Kurdes. Ceux de Daech veulent aller au paradis et on est là pour les aider. » Il avait servi douze ans dans l’armée australienne sans jamais avoir été impliqué dans une mission. Mais c’est au Rojava qu’il avait appris son activité principale : reconnaître et désamorcer les mines. Telle aurait été sa mission si son pays était entré en guerre, mais c’était maintenant pour les YPG qu’il l’effectuait. Il se plaignait du fait que ses amis kurdes voulaient le protéger et ne lui permettaient pas d’aller chercher les mines autant qu’il le souhaitait.
Un jour, pour leur faire comprendre qu’il ne voulait pas être privilégié, il s’est aventuré tout seul derrière les lignes ennemies, en cachette, et il a désamorcé plusieurs mines en quelques heures. « Quand je suis rentré ils m’ont dit que si je recommençais ils m’arrêteraient ; mais ils ont bien compris le message. » Il a agi de cette façon car, le jour précédent, la voiture dans laquelle se trouvait un de ses amis avait sauté sur un engin explosif. Daech a jonché de pièges mortels les provinces de Hassaké, Raqqa et Deir ez-Zor. « J’ai dû rassembler les parties de son corps dans un rayon de 50 mètres et les mettre dans un sac en plastique. Le lendemain j’ai échappé à la surveillance de mes amis et je suis allé déminer la zone. » Il donnait l’impression de ne pas se soucier de lui-même ; de n’attacher d’importance qu’à « la Syrie ». Il disait aussi que désormais il avait fait son temps, que trop de jeunes mouraient dans cette guerre.
Il avait laissé un fils d’un peu plus de 20 ans en Australie. Il était divorcé. « Je te souhaite de ne jamais passer par un divorce. » Il voulait revoir son fils, cela faisait plus d’un an qu’il était au Rojava.
Il avait un problème : « Il y a quelques mois, on s’est retrouvés dans une fusillade contre Daech, dans un village. L’ennemi était à 40 mètres. Nous avons dû reculer et j’ai perdu mon sac à dos avec tout mon argent et mon passeport. J’ai été stupide. » Sans passeport, il ne pouvait pas rentrer chez lui. « Je suis allé en Irak et j’ai appelé les bureaux. Ils m’ont dit : “Vous êtes parti en disant que vous alliez en vacances en Turquie mais vous êtes en Syrie illégalement depuis un an et maintenant vous voulez un passeport en Irak. Débrouillez-vous.” » Les fonctionnaires l’ont peut-être trouvé marrant. Un autre YPG australien avait été arrêté à son retour quelques mois auparavant, accusé de terrorisme.
Il en avait profité pour rester un peu plus. « Ceux de Daech, ce ne sont pas des soldats. Ils n’ont pas d’honneur, pas de Dieu. La religion n’a rien à voir : quel Dieu peut permettre de tuer et violer des enfants ? Ce sont juste des bêtes. » Nous étions sur le toit d’un poste de garde, l’ennemi au loin. Berxwedan, qui était kurde, a dit qu’ils n’étaient pas des bêtes, qu’il était possible de les rééduquer. Gabar a fait une grimace et m’a dit avec son sourire malicieux et en clignant légèrement de l’œil : « Les YPG sont trop bons. » Nous avons passé tout l’après-midi à rire et à plaisanter. C’était ma première fois sur le front. Gabar me disait : « Si tu entends arriver un obus de mortier, jette-toi par terre le plus vite possible. » Je lui ai montré que je savais monter et démonter une arme. Il m’a demandé si je voulais aller faire un tour avec lui et m’entraîner à tirer. Comme toujours, j’ai répondu : « Je tirerais si j’étais dans les YPG, mais je suis journaliste. »
« Pourquoi tu ne t’enrôles pas ? Tu m’as l’air d’être fait pour ça », m’a-t-il dit tout d’un coup. Je lui ai dit pourquoi je ne l’avais pas fait, mais je ne lui ai pas dit que je cherchais le courage de le faire. Il a eu du respect pour ma réponse. Je lui ai demandé s’il croyait en Dieu et il a eu l’air sombre, bizarre, presque comme s’il se sentait coupable ou qu’il avait de mauvais souvenirs. « Non. Avant, oui. Plus maintenant. » Et la révolution, ça t’intéresse ? « Je ne suis pas là pour la politique, seulement contre Daech. » Mais il n’y a rien qui t’intéresse dans les réformes que les Kurdes sont en train de faire ? ai-je insisté. « C’est leur pays, ils ont raison de les faire. Mais tu n’as pas vu ce qui se passe sur leurs chaînes de télévision quand les personnages d’un film vont s’embrasser ? Ils coupent la scène ! » J’avais effectivement remarqué cela, même sur les chaînes de télévision kurdes du mouvement. Je trouvais que c’était une obsession absurde par rapport à ce qui était en train de se passer. « C’est pour ça que moi, cette révolution, je ne veux pas m’en mêler », a-t-il conclu sérieusement.
Il était vraiment sérieux. Il se montrait sceptique quant à la révolution du Rojava à cause des baisers censurés dans les films et ne cherchait pas à comprendre. Là, il m’a vraiment surpris. Il était clair que la révolution devait procéder en respectant l’époque et les codes du lieu, comment ne pouvait-il pas s’en rendre compte ? Une révolution en Australie aurait fait la même chose et c’est ce qu’elle fera, quand elle arrivera. Malgré l’amour que Gabar portait aux Kurdes et à leurs batailles, malgré sa volonté de disparaître avec eux dans le désert en « combattant pour le peuple » et en s’éloignant de tous les Occidentaux, il ne s’était pas départi de son intransigeance sur l’idée de liberté, liée à la culture spectaculaire et capitaliste du monde dont il venait, ni de son indépendance de vues par rapport au contexte où il se trouvait, ou du moins de celle qu’il devait ou voulait concevoir ainsi. Quand je lui ai dit au revoir, il était très fatigué d’avoir traduit pour moi toute la journée. J’ai fait une belle photo de lui avec un ami important. Elle lui a beaucoup plu et il m’a dit qu’il fallait que je trouve un moyen de la lui faire parvenir. Il a conclu : « Mais je sais qu’on va se revoir, si tu restes ici. »
Lorsque j’étais à l’académie, des mois plus tard, et que j’attendais d’aller sur le front, je parlais souvent de Gabar, l’Australien que j’avais connu. J’espérais le croiser de nouveau, j’en étais même convaincu. J’attendais de le voir et de lui dire en souriant : « T’as vu, je suis entré dans les YPG. » Un jeune Européen l’avait rencontré récemment. Il a dit qu’il était retourné en Irak pour tenter de résoudre son problème de passeport, mais que c’était insoluble. Il avait de nouveau rebroussé chemin. Il ne savait pas comment faire pour prendre une pause et sortir de Syrie pour revoir son fils. Le lendemain, j’ai été convoqué sur un poste par le commandement. Ils m’ont posé des questions bureaucratiques, ont pris une photo de moi dont ils se serviraient au cas où je mourrais, et m’ont demandé si j’avais un nom de combat. J’en avais déjà un. Ils m’ont dit qu’il en fallait deux. L’instructeur a dit : « Gabar ». J’ai dit « OK » en souriant. Je pensais au moment où je lui dirais que nous avions même un nom de guerre en commun, avant de recommencer à plaisanter sur AC/DC et Kylie Minogue.
Il m’avait promis de m’accueillir en Australie, un de ces jours. C’était un bon plan. Je me serais fait de super vacances. Mais pour le moment j’étais très inquiet, je n’arrivais pas à me défaire du pressentiment qu’il était sûrement mort. J’ai parlé avec quelqu’un sur Skype qui m’a dit qu’il s’était abonné à la page Facebook des YPG pour suivre ce qui se passait étant donné qu’il savait que j’en faisais partie. Il m’a dit qu’il y avait appris qu’un Australien était mort. Ma gorge s’est serrée. J’ai dit : « Ce n’est peut-être pas mon ami. Ils en parlaient encore hier. S’il était mort, je le saurais. »
« Il n’a pas l’air jeune. » Mon ami non plus n’était pas jeune. Je suis allé sur Internet. J’ai vu sa photo.
J’ai compris que ce que m’avait dit le commandant la veille, c’était à cause de ça. Et que c’était à cause de ça que la fille était distante. Et c’était aussi la raison pour laquelle l’instructeur m’avait donné ce nom. Les nouveaux combattants reçoivent le nom d’un martyr. Et là, c’est moi qui ai reçu le sien.
Les Forces démocratiques syriennes préparaient l’offensive au nord d’Alep, à Manbij ; pour faire diversion, pour que Daech maintienne ses troupes au sud, les communications officielles gonflaient l’ampleur et la durée des opérations sur Raqqa. Ils ont dit que Gabar était mort dans cette zone pour renforcer l’effet de propagande mais il était tombé dans un village près de Shaddadi, dans la région où je l’avais connu. On n’avait pas beaucoup d’informations. Certains disaient que c’était à cause d’un camion piégé. Des mois après, à Kobané, j’ai croisé un des types que j’avais connus avec lui sur ce front. Nous retournions tous les deux à Manbij. Mon unité avait subi de graves pertes, mais la sienne avait été décimée. Je lui ai parlé de l’Australien et il a pris une expression de profond respect : « Gabar… lui, il combattait pour de vrai ! » Il m’a dit qu’il était mort dans une fusillade.
Quelques jours plus tard, sur le mont Qereçox, j’ai trouvé une image pieuse avec la photo de Gabar et l’étoile des YPG. Je n’aurais pas dû le faire, mais je l’ai prise et je l’ai gardée dans ma poche avec celle du garçon inconnu dont j’avais hérité mon premier nom de bataille. Quelques semaines plus tard, j’étais devant la télévision à Ain Issa avec mes camarades kurdes et arabes. Le journal télévisé annonçait que Jamie Bright, le combattant australien mort à Shaddadi et répondant au nom de Gabar Amed, avait été enterré avec les honneurs militaires en Australie. Je me suis dit que si seulement on lui avait donné son passeport il serait peut-être encore en train de combattre, ou qu’au moins il aurait revu son fils. Il y a des personnes qui font comme bon leur semble, et on ne leur rend hommage que quand ils sont morts. J’ai dit à mes camarades qu’il était mon ami et que mon deuxième nom était le sien. Ils se sont tous arrêtés de parler et m’ont écouté avec attention comme c’est toujours le cas au Kurdistan quand quelqu’un associe sa voix à la cérémonie pour un martyr.
Je leur ai montré sa photo. Un des commandants me l’a arrachée des mains et l’a ajoutée aux dizaines de photos de filles et de garçons tombés à Ain Issa, accrochées au mur. Sur le coup j’ai trouvé son geste un peu brusque, mais il était si spontané qu’il m’a rappelé toute l’amitié dont peut faire preuve le genre humain – ou, pour être peut-être plus honnête, dont font preuve les YPG. Gabar n’était ni kurde ni arabe, il n’était pas musulman, il n’était pas socialiste. Mes camarades de Kobané ne l’avaient pas connu, mais lui rendre hommage sur leur petit Olympe était aussi une façon de me rendre hommage, à moi, son ami. Et, à travers moi, à tous les internationaux qui avaient combattu dans la résistance, sans compter leurs amis. Quand j’ai quitté la base pour rentrer, j’ai été tenté de reprendre l’image pieuse pour la garder en souvenir. Je me suis retenu. Quel sens cela aurait-il eu ? Elle ne m’appartenait certainement pas. J’ai laissé Gabar là où il aurait voulu être : parmi les Kurdes trop jeunes pour mourir, morts comme lui. Parfois, quand je vois des gens s’embrasser dans les films, je me souviens de ses petits clins d’œil.

Canicule dans Libération

lundi 7 septembre 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Libération, 28 août 2020.

Dans la torpeur post-opératoire d’un mois d’août, un homme hospitalisé assiste au drame de la canicule de 2003 – 19 490 morts sur l’ensemble de l’été, « une surmortalité de 55 % ». L’auteur de ce récit autobiographique, Jean Stern, qui fut il y a longtemps journaliste à Libération, réveille ses souvenirs de l’hôpital Tenon, à Paris, et ceux-ci résonnent naturellement avec la crise du Covid actuelle. Alors que d’autres opérations ont été reportées pour laisser les lits aux personnes âgées en état d’hyperthermie souvent fatale, la sienne a été maintenue. Alité, accroché à sa pompe à morphine qui l’entraîne dans des rêves récurrents, il comprend peu à peu que quelque chose d’étrange secoue le monde hospitalier. Aujourd’hui il s’indigne rétrospectivement de la lenteur de réaction du gouvernement, de la dureté du monde néolibéral « prêt à sacrifier une partie de sa population ». En attendant, on le voit avec sa perfusion ambulante faire le peu qu’il puisse faire : tenir des mains, parler, faire acte de présence face à des mourants, voisins de couloir. Et derrière la froideur des chiffres, apparaissent des visages, des noms, des histoires.

F.F.

Ines voulait aller danser dans Libération

lundi 7 septembre 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Libération, 8 juillet 2020.

Ines entre dans la danse féministe

La petite rate est invitée au grand bal de la ville, mais a-t-elle envie d’aller danser ainsi ? Ines voulait aller danser est un album féministe, à partir de 6 ans.

Soyons honnêtes, c’était assez mal barré entre Ines voulait aller danser et nous. Un peu parce que la bluette de Julien Clerc (Lili voulait aller danser) s’était imposée en mode marteau-piqueur à la lecture des premières pages de ce petit album aux couleurs pastel. Un peu aussi parce que la ville où se déroule l’histoire d’Ines la petite rate s’appelle Candy-Raton… Mais surtout parce que ces premières pages invitent – croit-on – à entrer dans un conte à l’eau de rose promettant d’être au mieux banal, au pire affligeant : Ines reçoit une invitation pour le grand bal annuel de la ville et tout d’un coup, c’est l’histoire de sa vie, il n’y a plus que ça qui compte. Qui va-t-elle inviter ? Que va-t-elle porter ? Ce bal débouchera-t-il sur un mariage avec un beau « raton loveur » ? Autour d’elle, famille et amis, qu’elle interroge un à un, lui fournissent des rêves d’emprunt et des solutions toutes prêtes.
Sauf qu’Ines n’a absolument pas l’intention de se conformer à ces injonctions normatives. Les garçons costauds qui invitent des filles en robes : très peu pour elle. D’ailleurs, elle va écouter tout le monde et puis faire ce qu’elle veut vraiment (Spoiler : inviter une fille et ensuite partir faire le tour du monde toutes les deux ! Vive la sororité !) Là où c’est fortiche, c’est que plutôt que de donner dans le cliché inverse, un miroir antisexiste d’une héroïne qui serait dure, ambitieuse, indépendante, l’autrice Manon Bouchareu, diplômée en sciences de l’éducation et enseignante en classes élémentaires, construit un personnage qui veut être elle-même tout simplement. Une égalité respectueuse des différences de sexe, d’âge et de condition : Ines entend ce que la société lui propose, digère les conventions sociales et… fait un autre choix. Posément, sans rien casser. Une histoire de différence et de tolérance sans que ces mots devenus creux ne soient jamais écrits. La maison d’édition aurait dû constituer un indice de taille (Libertalia, installée à Montreuil et revendiquée libertaire et antifasciste) : Ines voulait aller danser s’impose comme un premier manifeste féministe.

Laure Bretton

Les Pirates des Lumières en accès libre

vendredi 4 septembre 2020 :: Permalien

En mémoire de David Graeber, voici en libre accès les fichiers ePub (813 ko) et PDF (zip 1,2 mo) de son dernier ouvrage, Les Pirates des Lumière ou la véritable histoire de Libertalia.

In memoriam David Graeber (1961-2020)

vendredi 4 septembre 2020 :: Permalien

David Graeber

Le grand anthropologue libertaire David Graeber vient de mourir. Il avait 59 ans. Sa pensée était encore en pleine ébullition, la perte est immense. Nous reproduisons ici la préface du dernier livre publié de son vivant, en novembre 2019 : Les Pirates des Lumières ou la véritable histoire de Libertalia.

Ce texte a été écrit, à l’origine, pour figurer dans une série d’essais sur la royauté de droit divin, en collaboration avec l’anthropologue américain Marshall Sahlins. Pendant mes recherches de terrain à Madagascar, entre 1989 et 1991, j’ai découvert non seulement que de nombreux pirates des Caraïbes s’y étaient installés, mais aussi que leurs descendants y constituaient encore un groupe doté d’une identité spécifique (ce que j’ai appris au cours d’une brève liaison sentimentale avec une femme dont les ancêtres européens s’étaient établis dans l’île malgache de Sainte-Marie – Nosy Boraha, de son nom malgache). Ensuite, j’ai découvert aussi, à mon grand étonnement, qu’aucun historien ou anthropologue n’avait effectué de recherche de terrain systématique parmi cette population. J’ai même eu pour projet, à un moment, de réaliser moi-même une telle étude – mais malheureusement, les circonstances de la vie en ont voulu autrement, et ce projet ne s’est jamais concrétisé. Je m’y mettrai peut-être un jour…
À l’époque, je m’étais procuré à la British Library une photocopie du manuscrit de Mayeur, qui resta longtemps dans une pile de livres, près d’une fenêtre panoramique, dans la chambre où j’ai grandi à New York. Il était composé de très grandes feuilles de papier couvertes d’une écriture à peine lisible, comme nombre de textes manuscrits du XVIIIe siècle. Pendant plusieurs années, il m’arrivait d’avoir l’impression qu’il me regardait d’un air désapprobateur et tentait d’attirer mon attention alors que je travaillais sur d’autres sujets. Ensuite, quand j’ai perdu mon logement – à la suite d’une machination policière en 2014 –, j’ai fait numériser ce manuscrit en même temps que des photos de famille et d’autres documents, trop volumineux pour que je les emporte dans mon exil londonien. Quelque temps plus tard, j’ai fait transcrire le texte pour le rendre plus facilement lisible.
J’ai toujours trouvé très surprenant que ce texte n’ait jamais été publié. D’autant plus qu’une petite note, jointe à l’original (rédigé à l’île Maurice et conservé par la British Library), expliquait qu’une version dactylographiée pouvait être consultée à l’Académie malgache d’Antananarivo, en s’adressant à un certain M. Valette. Il était paru plusieurs essais écrits par des auteurs français qui l’avaient, à l’évidence, consulté puis résumé, citant des passages du tapuscrit, mais le manuscrit original – un gros volume, certes, et copieusement farci de notes de bas de page – n’avait jamais été publié dans son intégralité.
Finalement, je me suis rendu compte que j’avais accumulé suffisamment de données sur les pirates de Madagascar pour en faire un essai intéressant. Le titre original de ce texte – destiné à l’origine à faire partie du recueil de brefs essais sur la royauté – était Les Pirates des Lumières – les faux rois de Madagascar. Le sous-titre était une référence à un petit livre de Daniel Defoe sur Henry Avery, The King of Pirates : being an Account of the Famous Enterprises of Captain Avery, the Mock King of Madagascar with His Rambles and Piracies. À mesure que je l’écrivais, l’article prenait de l’ampleur et devenait un livre à part entière. J’ai commencé à me demander sérieusement si mon texte n’était pas trop long et, surtout, si je ne m’étais pas trop éloigné du thème de départ, celui des rois imposteurs. (Je me demandais aussi si tous les rois n’étaient pas, en quelque sorte, des imposteurs – la différence ne tenant qu’à l’ampleur de l’imposture…) Bref, je me pris à douter qu’un pareil texte eût vraiment sa place dans le recueil tel qu’il était prévu à l’origine.
À la fin, je pris une décision. Personne n’aime lire un essai trop long, tout le monde aime les livres courts. Pourquoi ne pas transformer cette étude en un ouvrage affranchi de toute contrainte et ne reposant que sur ses propres mérites ?
Et c’est ce que j’ai entrepris de faire.

La possibilité de faire paraître ce livre chez un éditeur nommé Libertalia était trop tentante pour que j’y résiste. Le mythe de Libertalia, utopie pirate en actes, est resté une source inépuisable d’inspiration parmi la gauche libertaire. On y a toujours eu le sentiment que, même si elle n’avait jamais existé, elle aurait dû exister. Ou plutôt que, même si elle n’a pas existé au sens littéral du terme, même s’il n’y a jamais eu de colonie pirate portant ce beau nom, l’existence même des pirates et des communautés pirates constituait en elle-même une sorte d’expérience utopique. Et qu’une sorte de promesse rédemptrice, le rêve d’une véritable alternative, se trouvait aux racines les plus profondes de ce qu’on allait nommer les Lumières – même si nombre de révolutionnaires voient aujourd’hui en lesdites Lumières une promesse fallacieuse de libération, dont l’accomplissement a surtout infligé au monde d’indicibles cruautés.
Ce petit livre s’inscrit dans un plus vaste projet intellectuel, que j’ai commencé à définir dans un essai intitulé There Never was a West, et que je poursuis à présent, en collaboration avec l’archéologue britannique David Wengrow. Dans le langage en vogue actuellement, on pourrait le désigner comme un projet de « décolonisation des Lumières ». Il est indéniable que les idées que nous considérons de nos jours comme issues des Lumières européennes au XVIIIe siècle ont abondamment été utilisées pour justifier l’extraordinaire férocité, les destructions et l’exploitation que subirent non seulement les classes laborieuses en Europe, mais aussi les habitants d’autres continents.
Mais une condamnation générale de la pensée des Lumières est en soi plutôt étrange, car il n’en reste pas moins que ce fut le premier mouvement intellectuel de l’histoire connue largement organisé par des femmes (dans les salons littéraires), qu’il se développa principalement en dehors des institutions, notamment universitaires, et avec le but affiché de saper toutes les structures sociales existantes. En outre, quand on étudie leurs écrits, on constate que les penseurs des Lumières convenaient souvent de manière explicite que leurs idées trouvaient leurs sources en dehors de ce que nous nommons aujourd’hui la « tradition occidentale ».
Je ne citerai qu’un exemple – que je développerai dans un prochain livre. Dans la dernière décennie du XVIIIe siècle – à l’époque où des pirates s’établissaient à Madagascar –, il se tenait à Montréal une sorte de salon littéraire avant la lettre, au domicile du comte de Frontenac, alors gouverneur du Canada. Le gouverneur et le célèbre explorateur Lahontan débattaient de questions importantes (la chrétienté, l’économie, les mœurs sexuelles…) avec un chef huron d’une grande sagesse du nom de Kondiaronk, qui adoptait, dans ces échanges de vues, la position d’un rationaliste égalitariste et sceptique. Il affirmait que les méthodes punitives des lois et des religions européennes ne s’avéraient nécessaires qu’à cause d’un système économique dont le fonctionnement même produisait inévitablement les comportements que l’appareil judiciaire était destiné à réprimer. Lahontan publia en 1704 les notes qu’il avait prises pour transcrire ces débats, et son livre se vendit comme des petits pains dans toute l’Europe.
Presque toutes les grandes figures des Lumières en ont écrit une imitation, une variation ou une transposition. Et pourtant, des personnages comme Kondiaronk ont été occultés et minorés par l’histoire. Personne ne conteste la véracité de ces débats, mais on présume invariablement que Lahontan n’avait rien compris à ce que Kondiaronk lui avait vraiment raconté, et que l’explorateur y avait substitué une fiction idyllique du « noble sauvage » de son propre cru, entièrement tirée de la tradition intellectuelle européenne. Autrement dit, on projette dans le passé l’idée qu’il existait alors une « civilisation occidentale » séparée du reste du monde (un concept qui n’émergea pourtant pas avant le début du XXe siècle). Et avec une ironie véritablement perverse, on tire prétexte de l’arrogance raciale qu’on reproche à ceux que nous qualifions d’« Occidentaux » (un euphémisme codé pour désigner les Blancs), pour dénier à tous ceux qui ne sont pas désignés comme Blancs la moindre influence sur le cours de l’histoire – et plus particulièrement de l’histoire intellectuelle. On dirait que l’histoire, et l’histoire de gauche en particulier, est devenue une sorte de jeu moral, où tout ce qui importe vraiment, c’est de ne pas ménager les Grands Hommes du récit historique et de condamner leur racisme, leur sexisme et leur xénophobie (souvent très réels) – sans se rendre compte qu’un livre de 400 pages qui éreinte Rousseau reste un livre sur Rousseau.
Je me souviens avoir été, enfant, très impressionné par une interview du soufi Idries Shah, qui remarquait combien il était étrange que tant d’êtres humains intelligents et honnêtes, en Europe et aux États-Unis, passent tant de temps à manifester pour conspuer les gens qu’ils détestent (comme le président Johnson, pendant la guerre du Vietnam, à qui la foule demandait en hurlant « combien de gosses il avait tué ce jour-là »). Ne se rendaient-ils pas compte combien c’était gratifiant pour les politiciens dont ils dénonçaient les abus ? Ce sont des remarques comme celle-là qui m’ont incité, plus tard, à rejeter la tactique des manifestations pour me tourner vers l’action directe.
Une partie de l’indignation qu’on pourra détecter dans cet essai en découle. Pourquoi ne considère-t-on pas Kondiaronk comme un important théoricien de la liberté humaine ? C’est pourtant, très clairement, ce qu’il était. Pourquoi ne voit-on pas en Tom Ratsimilaho, dont il va être longuement question dans les pages qui suivent, l’un des pionniers de la démocratie ? Pourquoi les contributions des femmes, dont nous savons qu’elles ont joué un rôle primordial tant dans la société huronne que dans celle des Betsimisaraka (et dont les noms mêmes sont presque tous oubliés), ont-elles été exclues des rares récits qu’on peut trouver sur ces deux grands hommes ? De même, pourquoi les noms des femmes qui tenaient salon au XVIIIe siècle ont-ils été largement évincés de l’histoire des Lumières ?
J’aimerais que cette petite incursion dans l’historiographie ait au moins le mérite de faire comprendre aux lecteurs que l’histoire telle qu’elle est enseignée et analysée actuellement n’est pas seulement profondément biaisée et européocentrique. Elle est aussi, et très inutilement, fastidieuse et ennuyeuse. Son moralisme masque un plaisir subreptice et inavouable – de même que certains éprouvent une sorte de jubilation mathématique à réduire toutes les actions humaines à l’effet de purs calculs conformes à l’intérêt individuel. Mais ces petites jouissances sont malsaines et rabougries, en fin de compte. Le récit véridique de l’histoire humaine est mille fois plus divertissant.
Je vais donc raconter une histoire de magie et de mensonges, de batailles navales et de princesses enlevées, de révoltes d’esclaves et de chasses à l’homme, de royaumes de pacotille et d’ambassadeurs imposteurs, d’espions et de voleurs de joyaux, d’empoisonneurs, de sectateurs du diable et d’obsession sexuelle, toutes choses qui participent des origines de la liberté moderne. J’espère que les lecteurs y trouveront autant de plaisir que moi.