Le blog des éditions Libertalia

Victime du 13-novembre, pourquoi j’irai manifester contre l’islamophobie 

jeudi 7 novembre 2019 :: Permalien

Victime du 13-novembre, pourquoi j’irai manifester contre l’islamophobie :

Oui, cette phrase n’est pas au conditionnel. Car, cette fois-ci, je ne poserai pas de conditions.

Ce 10 novembre, trois jours donc avant les commémorations des attentats du 13-novembre 2015, nous allons manifester contre l’islamophobie. Pourquoi ce parallèle ?
Évidemment, l’extrême droite (au sens large) ne s’est pas privée de le faire, dans sa tentative perpétuelle de récupérer les attentats, avec l’aide de quelques victimes dont j’ai déjà parlé, tout en enfonçant le clou de l’amalgame entre terroristes jihadistes, islamisme, musulmans et islam.
En ce qui me concerne, le lien se fait justement par la crainte que beaucoup de personnes ont eu de cet amalgame, ainsi que d’une augmentation de l’islamophobie, en réaction aux attentats. Cela a conduit à des « analyses » et à des « débats » sans fin sur l’importance ou pas de la religion dans l’idéologie jihadiste, sur le fait que tout cela n’avait strictement rien à voir avec l’islam, que ce n’était que du nihilisme ou de l’anti-impérialisme, voire de la simple délinquance…
Je ne trancherai pas ici, car la complexité nécessite du temps et de la place. En revanche, en tant que victime de terrorisme (et je ne parle qu’en mon nom), j’ai été et je continue à être ulcéré par ce qui se passe, en particulier sur les réseaux sociaux, après chaque attentat, présumé ou pas, jihadiste ou islamophobe. Quel que soit le « camp » où on regarde, les méthodes, peut-être dues au média lui-même, mais pas seulement, me donnent la nausée, entre insultes, mensonges, harcèlement, menaces…
Sur Twitter et Facebook, ou sur des blogs Mediapart, sans évidemment oublier les sites d’extrême droite et de « réinformation », les uns se jettent sur tout attentat présumé pour dérouler leur discours sur le « grand remplacement », ou la soi-disant incompatibilité entre islam et République ; les autres semblent vouloir à tout prix leur attentat islamophobe pour prouver que la France (l’État, mais aussi les Français non-musulmans) est ontologiquement islamophobe. Tous traquent l’emploi du terme « fusillade » (ou « attaque ») au lieu « d’attentat », puis l’origine du terroriste présumé, s’il a crié « Allah Akbar » (ou pas), ou guettent une agression de femme voilée et son traitement médiatique pour de suite affirmer que c’est islamophobe, même si c’est ensuite démenti par la justice, alimentant ainsi des délires complotistes sur le « deux poids-deux mesures » (avec l’antisémitisme évidemment). Les uns se plaignent que le terme « extrême droite » ne soit pas utilisé de suite, les autres que le terme « jihadiste » ou « islamique », voire « musulman » ne soit pas évoqué, tous s’offusquent que l’explication psychiatrique soit avancée, que les médias parlent d’individus isolés, etc. Tous (même l’extrême droite !) se renvoient le « pas d’amalgame ». Tous pratiquent le harcèlement, le buzz médiatique et le trollage.

Cette concurrence détestable, où l’on compte et compare le nombre de morts ou d’agressions, nourrit finalement la haine, ce qui arrange les extrêmes des deux côtés, et ne dérange pas les opportunistes cyniques.
Après les attentats de 2015, et même après Nice, Magnanville, Saint-Étienne-du-Rouvray et les autres attentats de 2016 et 2017, on pouvait pourtant presque être optimistes ! Car, non, l’islamophobie n’avait pas explosé en France. Quelles que soient les sources, une baisse des actes islamophobes était enregistrée en 2016 et 2017. Il n’y avait pas eu de « réponse »/vengeance terroriste comme dans d’autres pays, même si les menaces existent, notamment au sein de la mouvance la plus radicale de l’extrême droite (avec d’anciens policiers ou militaires), sous étroite surveillance.
Malheureusement, cela n’a pas duré. Les chiffres sont à nouveau en hausse en 2018, et on peut parier que cela sera pire en 2019. Pas à cause des attentats qui ont continué (et avec eux les pseudo-analyses évoquées plus haut), mais à cause d’une triple complicité : les réseaux sociaux (enfin, ceux qui s’en servent pour alimenter leur propagande), les chaînes infos, et les politiques, chacun se nourrissant l’un de l’autre.

Ces derniers mois se sont multipliées les polémiques, avec une violence de plus en plus intolérable, et un cynisme politique qu’on n’avait pas vu depuis très longtemps. Et cela a des conséquences concrètes. Comment ne pas faire le lien entre la polémique sur la mère accompagnatrice scolaire voilée, et l’attentat (même si la justice ne l’a pas pour le moment qualifié de « terroriste ») contre la mosquée de Bayonne ? Et avant ça, l’attentat contre la préfecture, un jour considéré comme « jihadiste », puis en fait non, alimentant sans fin la machine à haine. Peu importe en fait, ce que dit la justice. Il suffit juste d’une étincelle, et Twitter s’enflamme. De toute façon, si les faits ne vont pas dans notre sens, c’est qu’on nous cache des choses, que c’est politiquement incorrect, ou qu’il y a « deux poids deux mesures ».

Ce que l’on voit et entend aujourd’hui sur les chaînes infos, qui ont toujours une audience bien supérieure aux réseaux sociaux, est proprement hallucinant, et sans doute plus préoccupant encore. Sans même parler de la désinformation sur certains sujets, l’antenne est squattée par un mélange malsain de pseudo-experts, de polémistes, d’éditorialistes, qui ne débattent pas mais s’invectivent et donnent leur avis partisan sur tout et n’importe quoi. On est bien au-delà du café du commerce. Le format même des ces émissions interchangeables est fait pour le buzz et la polémique. Un animateur (ou une animatrice), difficile de les appeler journalistes, lance des « sujets » soi-disant d’actualité, et les invités se balancent quelques énormités, avant de passer au sujet suivant. Quand « l’affaire de l’accompagnatrice voilée » a explosé, cela a duré des semaines ! Sans même inviter une femme voilée…

C’est évidemment encore plus grave quand l’antenne est offerte quotidiennement à un type condamné plusieurs fois pour incitation à la haine raciale, sous couvert de liberté d’expression. Des arguments que d’autres, et parfois les mêmes, emploient pour légitimer le discours négationniste. Il y a un vrai basculement ces dernières années, et encore plus ces derniers mois, une fuite en avant et une « libération » de la parole raciste. Au-delà même des débats sur le terme « islamophobie », on assume aujourd’hui ouvertement, même en étant politique, journaliste ou intellectuel, qu’on peut se méfier d’une population, ou ne pas supporter un vêtement religieux, jusqu’à vouloir « changer de bus » comme certains s’en sont vantés. Là, on n’est plus dans la critique légitime de la religion, mais on s’attaque aux personnes. Et quand on a une voix publique, la responsabilité est énorme.

Question responsabilité, que dire de celle des politiques, et en premier lieu du gouvernement ? La montée, en particulier en violence, des actes islamophobes est certainement due singulièrement au cynisme du chef de l’État et de son gouvernement. Quand le ministre de l’Éducation estime publiquement que « le voile n’est pas souhaitable dans notre société », il sait parfaitement à quoi et à qui il ouvre la porte. Même chose quand le président de la République va se faire interviewer par un hebdomadaire d’extrême droite. Il est vrai que pendant qu’on parle sans fin du voile, des attentats réels ou supposés, ou même de l’islamophobie, on n’aborde pas la réforme de l’assurance chômage et des retraites, la crise profonde dans les hôpitaux et l’Éducation nationale, le désastre environnemental…
Alors Dieu sait, si je puis dire, que cela va être compliqué de manifester aux côtés de certaines personnes, que ce soit des signataires de l’appel ou certains des initiateurs. Il va falloir serrer les dents face à celles et ceux qui blaguent sur les attentats, qui font du business (parfois pas seulement politique) et de l’instrumentalisation de l’islamophobie, qui alimentent les théories complotistes ou le discours du « deux poids deux mesures » avec ses relents antisémites (parfois cachés derrière un prétendu antisionisme), qui comptent les morts ou osent les comparaisons macabres. Il y aura même des prédicateurs antisémites et misogynes. Ce n’est malheureusement pas nouveau, et c’est bien trop souvent minimisé, voire nié, par les organisateurs et les autres participants à ce type de manif.
Mais là, quitte à une nouvelle fois me faire traiter de dhimmi, ou de souffrir du « syndrome du Bataclan », j’irai dire « Stop à l’islamophobie » le 10 novembre avant qu’il ne soit trop tard, tant la situation a atteint un niveau critique. Il faut une vraie réaction politique pour briser cette spirale, qui ne réussira qu’à satisfaire les extrêmes.

Puis, mercredi 13 novembre, j’irai me recueillir devant le Bataclan en hommage aux victimes et à mon ami Vincent.

Christophe Naudin
(Co-auteur du livre
Charles Martel et la bataille de Poitiers.
De l’histoire au mythe identitaire
.)

Entretien avec Corinne Morel Darleux dans Libération

vendredi 25 octobre 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Article paru dans Libération, le mercredi 23 octobre 2019.

Corinne Morel Darleux : « Refuser un poste, sortir de la surconsommation, c’est affirmer que cette société ne nous convient pas »

Après avoir participé à presque tous les partis de gauche, Corinne Morel Darleux est une déçue de l’action partisane, qui n’est plus adaptée, selon elle. Elle se sent désormais à une place plus juste dans les mouvements d’action plus radicale et concrète, dans la désobéissance civique.

Dans son livre au titre sombre Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce (Libertalia), elle défend, face à la catastrophe écologique, le recours à l’action directe, couplée à une éthique personnelle de résistance et de décroissance. Corinne Morel Darleux a pourtant écumé les partis et accumulé les responsabilités politiques. Mais de cette action institutionnelle, elle tire un constat d’échec. Après avoir tenté d’entraîner, via le mouvement Utopia, le Parti socialiste (PS) vers l’écologie radicale, elle a cofondé en 2008 le Parti de gauche (PG), puis travaillé à ancrer dans l’écosocialisme le Front de gauche, puis La France insoumise (LFI). L’an dernier, cette Drômoise d’adoption a quitté la direction du PG et LFI. Si elle reste élue d’opposition au conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes où elle siège depuis 2010, elle se consacre au militantisme de terrain, du soutien des solidaires de la frontière franco-italienne à celui des écologistes du Rojava, la zone kurde en Syrie, en passant par Extinction Rebellion, dont elle est une « compagne de route ».

Vous avez perdu toute foi en l’efficacité de l’action partisane ?
J’ai consacré dix ans de ma vie aux responsabilités politiques, sur la base de l’idée de la révolution par les urnes. Le bilan est plus qu’en demi-teinte. Dans un parti, on consacre une énergie immense au processus électoral, aux rapports de force et d’ego, à la recherche de visibilité médiatique, énergie qui ne va pas à l’action directe. Être dans un groupe d’élus d’opposition face à Laurent Wauquiez, c’est nécessaire, mais cela ne permet pas de changer concrètement la vie des gens ni de ralentir la disparition du vivant. L’urgence écologique s’accélérant, j’éprouve le besoin de modes d’action plus directement utiles et efficaces, moins dépendants des règles du jeu fixées par nos adversaires. Nous sommes dans un jeu de dupes où les pouvoirs économiques, politiques et médiatiques sont tels qu’ils empêchent la sincérité du scrutin. Je me sens à une place plus juste dans les mouvements d’action plus radicale et concrète, dans la désobéissance civique.

Le débat sur l’écologie est pourtant plus présent que jamais dans les partis, les institutions.
La grande difficulté reste la sincérité des discours et la mise en cohérence avec les actes. Le compte n’y est pas, au gouvernement comme dans la plupart des partis. Il y a un hiatus entre le consensus affiché sur la gravité et l’urgence de la situation et le fait qu’on ne remplace pas les anciennes grilles de lecture. J’ai le sentiment d’un rétrécissement de la pensée politique et du débat public, qui est le reflet d’un dévissage culturel généralisé dans la société. Le bouillonnement intellectuel et politique des premières années du PG s’est ainsi étiolé au profit du commentaire d’actualité, des polémiques au sein de LFI. On a délaissé le débat de fond et le projet. L’abandon de l’écosocialisme a été une erreur. Aujourd’hui, je retrouve ce bouillonnement dans d’autres espaces.

Comme chez Extinction Rebellion (XR) ?
XR a répondu à un vrai besoin, face à la désaffection pour les formes d’engagement traditionnelles, partis et syndicats, face à l’inquiétude, voire l’anxiété, par rapport au climat et la biodiversité, face au constat d’impuissance des acteurs étatiques et économiques. XR est arrivé après la démission de Hulot et les grandes marches pour le climat. Aujourd’hui, les pétitions ne suffisent plus, il faut passer à l’action sans déléguer ce soin à d’autres, en montant d’un cran : nous n’avons que très peu d’années pour essayer d’infléchir les pires scénarios du Giec. L’une des idées centrales de XR, c’est « Hope dies, action begins » (« l’espoir meurt, l’action peut commencer »). Il faut assumer une certaine gravité dans le discours, dans la symbolique, et arrêter avec la volonté de toujours positiver, de ne pas faire peur : c’est totalement lunaire par rapport à ce qui est en train de se passer.

XR est-il l’extension du mouvement des ZAD ?
Sans Notre-Dame-des-Landes, qui a ouvert le champ des possibles, je ne sais pas s’il y aurait eu XR. Nos références doivent aussi être le Larzac, les faucheurs d’OGM, l’âge d’or des antinucléaires et les grands mouvements de désobéissance civique, lutte anti-apartheid, « marche du sel » de Gandhi, refus de la ségrégation aux États-Unis, et aujourd’hui le Rojava… La solidarité avec les mouvements récents des gilets jaunes et des quartiers populaires doit se faire partout. Il faut politiser une population de sensibilité écologiste qu’on n’avait pas l’habitude de voir militer en réinventant les lieux, l’organisation et la forme des luttes.

XR est trop radical pour les uns, raillé par une partie de la gauche militante…
On est toujours le Bisounours ou le black bloc de quelqu’un ! Les procès en radicalité me désolent souvent, il y a beaucoup de postures et de confusion entre la radicalité et le radicalisme, sa version sectaire. La radicalité, c’est l’attitude de ceux qui font, qui construisent… ou détruisent d’ailleurs : face à la disparition du vivant, certaines formes d’action légitimes passent par la destruction d’infrastructures matérielles. La limite aussi bien de XR que de certains gilets jaunes, c’est le recours trop régulier à des actions symboliques et à des revendications tournées vers le gouvernement. Il nous faut repenser cette culture du rapport de force qui a construit la gauche ouvrière mais n’est plus adaptée. On a passé des années à tenter d’être le plus nombreux possible au même endroit, sur le même mot d’ordre. Cela nous a coûté très cher, on est trop souvent sortis fâchés de cette recherche d’unité. Il faut passer à une forme d’acupuncture politique : appuyer à plein d’endroits, chacun avec ses modes d’action, sans forcément être des millions, mais avec des actions portant en elles leur propre efficacité.

C’est ce que vous appelez « l’archipélisation des luttes » ?
On doit passer d’une vision continentale, où on essaye de faire continent tous ensemble, à une « archipélisation » – j’emprunte le terme à Édouard Glissant – de ces îlots de résistance émergents, sans essayer de se convaincre de tous faire la même chose. On n’a pas tous le même tempérament, les mêmes possibilités de se confronter à la répression policière et judiciaire, on doit respecter la diversité des tactiques, mais avec une stratégie coordonnée et des objectifs communs. Si certains ont analysé cette archipélisation, comme le collectif Deep Green Resistance, je ne crois pas qu’on ait théorisé cette convergence internationale d’actions aussi différentes, qui n’est ni un mouvement insurrectionnel mené par une élite ni un mouvement spontané.

Archipélisation ne rime-t-elle pas avec dispersion ?
Entre les débats publics, les AG, les tribunes, les nouveaux collectifs, les médias alternatifs, on a un foisonnement qui amène une convergence de vue et d’action, sans qu’il ait un émetteur qui donne la « ligne », et une homogénéisation de l’analyse autour de l’anticapitalisme. C’est l’idée que nous défendions déjà avec l’écosocialisme ! Cette synthèse, qui doit beaucoup à Ivan Illich, André Gorz, Élisée Reclus ou Walter Benjamin, me paraît de plus en plus pertinente, sur la base de ces deux constats : l’écologie est incompatible avec le capitalisme, les questions sociales et écologiques sont indissociables. Je suis cependant profondément pessimiste, ou plutôt parfaitement lucide : nous n’avons aucun signe que la situation s’améliore et j’ai une vraie interrogation sur la pertinence qu’il peut y avoir aujourd’hui à tenter de construire des mouvements de masse.

Le phénomène Greta Thunberg reste-t-il vain ?
Greta est dans l’archipel, en représentante de la jeunesse qui réclame un futur. Je ne crois pas qu’on sauvera la planète par des prises de parole, ni que l’ONU arrêtera le bouleversement en cours, mais la jeunesse dans la rue et les grèves scolaires, cela va dans le bon sens si l’objectif est d’alerter les opinions et de faire entrer dans l’action militante les jeunes… et leurs parents. Les petits pas sont aussi parfois des premiers pas !

Ce cheminement vers l’action est au cœur de votre livre, via trois règles de vie : refuser de parvenir, cesser de nuire, cultiver la dignité du présent.
Ce triptyque part de Bernard Moitessier, navigateur en passe de remporter un tour du monde en solitaire en 1969, qui décide d’abandonner la course, de changer de cap par refus de la société d’ultraconsommation, et file dans le Pacifique militer contre les essais nucléaires et le béton. Ce « refus de parvenir », je l’ai redécouvert dans son livre La Longue Route ; la charge subversive de cette idée est plus actuelle que jamais. Refuser un poste, faire un pas de côté, sortir de la consommation à outrance, c’est une manière d’affirmer que cette société ne nous convient pas. On peut se réapproprier ainsi un petit morceau de sa souveraineté d’individu libre, quelles que soient les marges de manœuvre matérielles dont on dispose. C’est totalement lié au cesser de nuire, c’est un choix, subversif car dissident, que chacun peut reprendre à son échelle.

Le cesser de nuire passe par un changement de notre rapport à la nature ?
Nous avons perdu la bataille culturelle contre le consumérisme : les dégâts sociaux et environnementaux pour partie irréversibles de ce modèle sont largement démontrés, et pourtant rien ne change. On doit aller vers une décroissance matérielle, sortir de notre anthropocentrisme suicidaire ! La ZAD et les nouveaux mouvements lient la question du climat et de la biodiversité, en clamant « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend ». C’est le slogan du siècle. Tout y est, y compris le « nous » de la lutte collective.

Et la « dignité du présent », qui donne son titre à votre livre ?
Plus les victoires futures sont hypothétiques, plus on a besoin de s’abreuver à d’autres sources de l’engagement. Il est des combats qu’on mène non pas parce qu’on est sûr de les gagner, mais simplement parce qu’ils sont justes ; c’est toute la beauté de l’engagement politique. Il faut remettre la dignité du présent au cœur de l’engagement : rester debout, digne, ne pas renoncer à la lutte. Il y a toujours des choses à sauver ! C’est une question d’élégance, de loyauté, de courage, valeurs hélas un peu désuètes. Il s’agit d’avoir des comportements individuels en accord avec notre projet collectif, comme l’a formulé l’anarchiste Emma Goldman (1869-1940). On peut marier radicalité du fond et aménité de la forme, action radicale et élégance. Je plaide pour le retour du panache !

Propos recueillis par François Carrel.

Véronique Decker dans Des vies françaises sur France Inter

mardi 15 octobre 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Rencontre avec Véronique Decker dans l’émission Des vies françaises du 5 octobre 2019 sur France Inter.

« Véronique Decker a été enseignante en Seine-Saint-Denis pendant plus de trente ans et directrice de l’école primaire Marie-Curie, à Bobigny, pendant vingt-cinq ans. Une enseignante de combat, qui n’a pas la langue dans sa poche. Une semaine après le suicide d’une directrice d’école à Pantin, elle raconte ses luttes. »

« Les musulmans ont droit au même respect que les autres parents »

mercredi 9 octobre 2019 :: Permalien

Tribune de Véronique Decker parue dans Le Monde, 9 octobre 2019.

« Les musulmans ont droit au même respect que les autres parents »

Après la récente polémique provoquée par une affiche de la FCPE montrant une mère voilée, Véronique Decker, ancienne directrice d’école, estime que l’on devrait remercier ces femmes pour leur présence lors de sorties scolaires, plutôt que de les stigmatiser.

La Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) a édité, en septembre, une affiche défendant le droit des mères voilées d’accompagner les sorties scolaires. Alors que la polémique prend de l’ampleur, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, finit par employer un adjectif fatal à propos de cette affiche : « regrettable ».
Mais voilà, la laïcité n’a pas à être ouverte ou fermée, stricte ou molle. La laïcité est un accord qui doit être recréé à chaque génération, pour permettre à des gens ayant différents impératifs laïques ou religieux de partager un espace commun. Il y a un siècle, certaines communes avaient interdit aux curés de porter la soutane, d’autres faisaient fermer les écoles publiques le jour de la procession du saint qui protégeait l’église, les écoles et collèges permettaient de manquer l’école pour les jours de retraite de communion, sans compter l’Alsace-Moselle, qui conserve encore aujourd’hui un statut différent du reste de l’Hexagone, et les Comores ou la Guyane, dans lesquelles les valeurs de la République ont été si largement adaptées à la réalité locale qu’on y a négligé de construire suffisamment d’écoles pour scolariser tous les enfants…

Rancœur ordinaire
Quoi qu’on puisse penser du fait de porter un voile sur les cheveux, la laïcité a défini, en 2004, des règles qui s’imposent aux fonctionnaires et aux élèves, mais ne s’appliquent pas aux parents, qu’ils soient délégués des parents ou accompagnateurs des sorties. Il a fallu plusieurs actions judiciaires pour que le Conseil d’État acte ce fait. Néanmoins, cette question resurgit encore, surtout dans les périodes électorales.
Chaque parti se demande s’il fera du « chiffre » en créant du malaise islamophobe, alors que le simple bon sens permet de voir que le XXe siècle est terminé et qu’une communauté importante de musulmans partage le territoire français. Certains sont étrangers, mais la majorité est de nationalité française et souvent née de parents français, et envoie dans les écoles des enfants français nés en France de parents français eux-mêmes nés en France.
Il reste des gens pour le regretter, sans aucun doute. Mais les incroyants, les juifs, les catholiques, les athées, les protestants, les bouddhistes, les musulmans et toutes les autres minorités qui vivent en France sont dans l’obligation de vivre ensemble et de s’accorder sur les règles d’usage de l’alimentation, de la construction des lieux de prière, de l’habillement, des pratiques des fêtes et de l’organisation de l’école, car un des rôles de l’école publique est justement de permettre aux enfants de toutes origines, de toutes confessions de se rencontrer et aux parents de se fréquenter. Lorsque le ministre décide que c’est « regrettable », que regrette-t-il ? Le bon temps des ouvriers des foyers Sonacotra qui laissaient leurs familles dans les pays d’origine pour trimer ici loin d’elles ?
La FCPE s’est battue pour que tous les parents puissent accompagner les sorties, habillés tels qu’ils sont, et ils ont eu gain de cause. Les musulmans ont le droit au même respect que les autres parents. Et pourtant, en sous-main, il reste des gens dans l’Éducation nationale pour affirmer aux directeurs d’école que « c’est eux qui choisissent et que s’ils veulent éliminer les parents portant des signes religieux, il leur suffit de privilégier les autres ». Donc la FCPE a raison de faire campagne à ce sujet, car il reste des écoles où le respect n’est pas de mise.
Rien n’est plus important que le respect pour construire la laïcité. Lorsqu’un groupe se sent humilié, la rancœur ordinaire devient le terreau de toutes les agressivités.
Alors, bien sûr, toutes les femmes musulmanes ne portent pas le voile. Un bon nombre d’entre elles travaillent dans les écoles, les collèges et les lycées dans tous les métiers de l’éducation, sans compter le reste de la fonction publique. Mais d’autres le portent. Et elles en ont le droit, car toutes les femmes ont ici le droit de s’habiller comme elles veulent.

Polémique stérile
Ce qui m’agace considérablement, c’est que le ministre alimente cette polémique stérile. Car tout le monde sait qu’aucune décision ne sera prise, vu que des mamans disponibles et dévouées pour accompagner les sorties, il n’y en a pas tant que cela et encore moins de papas.
Les rares parents accompagnateurs bénévoles sont choyés dans la plupart des écoles, et, comme pour tous les bénévoles, la seule chose que l’école publique peut leur dire est « merci ». Merci d’être avec nous pour passer toute la journée au Louvre. Merci de venir chaque mardi à la piscine. Merci d’accompagner les CP à la bibliothèque. Merci de préparer les repas froids pour la journée canoë à la base de loisirs. Non, rien ne vous oblige à enlever votre voile pour venir nous aider.
M. Blanquer va-t-il devoir en même temps conduire la nouvelle politique d’Emmanuel Macron, destinée à prendre des voix à Marine Le Pen, et instiller un peu de haine chaque jour pour faire prendre la mayonnaise, quitte à empêcher les enfants des écoles de visiter le Louvre, d’aller à la piscine ou d’aller à l’opéra ?
On est juste dans le déversement d’« éléments de langage » n’ayant plus aucun rapport avec un débat réel autour de la laïcité, qui sera forcément un débat constructif, car la laïcité est la construction commune d’un espace où nous vivrons ensemble, où nos enfants vivront ensemble et dans lequel la haine n’est jamais souhaitable. Jamais.

Véronique Decker a été directrice de l’école Marie-Curie, cité scolaire Karl-Marx, à Bobigny. Elle a notamment écrit Pour une école publique émancipatrice.

Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays dans L’Humanité

lundi 7 octobre 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans L’Humanité (3 octobre 2019).

Précipité d’une expérience révolutionnaire

Depuis les marges politiques s’énonce parfois une parole d’une folle clairvoyance. L’historien Nedjib Sidi Moussa a réuni pour le présent recueil six textes diffusés entre 1963 et 2001 par l’Internationale situationniste puis par des protagonistes « post-situationnistes ». Leur point commun : l’Algérie. Signifiant central des débats entre révolutionnaires au mitan du siècle passé, ce territoire est aujourd’hui le théâtre d’un surgissement populaire arrimé à une dense expérience historique. Ces textes en donnent un stupéfiant précipité, du coup d’État de 1962 jusqu’aux insurrections contemporaines qu’ils annoncent ou saisissent avec le même tranchant, le même souffle poétique. L’un d’eux, « L’insurrection algérienne a été plus ignorée qu’incomprise », pose un regard aigu sur le « printemps noir » de 2001. Il s’ouvre sur ces mots, qu’on croirait écrit pour le « hirak » en cours : « Même si elle devait s’arrêter là, l’insurrection algérienne aurait déjà beaucoup fait : dans des conditions très dures, elle est parvenue à accomplir pour la liberté ce que n’arrivent même pas à imaginer les habitants de la démocratie marchande. »

Rosa Moussaoui