Le blog des éditions Libertalia

Qatar le Mondial de la honte dans Le Monde des livres

mardi 17 janvier 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Monde des livres du 23 décembre 2022.

Qatar, pour ne pas oublier

« Il aurait fallu en parler avant », proteste Noël Le Graët, patron de la Fédération française de football, quand on fait remarquer que le Qatar n’était peut-être pas l’hôte idéal pour la Coupe du monde 2022. Il aurait fallu en parler avant, pourrait-on dire aussi de cet essai bref et solide signé Nicolas Kssis-Martov, déjà auteur de plusieurs livres où il ancre le destin du football dans l’histoire des classes populaires. C’est cette mémoire longue qui donne une acuité particulière à son nouveau titre. Alors que le « Qatargate » est encore loin d’avoir révélé toute son ampleur, Kssis-Martov éclaire déjà ce qui l’a rendu possible : non seulement le triomphe contemporain d’un foot-business structuré par l’appât du gain et le cynisme moral (le ballon roule, on oublie tout), mais aussi le passé d’une compétition dont Mussolini, en 1934, tout comme les généraux argentins, en 1978, firent déjà leur instrument de propagande. Aux yeux de l’auteur, toutefois, Qatar 2022 marque un cap. « Cette fois, droits des travailleurs – et surtout des migrants –, réchauffement climatique, droits des femmes et des personnes LGBT, etc., personne ne pourra “oublier”, y compris si Kylian Mbappé marque en finale, qu’il aura effectué son exploit sur un cimetière. » Décidément, quand un livre est prophétique, il n’est jamais trop tard pour en parler.

Jean Birnbaum

Davaï ! sur À contretemps

lundi 9 janvier 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur le site À contretemps, bulletin de critique bibliographique, le 26 décembre 2022.

Voyage en outre-famille

Avant d’entrer en matière, un préalable s’impose. J’ai toujours du mal avec les histoires de famille. C’est comme si j’avais peur de déranger. Je m’y sens de trop. C’est que j’ai, je l’avoue, un rapport un peu étrange à la famille, celui d’un en-dehors volontaire. Je déteste tout ce qui relève des festivités obligatoires qui demeurent, pour moi, autant d’occasions de réamorcer les névroses assoupies des familles qu’un rien suffit à réveiller. Je fuis les obligations qu’elles créent. Je suis de celles et ceux, finalement très minoritaires, qui pensent que les familles choisies, quitte à les quitter quand elles commencent à peser, sont infiniment moins régressives que les vraies, celles qui font « livret familial ». De même, je ne manifeste aucun attrait pour la généalogie, le roman des origines, la quête des racines – qui tirent toujours, à mes yeux, vers le bas. Enfin, entrer dans une saga familiale m’est quasiment impossible. Je m’y sens vite largué tant il m’en coûte de me repérer dans les méandres des histoires privées et des personnages qui s’y agitent. C’est sûr, il doit y avoir, chez moi, une forte résistance à tout ce qui touche à la si bien nommée « cellule » familiale. Il fallait que cela fût dit pour passer à la suite.

J’avoue donc que ce Davaï ! m’a fait peur, et ce d’autant qu’il s’ouvre sur une représentation graphique à vingt-six cases de la famille Mordoukhovitch, celle de Lola Miesseroff, l’auteure, complétée, est-il annoncé en bas à droite, d’une « liste alphabétique des principaux personnages en fin de volume ». Du dur, en somme, du sérieux, de quoi ressentir en vrai et d’un seul coup d’œil, le poids des familles. Normalement, confronté à une telle épreuve visuelle, je referme aussitôt l’ouvrage et je passe au suivant de la pile. Ce qui m’a retenu, c’est que je connais Lola, que j’ai lu ses précédents ouvrages et que je sais que la pesanteur n’est pas son truc. L’atteste, entre autres, sa très belle postface – « Mon père, ce héros… » – au livre de mémoire du maquisard Oxent Miesseroff, son père, alias Matteï dans la Résistance et Aliocha pour ses amis. Rien ne justifiait donc que je déserte la tâche. Et je n’ai pas regretté un seul instant ma décision.

On n’entrera pas ici dans le détail, souvent truculent, des destinées de la longue lignée familiale de l’auteure, car il y faudrait des dons de synthèse dont je ne suis pas sûr d’être doté. Reporte-toi donc au livre, lectrice-lecteur, c’est un conseil d’ami. Tu y apprendras, par exemple, comment une « famille passe de l’état civil à des états bien incivils », comment on peut avoir eu pour délicat baby-sitter un futur gardien de fauves du cirque Bouglione, comment on peut divorcer pour « détournement d’affection », comment on peut être juif, « certes oui, mais pas tant que ça », comment on peut être baptisé dans le rite chrétien orthodoxe en étant fille d’un père « farouchement athée » et d’une mère sans foi ni culte, comment une velléité sioniste peut achopper sur un « petit obstacle », comment et pourquoi – toutes générations confondues – les femmes de la saga furent aussi souvent « mauvaises ménagères » que « cheffes de tribu », « matrones bienveillantes », « mères nourricières », « prêtresses de cultes païens » et femmes résolument, radicalement « libres de leur cœur et de leur corps », comment, enfin, la cousine Katia – sans qui « ce livre ne serait même pas la moitié de ce qu’il est », est-il précisé en dédicace – se maria en robe de dentelle noire avec un Michel dont elle était enceinte et qui avait le double de son âge, raison sans doute pour laquelle sa mère l’appelait « le diable » et Katia « le faune ».

Lola Miesseroff, que je sais dure à cuire mais âme tendre, ne m’en voudra pas, je l’espère, si j’écris que ce Davaï ! m’apparaît d’abord comme un cri d’amour à Génia, sa mère, et à Oxent (Aliocha), son père. Génia, de son vrai nom Eugénie, quitte sa terre natale – la Russie – lorsqu’elle a sept ans. Aliocha, lui, né dans une famille bourgeoise d’origine arménienne et tatare, profite de l’occasion qui lui est offerte de poursuivre ses études à l’étranger pour fuir définitivement l’Union soviétique à dix-sept ans. Sans regrets ni remords. Génia arrive à Paris à l’âge de douze ans, en 1925, et vit dans un hôtel miteux de la rue du Théâtre (15e arrondissement) avec sa mère et son beau-père. Quatre ans plus tard, trop indocile, elle se fait virer, pour son plus grand bonheur, d’une pension religieuse de Bourges, apprend par elle-même la dactylographie chez un fabricant de machines à écrire et trouve vite un emploi. Aliocha, au même moment, étudie l’électrochimie à l’université de Liège, puis de Grenoble, mais, les subsides de sa famille venant à manquer, ne termine pas son cursus. Après divers « petits » boulots, dont celui de mineur de fond tout de même, il trouve à s’employer à Lyon comme chimiste dans l’industrie du textile. Le soir, dit-on, il joue du piano et chante dans des cabarets russes. Génia, elle, se marie à dix-huit ans à la mairie du 15e arrondissement avec Ilya Bobovitch, un garçon de son âge, en s’abstenant de passer à l’église ou la synagogue. Pas d’importance pour le jeune couple qui fréquente le Montparno des artistes russes où Valia, la sœur aînée de Génia, qui vit avec Jacques Shapiro, un peintre de La Ruche, fréquente quelques rapins plutôt fauchés mais qui finiront par sortir de la mouise : Soutine, Modigliani, Chagall, Brancusi, Marie Laurencin et bien d’autres. La vie de bohème, en somme, avec ses charmes et ses rêves, mais qui n’empêche pas l’autre vie de pointer son sale nez : enceinte d’Ilya, Génia est contrainte d’avorter parce qu’Ilya ne se sent pas la fibre paternelle. Le couple n’y résiste pas ; Génia quitte Ilya, mais sans divorce. Procédure trop compliquée et trop chère pour eux. Ils resteront mari et femme pendant plus de vingt ans avec tous les ennuis afférents à cette drôle de situation. Exemple : Génia, qui tombe amoureuse d’un certain Rigovine, est mère, en 1934, d’un petit Boba qu’elle ne peut pas reconnaître faute de n’avoir pas divorcé d’Ilya. Le père le déclarera de mère inconnue. Quand le couple, vite, se sépare à la suite d’une tromperie de Rigovine, Génia récupère de force l’enfant et, aidée de sa mère, l’élève seule.

La guerre a, si l’on peut dire, cet « avantage » de remettre les pendules du nécessaire à l’heure des temps maudits qu’elle inaugure. Pour Aliocha-Matteï, c’est l’heure du choix, et il est cornélien. Ayant cru un temps, fort court au demeurant et comme nombre de ses compatriotes, que l’Allemagne pourrait enfin débarrasser la Russie de Staline, il s’engage dans un maquis FFI – pas question de risquer une balle dans le dos chez les « cocos » des FTP – actif dans la vallée de l’Asse, à une trentaine de kilomètres de Dignes (Alpes-de-Haute-Provence). Pour Génia, qui ne s’était jamais « sentie particulièrement juive », c’est l’heure de l’évidence : pour les nazis et les collabos, ils le sont indubitablement, elle et son Boba qui, première humiliation, n’a pas droit, parce que « non-français », à un masque à gaz comme ses copains. Le reste n’allait pas tarder, à commencer par le recensement des juifs et le port de l’étoile jaune. Dès lors, pour éviter tout ennui à son fils, Génia demande à Valia, sa sœur aînée non mariée, celle de la bande des Montparnos, de se déclarer comme étant sa mère à la mairie. Ainsi, son fils, d’un coup, devient légalement son neveu. « Et voilà pourquoi, écrit Lola Miesseroff, mon frère n’est pas mon frère. » Pour le reste, la ruse et la fuite restant les valeurs les plus sûres quand l’étau se resserre, les deux frangines ne se recensent pas, ne portent pas l’étoile jaune et décident de passer en zone nono pour rejoindre Jouka, une tante de leur mère, à Marseille, ville non pas libre mais pour l’heure respirable.

C’est précisément dans Marseille libérée que le maquisard médaillé Matteï – redevenu Aliocha pour les amis et Oxent pour l’état civil – rencontrera Génia. Le reste est attendu. Ils s’aimeront, ils auront une petite Hélène qu’on ne tarda pas à appeler Lola déclarée sous le nom de jeune fille de sa mère et celui de son père. Pour le meilleur et pour le pire, au vu de l’affection complice qu’ils se portèrent et du temps qu’il fallut à cette fille d’apatrides aux identités trop compliquées pour devenir française : vingt ans !

Au point où j’en suis de cette recension, je pense à tout ce que je vais laisser de côté. C’était joué d’avance, d’ailleurs, tant ce Davaï ! – qui ne fait que 176 pages au format de poche – déborde de souvenirs, d’anecdotes, d’informations, d’analyses et de points de vue sur cette « outre-famille » où Lola Miesseroff se sent aussi à l’aise que dans cette « outre-gauche » anti-autoritaire, conseilliste et libertaire qu’elle a décrite dans un précédent ouvrage qui fourmille de témoignages finalement assez rares sur cette petite galaxie que représente une certaine tradition révolutionnaire anti-léniniste toujours vivace. Dans l’un et l’autre livres, Voyage en outre-gauche et Davaï ! – mais également dans Fille à pédés –, l’auteure démontre la même capacité à aller à l’essentiel sans s’étaler et sans jamais faire abstraction de sa subjectivité. Courts, denses et nerveux, ses récits sont aussi reconnaissables que décoiffants. C’est même en cela qu’ils font style.

À la lire, on comprend, et ce dès les premières pages de son opus, ce que Lola doit à Génia, à Aliocha et plus largement à sa « tribu » : un certain rapport à la vie, à la liberté, à l’insoumission, un refus des identités fixes en toutes matières, l’idée que les prolétaires n’ont pas de patrie et la conviction que l’on vit mieux sans dieu ni maître qu’avec. « Tandis que mon père, écrit-elle, a délibérément tout fait pour que mon éducation ne ressemblât pas à celle qu’il avait reçue, chez ma mère l’enseignement et l’exercice de la liberté étaient comme naturels. » Père et mère, il est vrai, semblaient venir d’une autre galaxie où l’anarchisme individualiste d’E. Armand faisait fonction de phare en toutes choses : « nudisme révolutionnaire », « philanthropie amoureuse », « amour plural ». Les règles du père Armand, ils se les appliquèrent à eux-mêmes, ce qui n’allait pas sans risque. Mais, bon, Lola Miesseroff en atteste : « Ils vécurent ensemble pendant quarante-sept ans, ne cessèrent de s’aimer et, même s’ils faisaient parfois mine de n’être que des partenaires, voire des associés, ils restèrent toujours des complices. » On la croit, bien sûr, et la révélation est d’importance sur le plan historique : ce doit être la seule exception d’harmonie chez les couples « armandistes » qui, le plus souvent, terminaient à couteaux tirés.

Cela dit, le principal apport de ce propagandiste du non-conformisme sexuel que Génia et Aliocha firent leurs, c’est indiscutablement la pratique du naturisme comme mode de vie. Ils en furent de grands adeptes – et en devinrent même des militants d’avant-garde en ouvrant, en 1947, le premier centre naturiste de Marseille. Là encore, Davaï ! ne manque pas de détails piquants et instructifs sur cette expérience de longue durée. Lola ne nous dit pas si leur Grand Inspirateur vint les visiter en Provence. Il aurait pourtant pu, même vieux, puisqu’il est mort en 1962.

L’un des derniers combats de Génia et Aliocha fut précisément celui de mourir dans la dignité par suicide assisté. Les quelques pages, fortes, que Lola Miesseroff consacre à ces moments où, fièrement et comme elle le put, elle accompagna son père de quatre-vingt-cinq ans, puis sa mère de quatre-vingt-neuf ans jusqu’au bout de leur longue route, sont proprement bouleversantes.
On laissera à Lola Miesseroff le mot de la fin. Elle raconte que son père, auteur lui-même d’un livre déjà cité sur son expérience de maquisard, se méfiait de ce qu’il appelait le « bidonus », c’est-à-dire cet « art [dont s’accommoda longtemps l’Histoire] de mettre la pureté, la beauté et l’héroïsme dans des choses qui en ont moins ». Ce risque de « bidonus », qui est « désir de magnifier certaines aventures ou mésaventures », Lola espère l’avoir suffisamment contourné en narrant, à partir de sa propre subjectivité, « ces petites histoires qui côtoient la grande Histoire ». On le croit, comme on croit comme elle que l’essentiel réside dans « l’intérêt et le plaisir qu’elles procurent à être contées comme à être lues, faute de quoi elles ne valent pas un clou ».

Davaï, Lola, le plaisir de lire était là !

Freddy Gomez

Entretien avec Torrey Peters sur Madmoizelle

lundi 19 décembre 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien avec Torrey Peters publié sur le magazine en ligne Madmoizelle, le 19 décembre 2022.

« Je voulais créer un portrait réaliste de ce que peut être une détransition »
Rencontre avec l’autrice Torrey Peters

Son premier roman, Detransition, Baby a été acclamé par la critique aux États-Unis. Enfin traduit en français et publié chez Libertalia, il explore avec un humour féroce les questionnements d’une famille en devenir sur les relations amoureuses, le genre et la parentalité.

Une histoire de famille en devenir, pas si éloignée finalement de celle du roi Salomon dans la Bible, mais dans le Brooklyn des années Obama. C’est ainsi que Torrey Peters nous résume Detransition, Baby, son premier roman, sorti aux États-Unis en 2021, et enfin disponible en France chez Libertalia, traduit par Lena Lambla-Kerveillant.
Dans Detransition, Baby, une femme trans, Reese, son ex qui a détransitionné, Ames, et une femme cisgenre enceinte et fraîchement divorcée, Katrina, envisagent d’élever un enfant ensemble. Un récit furieusement drôle, caustique, qui interroge, parfois sans prendre de gants nos conceptions du couple, de la parentalité, nos vies de trentenaire. Son autrice, Torrey Peters, est la première femme trans à avoir été nommée pour le prestigieux Women’s Prize for Fiction, nomination qui lui a valu de violentes attaques transphobes en ligne. Avec elle, on a parlé de son choix d’écrire sur la détransition, mais également du poids de la représentation quand on écrit sur un vécu minoritaire, et de sa tendresse pour les femmes divorcées.

Madmoizelle. Le terme de détransition, présent dans le titre, est aujourd’hui connoté très négativement, car utilisé pour attaquer la communauté trans et faire reculer ses droits. Pourquoi avoir tenu à aborder ce sujet sensible ?

Torrey Peters. Quand on veut détransitionner, il faut d’abord avoir transitionné, donc pour moi, c’est une possibilité, alors pourquoi n’aurais-je pas le droit d’écrire sur quelque chose qui pourrait m’arriver, alors que d’autres personnes pour qui ce n’est même pas une option peuvent le faire et le détourner contre nous ? Je voulais me réapproprier ça, en parler pour que ça existe. Je voulais créer un portrait réaliste de ce que peut être une détransition, mais dans un récit qui n’est pas politisé. Le personnage de Ames détransitionne principalement parce qu’être une femme trans est difficile et je voulais parler de la possibilité du regret.
Le truc, c’est que les gens agissent comme si avoir des regrets était la pire chose au monde, mais pour moi, le regret fait partie du fait d’être adulte, ce n’est pas quelque chose dont on peut se protéger et faire en sorte que personne n’ait jamais à regretter quoi que ce soit. Parfois, on traverse le pays pour un nouveau boulot et ça ne marche pas, mais personne ne vient nous dire qu’il ne faut jamais prendre un nouveau boulot car on pourrait bien le regretter. Pourquoi seulement pour la transition ? Pourquoi seulement quand ça concerne le genre, essaie-t-on de proscrire tout ce qui pourrait donner lieu à des regrets ? C’est infantilisant ! On empêche les personnes trans de faire des choix en tant qu’adultes. Laisser la détransition être instrumentalisée pour écarter toute possibilité de regrets, c’est traiter les gens comme des enfants. Detransition, Baby est un livre pour adultes, qui pose des questions, et on peut se poser des questions complexes sur pourquoi on détransitionne et y penser en tant qu’adultes dotés d’agentivité.

Justement, il est rare de voir la question posée en ces termes, et non à des fins transphobes…

Il y a cette idée que l’on sait que l’on est trans depuis que l’on est enfant, et que l’on va surmonter les obstacles et que l’on ne le regrettera jamais. C’est une attente irréaliste. Ma vie est bien plus facile aujourd’hui, mais pendant longtemps, j’ai su que j’allais devoir faire une croix sur beaucoup de choses pour transitionner. Je savais que ce serait plus dur d’avoir un boulot, qu’il y aurait des conflits dans ma famille, que ce serait plus dur d’avoir des relations amoureuses, que j’aurais moins d’argent, toutes ces choses. Et comme tout le monde, on fait des choix calculés : qu’est-ce que ça va me coûter si je fais ça, et qu’est-ce que j’y gagne ? On fait des équations pour vivre et je me demande pourquoi les personnes trans seraient les seules personnes au monde qui ne feraient pas ça ? Quelles étranges créatures aliénées pensez-vous que nous sommes ? Que l’on ne fait pas de calculs ? C’est fou de croire que les personnes trans ne pensent pas au risque, aux coûts et aux bénéfices, de la même façon que chaque personne dans notre société.

Vous parlez de la transidentité à travers Reese et Ames, mais aussi de l’expérience en tant que femme racisée et hétéro divorcée à travers Katrina. Pourquoi ce personnage compte autant pour vous ?

Ce livre est dédié aux femmes divorcées car beaucoup d’entre elles ont compté dans ma vie. Beaucoup de mes amies sont des femmes divorcées et je me retrouve parfois dans ce qu’elles vivent, dans les questions qu’elles se posent, de la même façon que je me retrouve dans les vécus des femmes trans. Les divorcées se posent les mêmes questions que moi. Elles se demandent comment recommencer à zéro à 30 ans, comment abandonner ses illusions qui ont amené à un échec ? Comment ne pas être amère ? Comment recontextualiser l’histoire de son passé ?
J’ai appris à avancer grâce à des femmes divorcées, y compris dans les livres, Rachel Cusk, Elena Ferrante, que j’ai lues alors que j’écrivais. Tout comme j’en apprends des femmes cis, je crois aussi avoir quelque chose à dire sur le genre dans son ensemble, sur le fait de repartir à zéro, de ne pas aller mieux, sur la manière de penser aux rôles dans la société. Ce que ça signifie d’en prendre un différent, sur ce que cela veut dire d’être coincée dans un rôle à cause de son genre. Ça m’intéresse de penser au-delà de la différence et de penser par analogie. Le revers de ce type de discours intersectionnel que je viens d’avoir, c’est que l’on finit avec une mentalité « ne parlez pas de ce que vous ne connaissez pas » et ça ne m’intéresse pas vraiment de penser comme ça, je préfère essayer de partager l’expérience des autres et en apprendre des autres, et trouver des terrains en commun, des analogies.
Je peux apprendre de l’expérience d’une femme qui divorce plutôt que croire que les seules personnes dont je peux apprendre quelque chose sont les femmes trans. D’un point de vue universitaire, le genre est une construction sociale, et la race en est une autre. On peut dire que les deux fonctionnent différemment, que l’on ne peut pas les comparer et je n’irai jamais dire que c’est la même chose. Le truc, c’est que nos vies sont bordéliques et que l’on n’est pas dans un cours à l’université. La vie, c’est compliqué, on cherche à comprendre de toutes les façons possibles. Si je regarde les expériences de personnes qui subissent des oppressions racistes, je ne vis pas la même chose, ça ne marche pas pareil, mais la façon dont elles s’en sortent, les solutions qu’elles trouvent, comment elles avancent malgré tout, ça, ce sont des choses dont je peux apprendre. Dans le groupe littéraire auquel j’appartiens, nous tirons notre approche de Toni Morrison qui écrit explicitement pour les femmes noires, Audre Lorde, l’anthologie This Bridge Called My Back, ce sont des modèles pour nous aider à créer en tant que femmes trans. Donc, cette idée que l’on ne peut pas dépasser la différence, ce n’est pas mon expérience, je me trompe peut-être, et on pourrait me prouver que j’ai tort, mais pour ma part, j’essaie juste de vivre et je veux puiser du savoir peu importe d’où il vient.

Une des forces du livre, c’est la tendresse que l’on ressent à l’égard de vos personnages, la façon dont on sent que vous les aimez profondément. Comment trouve-t-on cet équilibre face à toutes leurs contradictions, leurs choix parfois contestables, voire franchement détestables ? Comment les aime-t-on malgré tout ?

C’est un énorme compliment. Je suis contente que l’on puisse ressentir cet amour, car je ne peux pas écrire des personnages que je n’aime pas. On passe tant de temps avec eux, on doit les aimer. Et c’est une façon de s’entraîner pour la vraie vie, non ? Je ne suis pas parfaite, et je veux que l’on m’aime malgré ça. Mes amies ne sont pas parfaites, quand elles font des erreurs, quand elles font de la merde, je dois les aimer quand même. La fiction, c’est comme un scénario-test de notre vie.
Avec ce livre, j’étais dans la trentaine, et je me demandais ce que j’allais faire de ma vie, à quoi le reste allait ressembler. J’ai dépassé le stade de la transition, alors est-ce que je veux une famille ? Un mari ou une femme, des enfants ? Un boulot ? Je suis un peu comme le personnage de Reese, j’ai un peu de Ames, il y a des bouts de moi en eux, avec leurs problèmes, et ce qui les rend pénibles. Et je me demande ce qu’ils veulent, ce qui les rendrait heureux. Je les ai regardés essayer de comprendre s’ils veulent un bébé, ils sont un test pour une famille pour moi, ils sont un test pour voir comment aimer des gens qui sont compliqués. Compliqués comme je le suis, mais aussi comme mes amies le sont. Si j’arrive à aimer Reese, alors je peux aimer certaines de mes amies les plus drama. Il y a une phrase très clichée de Joan Didion, « We tell ourselves stories in order to live ». Eh bien, c’est ce que je crois, les histoires sont comme des répétitions en costume ou des entraînements, et je veux être quelqu’un qui aime les gens compliqués.

Autre aspect très fort du livre, c’est que vous êtes parfois assez pédagogue avec la lectrice cisgenre qui n’y connaît rien, mais parfois vous y allez franco, ce n’est pas forcément très tendre. Et il y a malgré cela une forme d’harmonie qui rend le livre accessible…

Il y a eu des étapes où j’ai pensé « oh j’écris pour les femmes trans » mais toutes les femmes trans n’aiment pas ce que j’écris, alors je n’écris pas pour les femmes trans, je n’écris pas vraiment pour les femmes cis, mais c’est une grande partie de mon lectorat. J’en suis arrivée à l’idée que plutôt qu’écrire pour une catégorie d’identité, j’allais écrire pour une catégorie d’affinité. Si je réfléchis en termes d’affinités avec moi, il y a des personnes cis, des personnes trans, c’est comme un diagramme de Venn. Cette affinité me permet d’être sincère. Si on a ce lien, alors cela veut que vous pouvez encaisser ma franchise. Certaines personnes ont taxé mon livre de misogynie ou de transphobie. Cependant, tout ce que je fais, c’est parler de ces sujets de la façon dont j’en parle avec mes amies. Et je suis honnête, je fais confiance à mes lecteurs et lectrices pour lire en toute bonne foi. Je leur fais confiance pour admettre que Reese a peut-être tort et ça ne veut pas dire que j’ai tort ou que toutes les personnes trans ont tort. On me parle toujours du chapitre 2 où Reese sort avec ce cow-boy et elle valide son identité de femme par la violence. Pour moi, c’est une évidence, c’est ce que l’on trouve dans chaque chanson de Lana Del Rey et Reese écoute Lana Del Rey. Pourquoi serait-elle immunisée contre ces mêmes messages que reçoivent les femmes cis en permanence ? Pourquoi n’aurait-elle pas aussi internalisé ça ?

En tant qu’autrice trans qui a écrit un roman avec des personnages trans, appréhendez-vous la question d’une bonne représentation des personnes trans comme un fardeau ?

Je crois que c’est le bon mot. Je crois que la représentation est un fardeau. En tournée, j’ai découvert la différence entre mon travail d’autrice et mon travail de conférencière et j’en viens à les considérer comme complètement opposés. Quand j’écris, je ne cherche pas à représenter, je n’ai pas envie de chercher la phrase qui va pouvoir représenter toutes les personnes trans. Je veux écrire des personnes qui sont des individus et qui cherchent des solutions à leurs problèmes. En tant qu’écrivain, je veux pouvoir dire une blague qui n’est pas pour tout le monde, qui n’est même pas pour les femmes trans, comme celle de Reese et de ses aspirations bourgeoises. C’est drôle, parce que c’est Reese, mais ça peut ne pas être drôle quand on est une personne latina migrante qui a besoin d’une carte de résident pour travailler, parce que l’on n’aspire pas à un joli luminaire dans la cuisine et un mixer.
Je ne veux pas écrire pour toutes les personnes trans. Je ne crois pas avoir un style représentationnel. C’est très centré sur les personnages, vers les individus, et vers l’ironie et l’humour. L’humour n’est pas universel. Je suis partie en tournée, j’ai commencé à parler à la presse et j’ai découvert que ce je disais était pris comme quelque chose de représentatif. Une de mes premières erreurs a été quand quelqu’un m’a questionné sur J.K. Rowling et j’ai parlé librement d’elle, je n’ai même pas été méchante, et même plutôt sympa. Et j’ai réalisé que tous ces gens pensaient que je parlais au nom des personnes trans, que je pardonnais J. K. Rowling au nom des personnes trans alors que je disais juste ce que je pensais. Je vis entourée de personnes trans, mais en tournée face à des personnes cis, je suis peut-être la troisième personne trans qu’elles rencontrent dans leur vie et pensent que l’on a toutes le même avis. J’étais loin de ça en tant qu’autrice, mais en devenant une figure en dehors du livre, je me suis retrouvée à prendre le poids de la représentation. Depuis, retourner à cette place pour écrire aussi librement que n’importe quel auteur a été la chose la plus dure à faire.

Sans spoiler, la fin du livre est assez ouverte, pourquoi ce choix ?

À la fin, ils se retrouvent face à la même question : peut-on faire famille ensemble en mettant de côté ce que l’on a fait avant ? Pour moi, c’est ça qui compte, se poser les questions difficiles de façon honnête, sans fards, sans rien occulter. Et je ne crois pas qu’il y ait une réponse universelle à cette question. Je suis une millenial, c’est une question générationnelle : va-t-on reproduire la famille nucléaire ? Va-t-on se tourner vers le polyamour ou avoir des unions monogames ? Je ne crois pas que la réponse de ma génération soit « élevons un enfant à trois, une femme cis, une femme trans, et une peut-être femme trans ». On aura la réponse avec la prochaine génération quand elle nous regardera et verra comment nous, les millenials avons vécu.

Maëlle Le Corre

Libertalia dans M le magazine du Monde

jeudi 8 décembre 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans M le magazine du Monde, le 8 décembre 2022.

Avec son jeu Antifa, l’éditeur Libertalia se joue du Rassemblement national

En sortant le jeu de société antifasciste Antifa, la maison d’édition indépendante a été prise pour cible par l’extrême droite fin novembre. Cette publicité inattendue a toutefois dopé les ventes et permis de renflouer ses caisses.

Sur les murs, des affiches illustrées de figures révolutionnaires comme Angela Davis, Rosa Luxemburg ou encore Louise Michel donnent le ton. Située à Montreuil (Seine-Saint-Denis), la librairie de quartier Libertalia, ouverte en 2018, est traversée d’une certaine agitation en cette matinée glaciale du 2 décembre. Entre les clients qui flânent et les coursiers venus livrer des ouvrages, les propriétaires font tout autre chose que vendre des livres. Ils préparent quelque 800 envois d’un jeu de société pas tout à fait comme les autres, baptisé « Antifa ». «  On fait tout nous-mêmes. L’emballer dans du papier bulle, le mettre dans un colis, et le poster », rapporte Charlotte Dugrand, cofondatrice de la maison d’édition Libertalia, dont la librairie est une déclinaison.
Depuis le 26 novembre, ce jeu de simulation et de « gestion » de groupe antifasciste est la cible de l’extrême droite. Après des tweets du député RN Grégoire de Fournas ainsi que d’un syndicat de police interpellant la Fnac, l’enseigne s’est décidée à le retirer temporairement des boutiques, provoquant aussitôt de vives réactions à gauche. Même s’il a été remis en vente quelques jours plus tard, cela a suffi pour provoquer un spectaculaire effet Streisand : des internautes l’ont commandé en masse, jusqu’à la rupture du stock. Et les commandes continuent à affluer : « On en est à une toutes les trois minutes », rapporte Nicolas Norrito, lui aussi cofondateur de la petite maison d’édition.

Proposer de l’engagé et de l’enragé

Libertalia (un nom inspiré d’une colonie libertaire du XVIIe siècle fondée par des pirates sur l’île de Madagascar) est une maison « totalement » indépendante. Elle est créée en 2007 par Charlotte Dugrand, correctrice pour la presse, son compagnon, Nicolas Norrito, ancien professeur de français en Seine-Saint-Denis, et Bruno Bartkowiak, graphiste, puis déclinée, onze ans plus tard, en librairie.
Les trois amis, passionnés d’histoire, se sont rencontrés en créant des fanzines et en militant au sein du syndicat anarchiste Confédération nationale du travail (CNT), dans les années 1990. « On voulait défendre toutes les formes d’émancipation, proposer de l’inédit, mais surtout de l’engagé et de l’enragé pour le peuple », se souvient Nicolas Norrito. Sans aucun fonds ni plan de financement, ils fabriquent leur première publication grâce à l’organisation de concerts de punk rock à Paris. L’ouvrage pionnier, Le Mexicain, est une nouvelle de l’auteur socialiste révolutionnaire Jack London relatant la conquête du pouvoir par des paysans mexicains en 1910.
Depuis quinze ans, Libertalia laisse une grande place à des textes sur les mouvements historiques et sociaux de gauche. Des questionnements sur l’anarchisme, de l’analyse du « mythe identitaire » autour de Charles Martel et la bataille de Poitiers, en passant par la révolution russe d’octobre 1917. La maison, qui a publié plus de 200 ouvrages à ce jour, édite également des textes plus actuels, qui couvrent les mouvements sociaux et sociétaux.
Leur dernier succès ? Un pamphlet du journaliste sportif Nicolas Kssis-Martov, Qatar, le Mondial de la honte, publié en octobre. Ami de longue date du couple d’éditeurs, l’auteur ne s’imaginait pas publier cet essai ailleurs. « La maison est idéale pour ce type d’ouvrage qui pense la culture populaire d’un point de vue politique. Je cherchais une collaboration professionnelle mais surtout militante et dissidente », explique-t-il.

S’affranchir des subventions de l’État

Cette ligne éditoriale a convaincu La Horde, créateur du jeu Antifa, de se tourner vers eux. D’abord utilisé lors de rencontres organisées par cette association antifasciste, le jeu bénéficie d’un petit bouche-à-oreille. C’est en y jouant que les trois propriétaires de Libertalia se décident à le fabriquer. Une première pour eux. « L’avantage de Libertalia est qu’elle est aussi diffuseuse. On n’aurait jamais pu produire notre jeu sans son soutien technique, rapporte Hervé, membre du groupe antifasciste. La maison d’édition a pris un gros risque éditorial, vu les idées véhiculées, mais également financier : sa fabrication a coûté 30 000 euros. » L’éditeur et l’association le commercialisent en novembre 2021, puis, un an plus tard, mettent en vente une version retravaillée tirée à 4 000 exemplaires.
L’inattendu succès commercial permet à Libertalia de souffler. « Le premier semestre 2022 a été tellement difficile que je réfléchissais à ne plus me rémunérer », rapporte Charlotte Dugrand, salariée à plein temps de la maison d’édition, tout comme le graphiste Bruno Bartkowiak. Nicolas Norrito, lui, se rémunère grâce à la librairie, qu’il gère à plein temps depuis son ouverture. Ce choix leur permet de salarier une autre libraire mais aussi de maintenir à flot les finances de toutes leurs activités, eux qui souhaitent « s’affranchir » au maximum de toute subvention de l’État. « C’est notre côté anarchiste », – commente Nicolas Norrito.
Pour autant, le rythme de leur vie professionnelle n’est pas toujours en accord avec les valeurs de gauche que leurs livres aiment défendre. « On est militants… mais on reste commerçants », souligne Nicolas Norrito, profondément désespéré. Entre le travail d’édition et la librairie, ils travaillent sept jours sur sept, à raison d’une dizaine d’heures par jour. « Beaucoup trop, selon l’ancien professeur. Alors qu’idéalement, on travaillerait douze heures par semaine. » En attendant de pouvoir lever le pied, le trio s’attelle à préparer la sortie de leur prochain ouvrage, en janvier, Plaidoyer pour la langue arabe, de l’ancienne diplomate Nada Yafi. Mais, surtout, ils peaufinent la réimpression du jeu Antifa, ce qui ravit Nicolas Norrito. « Pour une fois, on peut dire merci aux fachos. »

Christelle Murhula

Mutineries, sur lundimatin

lundi 5 décembre 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur le site lundimatin, le 5 décembre 2022.

À bord des vaisseaux insurgés, 1789-1802
Note de lecture

Les camarades et ami·e·s de Libertalia entretiennent un rapport particulier à la mer, aux marins et à la lutte des classes.

Le choix du nom de leur maison d’édition devrait nous renseigner suffisamment à ce sujet : en effet, « Libertalia » avant d’être l’un des titres publiés par ladite maison, fut le nom attribué par son auteur, Daniel Defoe, à une « utopie pirate » installée à la fin du XVIIe siècle au nord de Madagascar. « Le mythe de Libertalia, utopie pirate en actes, est resté une source inépuisable d’inspiration parmi la gauche libertaire », écrivait le regretté David Graeber en préface à ses Pirates des Lumières, ajoutant : « La possibilité de faire paraître ce livre chez un éditeur nommé Libertalia était trop tentante pour que j’y résiste. » Et non seulement il y avait le nom, mais encore le fonds : en effet, Libertalia avait déjà publié, avant Graeber, les sommes de Marcus Rediker, Pirates de tous les pays et Les Forçats de la mer. Ce dernier titre nous rapproche de notre lecture d’aujourd’hui, puisqu’il s’intéresse aux marins en général, et pas seulement aux pirates. Niklas Frykman s’inscrit complètement dans la continuité de son « ami camarade et mentor, Marcus Rediker », en ce qu’il considère, comme lui, que les marins des XVIIe et XVIIIe siècles, soit la période de mondialisation du capitalisme autrement nommée avènement de la modernité, « étaient de simples prolétaires partant en mer, issus du premier groupe important de travailleurs ayant vendu leur force de travail aux capitalistes marchands ». Ces marins furent « au centre des conflits de classe qui ont émergé entre le capital et le travail à partir du XVIIIe siècle […]. Ils ont inventé la grève, qui deviendra l’une des armes les plus importantes du prolétariat mondial. Les marins ont également relié diverses catégories de producteurs – esclaves, domestiques, artisans et autres travailleurs – et leurs luttes à travers l’espace et le temps. Même le drapeau rouge du socialisme et du communisme était au départ un symbole maritime, utilisé par les pirates et la flotte dans les batailles pour signifier qu’aucun quartier ne serait fait ou accepté au cours de l’assaut, que ce serait un combat à mort. » Un irréductible antagonisme de classes, donc, qui se donne à voir dans l’une des ses formes les plus pures au cours des mutineries qui eurent lieu « à bord des vaisseaux insurgés » entre 1789 et 1802. J’avoue que jusqu’ici, j’avais moi aussi une vision quelque peu « romantique » et « condescendante » des gens de mer de cette époque, les considérant « comme une version désuète, fascinante, exotique et excentrique de “l’Autre” » et, partant, « comme des acteurs historiques sans importance ». J’avais tort. J’aurais pourtant dû me rendre compte que la naissance et l’expansion fulgurante du capitalisme marchand reposaient en très grande partie sur le « commerce triangulaire », soit l’exportation de marchandises depuis la métropole vers les côtes de l’Afrique où l’on raflait des esclaves, lesquels étaient déportés vers les « îles à sucre » où ils étaient débarqués, le sucre, le café et autres épices et denrées coloniales venant les remplacer dans les cales des navires de retour vers les ports « négriers » de l’Europe occidentale. Cette première mondialisation reposait donc sur les épaules des matelots, lesquels étaient exploités sans vergogne par les armateurs et les compagnies de commerce des Indes orientales et occidentales. Compagnies françaises, anglaises et hollandaises avant tout, sans oublier les espagnoles. Mais la dureté des conditions de travail à bord des navires marchands n’était rien, semble-t-il, à côté de celle qui régnait sur les navires de guerre, dont le nombre augmenta sans cesse au cours du XVIIIe siècle, en même temps que les échanges commerciaux entre les métropoles et leurs colonies, qu’il fallait protéger contre les puissances impérialistes rivales. Au début des années 1790, alors que la guerre reprenait entre la France en révolution et les forces d’Ancien Régime principalement représentées, sur mer, par la Royal Navy britannique, « les flottes européennes totalisaient ensemble 600 vaisseaux de ligne de bataille, presque autant de frégates et près de 2 000 corvettes, bricks, avisos et autres navires de moindre dimension. Tous ces navires embarquaient plus de 6 000 canons, soit dix fois la quantité de pièces d’artillerie alors en usage dans l’ensemble des armées de terre du continent, et approximativement 350 000 hommes d’équipage, équivalant à presque toute la main-d’œuvre maritime qualifiée des pays riverains de l’Atlantique nord. » D’où un premier problème, celui du recrutement des marins. La plupart d’entre eux répugnaient à servir dans la marine de guerre car non seulement ils y étaient moins bien payés que dans la marine marchande, mais encore et surtout, les navires de guerre de l’époque s’apparentaient à des bagnes flottants pour les simples matelots (à quoi il fallait ajouter l’éventualité de mourir dans un combat naval). C’est pourquoi les Amirautés n’hésitaient pas à recourir à la force pour embarquer des matelots. Ainsi La Royal Navy avait-elle systématiquement recours, avec l’aval du Conseil privé du souverain britannique, à ce que l’on appelait des press gangs qui, en cas de besoin, « déferlaient […] sur les villes portuaires et les rades, enlevant sans aménité tous les marins sur lesquels ils pouvaient mettre la main pour les conduire sur les vaisseaux de Sa Majesté en manque de personnel qualifié » (p. 39). Frykman cite un témoin de l’époque, un officier de la marine suédoise en escale près de Douvres :

« Cela fonctionne ainsi. Quand un navire marchand jette l’ancre, on envoie un sloop transportant des hommes en armes, qui prennent tous les marins les plus utiles. […] Ces malchanceux sont aussitôt emmenés sur un vaisseau de guerre et, même s’ils sont restés longtemps éloignés de chez eux et de leurs proches, ils ne seront plus jamais autorisés à poser un pied sur la terre ferme. » (p. 39)

Cette pratique du recrutement forcé provoquait de nombreuses échauffourées, souvent extrêmement violentes et entraînant des morts d’hommes. En fait, il y avait suffisamment de marins en temps de paix – principalement dans la marine marchande. Mais dès que la guerre éclatait, la demande en hommes doublait car, tout en assurant le fonctionnement des vaisseaux de guerre, à bord desquels pouvaient travailler, selon leur taille, jusqu’à plusieurs centaines d’hommes, il n’était pas question d’abandonner le commerce maritime qui était à l’origine de la puissance du Royaume-Uni.
Il ne faut pas chercher bien loin les causes de la difficulté du recrutement : il s’agissait véritablement d’un travail de « galérien » (même si les galères en tant que telles avaient disparu depuis un certain temps déjà). « Tout individu qui montait pour la première fois à bord d’un vaisseau de guerre était saisi d’un profond ébahissement. Quel que fût le cours de son existence auparavant – qu’il fût un philosophe de la classe moyenne ou un marin expérimenté, un paysan sans terre ou un artisan au chômage –, il ne s’était encore jamais trouvé dans un environnement aussi artificiel et aussi peu familier. Ce n’était en effet que très rarement, au XVIIIe siècle, que des centaines d’hommes travaillaient ensemble en un espace clos. Il était encore plus rare de voir autant d’êtres humains coordonner leurs tâches pour faire marcher une seule machine, comme c’était le cas à bord d’un grand navire de combat. À l’époque, très peu de gens avaient fait l’expérience de la discipline du travail industriel. C’est à peine si la masse du peuple concevait que l’horloge puisse avoir un rapport avec les horaires de travail. Mais en rejoignant l’équipage d’un vaisseau de guerre, les nouvelles recrues se retrouvaient subitement plongées dans une société de masse microcosmique, où des centaines d’homme travaillaient sans relâche, sous la surveillance constante des officiers. […] Les hiérarchies étaient strictement définies et imposées avec brutalité. Le pouvoir formel se concentrait tout entier dans la personne du capitaine, dont l’autorité à bord ne connaissait pas de limites et était répercutée par le corps des officiers sur le reste de l’équipage, les matelots du pont inférieur. » (p. 56-57)
Sur ces vaisseaux, on embarquait beaucoup plus d’hommes qu’il n’aurait été nécessaire pour en assurer simplement la manœuvre : c’est qu’il fallait du monde pour servir les pièces d’artillerie pendant les batailles (lesquelles se terminaient la plupart du temps en immondes boucheries, des centaines d’hommes étant tués ou mutilés par les canons ennemis qui visaient au ras du pont, « dans le tas »). Que faire pour tenir tranquilles tous ces surnuméraires ? Eh bien, on s’organisait pour les faire bosser dur, et tout le temps : « La journée de travail, sur un navire de guerre britannique, commençait à 4 heures du matin, lorsqu’une des deux équipes de quart recevait l’ordre de briquer le pont, l’une des activités les plus pénibles à bord. “Ici les hommes souffrent d’être obligés de s’agenouiller sur le pont trempé, où a été répandu un sable graveleux. Pour accomplir cette tâche, ils doivent se mettre à genoux nus pour frotter le pont avec une pierre et ce sable, qui souvent les blesse cruellement.” Ce travail se poursuivait pendant trois heures et demie, jusqu’au petit-déjeuner, après quoi l’autre équipe se mettait à briquer le pont à son tour. » (p. 60)
Frykman cite le lieutenant Thomas Hodgskin qui expliquait que les capitaines cherchaient à occuper sans cesse leurs hommes, « tant ils craignaient que l’oisiveté puisse mener à la réflexion », laquelle aurait pu les conduire à « comparer leur situation à celle de leurs compatriotes ou à ce qu’ils avaient été avant », et les inciter « à se venger de l’oppression qu’ils subissaient » (p. 61).
Mais bien sûr, le travail seul n’aurait pas suffi à maintenir la discipline : « un “système universel de terreur” prévalait à bord » (p. 63-64). Les châtiments variaient d’une marine de guerre à l’autre, mais partageaient tous une férocité sans nom : « isolement cellulaire, travaux forcés, mise au pilori, bain forcé, marquage au fer rouge, langue arrachée, main coupée, immersion par-dessous la quille (supplice nommé “grande cale”), bouline, flagellation répétée sur chaque vaisseau de la flotte, pendaison, suspension jusqu’à la mort à un gibet pour l’exemple, noyade, décapitation, décimation, arquebusade et supplice de la roue… La plupart de ces punitions étaient rarement appliquées, mais, dans la marine britannique notamment, la pendaison et la flagellation répétée (pouvant atteindre jusqu’à 800 coups de chat-à-neuf-queues) étaient assez courantes […] » (p. 65).
David Graeber a résumé cette situation en soutenant que « la discipline moderne de l’usine est née dans les plantations et sur les navires. Plus tard, les premiers industriels adoptèrent ces méthodes consistant à transformer les êtres humains en machines, dans les fabriques de Birmingham et Manchester. »
Malgré ces conditions effrayantes (ou à cause d’elles, peut-être), les marines de guerre connurent relativement peu de mutineries avant la période étudiée par Frykman (leur nombre a probablement été sous-estimé car certaines d’entre elles furent sauvagement réprimées sans pour autant être documentées – il en allait aussi de la réputation des officiers auprès de l’Amirauté : une mutinerie à bord du vaisseau dont ils avaient la responsabilité n’était jamais un bon point pour eux).La manière la plus courante de résister à cette terreur était d’y échapper en désertant – ainsi que le firent, « selon les calculs de l’amiral Nelson, quelque 42 000 matelots […] entre 1793 et 1802 » (p. 78), et ce alors que le total des effectifs de la marine du Royaume-Uni s’élevait à 120 000 hommes. Et les chiffres étaient plus élevés encore dans les marines française et hollandaise, avant tout parce que le blocus continental britannique contraignait les navires à rester à quai, ce qui facilitait d’autant les désertions.
C’est probablement la Révolution française qui mit le feu aux poudres. Le 1er décembre 1789, Toulon, son port et son arsenal entraient en insurrection. Pierre-Victor Malouët, l’intendant de la Marine à l’arsenal, une sorte de super PDG du chantier naval, lequel, sous sa direction, avait été à la pointe, avec Brest et Rochefort, de l’effort d’investissement dans la marine de guerre qui avait porté la flotte française au même niveau que la Royal Navy, soit la superpuissance maritime de l’époque, avait déjà quitté ses fonctions pour devenir député à la Constituante. Mais la réduction des salaires des matelots et des ouvriers de l’arsenal qu’il avait mise en œuvre depuis une décennie, grâce à une politique de privatisation et de sous-traitance à des entrepreneurs privés (ça ne vous rappelle rien ?), combinée à la quasi-faillite de l’État fin 1788, aggravée par un hiver 1788-1789 exceptionnellement rigoureux, amenèrent une situation explosive dans la rade de Toulon (où la moitié de la population adulte masculine travaillait à l’arsenal). Déjà en mars 1789 se produisit une « émeute frumentaire » (afin d’obtenir du blé – et donc du pain). Dès le mois d’août se formait une garde nationale arborant la cocarde tricolore et intégrant des ouvriers et des artisans. « La classe ouvrière toulonnaise, jusque-là plutôt docile, s’affirmait comme une formidable force révolutionnaire. Après avoir dominé la vie politique de la ville pendant près de trois siècles, le corps des officiers de marine se retrouvait brusquement en plein territoire hostile. » (p. 87-88) La journée du 1er décembre fut le résultat d’une tentative du commandant du port militaire d’opposer les artilleurs de marine qu’il commandait à la garde nationale. Mais non seulement les « canonniers-matelots », fraternisant avec les gardes nationaux, refusèrent de lui obéir, mais ils l’arrêtèrent et avec lui plusieurs autres officiers de haut rang. Avec cette mutinerie, « c’était la masse des sans-grade de la marine française, la deuxième du monde par sa puissance de feu et ses effectifs, qui rejoignait ainsi le camp de la Révolution » (p. 88).
Un vent de panique souffla parmi les officiers de marine de tous les ports français, mais aussi (et surtout) parmi les planteurs esclavagistes des colonies. En effet, l’Empire colonial français dépendait entièrement de la docilité des matelots de la « Royale » qui devaient protéger leur lucratif commerce triangulaire… Et Pierre-Victor Malouët était mieux placé que quiconque pour le savoir : car il était lui aussi un de ces négriers, planteur de canne à sucre à Saint-Domingue, la « perle des Antilles », la plus riche des colonies de l’époque. Quand la nouvelle de l’insurrection toulonnaise arriva à l’Assemblée constituante, voici ce qu’il déclara devant ses collègues députés : « Messieurs, après les détails que vous venez d’entendre, nous sommes tous fondés à nous demander ce qu’est devenu le gouvernement, l’autorité des lois, et sur quels fondements repose la liberté publique, et qui commande enfin dans cet empire. » (p. 90, c’est moi qui souligne). On voit bien ce qui était en jeu : dans le discours du négrier, il s’agissait du commandement général, du gouvernement en somme, capable de garantir le bon fonctionnement des affaires en protégeant la propriété, y compris celle des esclaves. Mais lors de chaque mutinerie sur un ou plusieurs navires, c’était le même principe qui était en jeu, comme il l’était lors des révoltes d’esclaves dans les plantations, comme il le fut lors de la révolution en Haïti – et l’on comprend alors pourquoi , dans chacune de ces situations, les défenseurs de l’ordre établi se montrèrent aussi impitoyables lorsqu’ils parvenaient à prendre le dessus sur les insurgés – et même lorsqu’ils n’y parvenaient pas : voir comment les États français puis américain, et les banques des mêmes États, ont fait si chèrement payer son émancipation au peuple haïtien depuis plus de deux siècles – ces gens- là n’oublient jamais rien, et ils ont la rancune tenace.
Tout un chapitre de Mutineries est consacré aux péripéties des matelots français pris entre les exigences du parti colonial, qui voulait les enrôler dans sa lutte contre les esclaves révoltés, et celles de la Révolution, qui se montra tout aussi dure envers eux que l’avait été l’Ancien Régime.
Pendant ce temps, se développait dans la Royal Navy un mouvement d’abord simplement revendicatif (de type « syndicaliste » avant la lettre) puis carrément politique, avant de tourner, après les répressions toujours aussi atroces des précédents mouvements, à une sorte d’action directe ultra-violente contre les officiers (cette dernière se terminant elle aussi par l’écrasement des mutins au moyen des mêmes méthodes terroristes qui avaient dès longtemps fait leurs preuves). Trois chapitres du livre sont consacrés à ces différentes phases, sur lesquelles je ne m’attarderai pas en détail : j’en dirais trop ou pas assez, mais forcément mal. Si vous vous intéressez à l’histoire des révoltes et de la lutte des classes, alors il faut absolument lire ce livre. Vous y apprendrez qu’au cours de l’année 1797, une énorme mutinerie eut lieu dans la Royal Navy : « Au total, plus de 40 000 hommes travaillant sur une centaine de navires tinrent tête à leurs officiers et refusèrent de participer à la guerre pendant presque deux mois. » (p. 245) Comme cela avait déjà été le cas dans la flotte française, ils réclamaient avant tout, outre des augmentations substantielles de salaires et de meilleures conditions de vie, l’assouplissement, sinon l’abolition du régime disciplinaire qui faisait des navires de véritables bagnes flottants. Pendant les deux mois du mouvement, ils s’organisèrent en « conseils » et arborèrent le drapeau rouge en signe de détermination.
On lira dans le livre les détails de la répression. Les chefs militaires et leurs commanditaires capitalistes avaient eu peur. Ils s’organisèrent afin que cela ne se reproduise jamais : « Afin de contenir toute contagion de la mutinerie, les autorités britanniques s’efforcèrent d’empêcher les anciens mutins en fuite de rejoindre la marine marchande, espérant éviter ainsi qu’ils transmettent leur expérience aux “colonies lointaines”. L’Amirauté suggéra avec insistance aux membres influents du négoce maritime national de faire paraître “immédiatement et publiquement une résolution stipulant l’interdiction d’employer un marin qui, après une certaine période, ait persisté dans son état d’insubordination”. Peu après, la puissante Union des marchands, propriétaires de navires et autres personnes ayant des intérêts dans la navigation – à laquelle appartenaient le Premier ministre William Pitt, le président de la Compagnie des Indes orientales Hugh Inglis, le gouverneur de la Banque d’Angleterre Thomas Raikes, l’ancien président de la Société des marchands des Antilles britanniques et de la Compagnie des docks de Londres Richard Neaves, ainsi que quarante-six autres influents personnages de haut rang – répondit à cet appel du pied en proclamant publiquement : “Dorénavant, aucun marin ne pouvant présenter un certificat provenant de son ancien commandant, attestant d’une conduite obéissante et disciplinée, ne pourra être employé au service des signataires.” En outre, ils décidèrent de “créer un fonds, basé sur une souscription volontaire […] et ayant pour but de débusquer et de traduire en justice les traîtres tapis dans l’ombre qui ont fomenté et attisé la mutinerie […] » (p. 293-294)
Une fois de plus, je n’ai donné qu’un faible aperçu de ce livre, et accordé peut-être trop de place au point de vue de l’ennemi de classe… C’est parce qu’il donne, par contraste, une bonne idée, me semble-t-il, de la puissance de ces mutineries et de leur enjeu, ni plus ni moins que le renversement des exploiteurs. Si vous voulez en savoir plus sur l’organisation des mutins, sur leurs revendications, sur leur usage du drapeau rouge, alors lisez Niklas Frykman, cela vaut le détour.

Franz Himmelbauer (pour Antiopées)