Éditions Libertalia
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mardi 5 mai 2015 :: Permalien
Entretien publié en avril 2015 sur le Jacoblog.
Huit ans. Huit ans que le drapeau rouge et noir de la flibuste livresque flotte au vent de l’édition indépendante. Huit ans et quelque soixante-dix bouquins de derrière les fagots de l’alternative culture libertaire, antiautoritaire et anticarcérale. Car publier un livre n’est ni une chose aisée, ni même une entreprise neutre. Il faut souquer, aimer le texte, tirer des bords, corriger le texte, ça gîte sec aussi parfois, souvent niveau finance mais les 40e rugissants en valent le coup, et c’est toujours une aventure de pirates où l’on va à l’abordage du lecteur. Dis-moi ce que tu publies et je te dirai qui tu es… et tu nous diras qui tu es plutôt. Libertalia est une maison d’édition qui nous montre que l’engagement c’est la vie et qui, en huit années d’un dur, laborieux, artisanal mais aussi jouissif labeur a su distiller dans son catalogue un fameux arsenal dialectique de critique sociale. La crique du capitaine mais sans capitaine, ni dieu ni maître. Ils sont trois flibustiers, Nicolas Norrito, Charlotte Dugrand et Bruno Bartkowiak, à faire voguer le navire Libertalia, aidés par une horde de pirates de la plume et du texte. Et nos trois matelots, pas ceux de la chanson bretonnante, ceux de Montreuil et Toulouse, viennent tout juste de sortir l’extraordinaire Des hommes et des bagnes du docteur Léon Collin. C’est un document totalement inédit sur l’enfer carcéral et colonial, une source majeure sur l’histoire des camps à la française découverte récemment par Philippe, le petit-fils de cet honnête toubib qui voyagea de 1907 à 1913 vers la Guyane et la Nouvelle Calédonie et qui eut l’heureuse idée de prendre des notes et des photographies. À travers ces clichés et ce texte, vous allez plonger dans le bas-fond des bas-fonds. Un voyage dont on ne revient pas totalement indemne même si les voyages sont à la mode. Nous avons interviewé Philippe Collin il y a peu. Les livres, l’édition, la prison, le bagne… À son tour, Nicolas pour a bien voulu, pour Libertalia, se soumettre au jeu des dix questions du Jacoblog.
Libertalia, c’est une maison d’édition anarchiste ? Pourquoi ce nom ?
C’est très clairement une maison d’édition issue du mouvement libertaire, puisqu’on vient de la contre-culture punk/redskin et du militantisme anarcho-syndicaliste et qu’au départ, on a pensé Libertalia comme le prolongement logique de nos autres activités : on faisait de la musique, on organisait des concerts, on animait un fanzine (Barricata), on prenait part à des tas de manifs, il manquait un maillon essentiel : l’objet-livre. Pour autant, Libertalia ne se limite pas à la rhétorique anarchiste, il s’agit d’une maison d’édition de critique sociale. Et du réformisme radical aux confins de l’autonomie, le spectre embrassé est large.
Le nom est emprunté à Daniel Defoe et à L’Histoire générale des plus fameux pirates, dont nous avons réédité les chapitres qui racontent l’aventure de cette mythique république égalitaire sise au large de Madagascar.
Qui fait quoi à Libertalia ? Où peut-on trouver vos livres ?
Nous sommes trois depuis les débuts. Bruno est le « directeur artistique ». Concrètement, c’est lui qui contrôle toute l’image de Libertalia : graphiste, dessinateur et Webmaster, il intervient également dans le choix des textes puisqu’on travaille selon la règle de l’unanimité (à trois, c’est quand même préférable !). Charlotte est correctrice pro pour Flammarion mais dédie une grande partie de ses semaines à corriger et à réécrire nos livres. On trouve des fautes dans nos ouvrages, mais peut-être moins qu’ailleurs puisque nous consacrons un temps considérable à vérifier toutes les informations, donc tous les noms propres, les dates, les références bibliographiques… En cela, on tente de s’inscrire dans la grande tradition militante des correcteurs d’imprimerie, aristocratie ouvrière et bastion des minorités révolutionnaires du siècle xx. Un jour on proposera un livre sur les correcteurs, car de Georges Navel à Benjamin Péret, en passant par Rirette Maîtrejean, May Picqueray, Daniel Guérin et Pierre Monatte, nombreux sont ceux dont on aimerait, fût-ce modestement, poursuivre la quête.
Mais Charlotte, pour revenir à elle, fait bien plus que la correction puisqu’elle intervient aussi au niveau de l’éditorial, de la diffusion, de la présence dans les salons, des relations avec les libraires et la presse, etc.
Quant à moi, je m’occupe principalement d’éditorial et du suivi avec l’imprimerie La Source d’or (Clermont-Ferrand) et le diffuseur Harmonia Mundi (Arles). Donc le plaisir d’éditer, la gratification symbolique, mais aussi la terrible angoisse des factures en retard.
Par ailleurs, on peut compter sur le soutien actif d’une bonne dizaine de copains et copines, qui nous aident en lisant des manuscrits, en suivant des traductions, en faisant une deuxième correction, en rédigeant des préfaces ou postfaces, en tenant les stands… Je ne vais pas les citer, mais sans eux, on ne tiendrait pas.
Où trouver nos livres ? Eh bien dans presque toutes les librairies de France et dans quelques lieux au Québec, en Suisse et en Belgique. Mais également dans beaucoup d’infoshops.
Avec une bonne soixantaine de titres au compteur depuis 2007, Libertalia paraît particulièrement dynamique et productive. Faut-il publier beaucoup pour vivre de l’édition ? Vous comptez vous arrêter quand ?
Plutôt 70 titres en réalité. On fait désormais entre 12 et 14 livres par an, nous n’arrêtons donc jamais. Nous ne vivons pas des ventes de la maison d’édition, même si nous arrivons à payer les traducteurs, auteurs, illustrateurs et parfois à dégager de (petits) compléments de salaires qui compensent ce que nous ne gagnons plus ailleurs. Prof de français en collège à Montreuil, j’opte pour un mi-temps à la prochaine rentrée, l’activité croissante de Libertalia – et ma santé physique comme mentale – l’exige. Mais arriverai-je à compenser la perte de fonds ? Rien n’est moins sûr. Si nous publions beaucoup, ce n’est pas par souci de faire de la trésorerie, mais parce qu’on a des projets plein nos cartons, qu’on nous soumet des manuscrits qui sont meilleurs qu’avant et qu’on a envie de publier tout ce qui est bon et œuvre en faveur de l’émancipation. Par conséquent, tu auras compris que nous n’avons absolument pas l’intention d’arrêter. On en reparle dans trente ans ?
Y a-t-il une ligne directrice dans le choix des publications ?
C’est une question difficile… On a une ligne éditoriale assez « musclée », mais elle continue à se construire – peut-être à s’affiner – au gré des publications, des rencontres et des envies. Nous avons en tête trois projets de nouvelles collections : théâtre en lutte, histoire de l’édition critique, jeunesse. D’une façon générale, la ligne de Libertalia est le reflet de ce que nous avons dans les tripes, de ce que nous ressentons, éprouvons, aimons ou rejetons. Je suis hanté par l’histoire du mouvement ouvrier, et des minorités révolutionnaires en particulier, cela se ressent nécessairement au niveau des publications ; préoccupé également par les résurgences xénophobes et autoritaires, par conséquent la lutte antifasciste traverse tout notre catalogue. Enfin, je suis sensible à l’esthétique de la marge et tends à magnifier tout ce qui vient d’en bas, des « émotions populaires » du xviiie siècle aux contre-cultures de notre temps.
Certains titres ont-ils été plus marquants que d’autres ? Quels sont les projets qui tiennent Libertalia à cœur ?
Je n’ai pas envie de revisiter toute l’histoire de Libertalia, ce serait long et puis on l’a raconté ailleurs (voir en particulier l’interview publiée par le site Article 11). La collection dont je suis le plus fier en ce moment, c’est la collection d’histoire intitulée « Ceux d’en bas », quatre livres au compteur, d’une très grande exigence (l’index du livre sur Charles Martel, mythe identitaire, comporte 600 noms !) et des tas d’autres en préparation plus ambitieux les uns que les autres. Je suis également content de ce que deviennent les collections « N’Autre École » (dédiée aux pédagogies) et « À boulets rouges » (textes d’actualité, agit-prop).
Si tu veux un coup de cœur, en voici un : Ma guerre d’Espagne à moi, très grand livre lyrique et passionné de Mika Etchebéhère, une femme capitaine d’une milice du POUM en 1936-1937, que nous venons de rééditer en collaboration avec Lola Montalant, des éditions Milena. Nous avons ajouté une préface et un glossaire (signés par Charles Jacquier, ancien animateur de la collection « Mémoires sociales » chez Agone), la correspondance de Mika et des Rosmer, des photos, et même un DVD correspondant à un reportage de 110 minutes où l’on marche sur les traces d’Hippo et de Mika, de l’Argentine à Paris en passant par Madrid.
On trouve dans le catalogue de Libertalia un grand nombre de rééditions. Pourquoi ressortir de vieux titres oubliés ? Une question de droits d’auteur ?
Quand je regarde le catalogue, je n’ai pas l’impression qu’il compte tant de rééditions que cela, peut-être 20 % des titres. Et souvent ce sont des ouvrages pour lesquels on verse encore une rente aux ayants droit. Je pense par exemple au maître-ouvrage de Christopher Hill, Le Monde à l’envers, publié chez Payot en 1976 par Miguel Abensour (à paraître chez nous en 2016) et dont les gros éditeurs exclusivement soucieux de leur gras portefeuille ne veulent plus. Il est vrai qu’en littérature, on publie beaucoup de petits textes patrimoniaux (Vallès, London, Lafargue, Defoe), mais on les fait illustrer et parfois retraduire, ce qui a un coût.
Les livres d’humour ne sont pas vraiment légion. Ne rigole-t-on pas à Libertalia ? De la même manière, on ne trouve guère de romans, noirs en particulier, et de polars. Est-ce un choix délibéré ou bien cela vient-il d’un désintérêt vis-à-vis de ces genres de littérature qui peuvent tout aussi bien que les autres véhiculer un message politique ?
Tu as raison. Si on regarde attentivement le catalogue, il donne le sentiment qu’on ne rit pas beaucoup au sein de Libertalia. Pourtant, à l’instar de Maïakovski, on défend l’idée qu’il faut « arracher la joie aux jours qui filent » et on aime la vie, la lumière, le vent et la beauté.
Pour te répondre quant au roman noir ou aux récits sociaux, à l’exception des deux livres de Thierry Pelletier (La Petite Maison dans la zermi et Les Rois du rock), je n’arrive pas à me satisfaire de ce que nous avons publié en littérature contemporaine et de ce que nous recevons comme manuscrits. Cela manque de souffle. Je crois surtout qu’on tient en trop haute estime la littérature et qu’on a considérablement élevé notre niveau d’exigence. Pour autant, je vais te citer quelques livres et auteurs qu’on aurait aimé éditer : d’abord deux vieilleries mais des chefs-d’œuvre : Le Bateau-Usine de Takiji Kobayashi (1929 ; repris par Allia en 2015) et La Bombe de Frank Harris (1908 ; première traduction en français par La dernière goutte, 2015) et ensuite deux auteurs français publiés chez Verticales : Maylis de Kerangal, en particulier pour Naissance d’un pont (2010) et Corniche Kennedy (2008), mais aussi Frédéric Ciriez, auteur de Des néons sous la mer (2013) et de Mélo (2008). Il se trouve que c’est le camarade Yves Pagès qui édite ces ouvrages. Il a naguère édité de bons bouquins d’histoire ou de puissants témoignages (La Révolution inconnue de Voline, Carnets de route de l’incendiaire du Reichstag par Marinus Van der Lubbe) mais n’en fait plus et se consacre exclusivement (et fort bien) à la littérature. Est-ce à dire qu’on ne pourrait être à la fois éditeur d’histoire, de socio, de rock’n’roll, de textes de combat et de littérature ? C’est l’équation que Libertalia devra résoudre au cours des prochaines années.
Roussenq, Dieudonné, le docteur Collin, Gaston Leroux et son Chéri-Bibi… Pourquoi cet intérêt pour le bagne et l’histoire carcérale ? La prison, « vieille barbarie » pour reprendre l’expression d’Alexandre Jacob, est-elle un reflet de nos sociétés libérales ?
La Vie des forçats, le témoignage d’Eugène Dieudonné, a été notre quatrième livre (2007). Il est préfacé par Jean-Marc Rouillan, qui était alors embastillé à la prison de Lannemezan et qui a fort heureusement repris goût à la liberté. Nous avons poursuivi avec Feu au centre de rétention, autre poignant témoignage de sans-papiers enfermés à Vincennes. Puis avec L’Enfer du bagne, de Paul Roussenq, dont tu as signé la préface. Et avec le très beau livre du Dr Collin, que tu nous as proposé et sur lequel tu as largement œuvré en tant qu’historien et éditeur. On poursuivra avec Un médecin au bagne (1930), du Dr Rousseau, que tu nous as proposé il y a longtemps et qu’on a récupéré grâce au père de Charlotte, libraire d’ancien, spécialiste en littérature populaire et en crimino. Anecdote : c’est lui qui avait donné les textes d’Alexandre Jacob à Olivier (L’Insomniaque/L’Envolée) en le chargeant d’en assurer une première réédition. Puis tu as poursuivi la tâche.
La condition carcérale traverse toute l’histoire de Libertalia. Je hais l’enfermement et considère que la prison est le reflet paroxystique de nos sociétés. J’étais ravi d’assister à l’incendie du centre de rétention de Vincennes. Beau comme une prison qui brûle de l’ami Julius Van Daal est un de mes livres culte. Idem pour toute l’œuvre de Genet dont je chéris Le Condamné à mort et Journal du voleur. Je pourrais me lancer dans le couplet connu : « En 1936, Durruti libérait les prisonniers et brûlait toutes les prisons, la prochaine révolution refera le même chemin. » Mais ce serait un peu court, n’est-ce pas ? Je suis attentif à tout ce qui se fait en matière pénale et punitive dans les sociétés alternatives : au traitement des déviances dans la société zapatiste, par exemple.
Il y a vingt-cinq ans, les éditions ACL ont proposé une petite brochure très importante (téléchargeable ici) sur la prison en milieu libertaire. Concrètement, comment devra-t-on procéder pour mettre fin à la société d’enfermement tout en sachant que même en privilégiant largement l’éducation plutôt que la punition, il restera toujours un nombre substantiel de cas problématiques ? Je renvoie également à la longue interview de Jacques Lesage de la Haye et de Nicole Fontan que j’avais réalisée (avec Géraldine, la chanteuse de Cartouche) pour le fanzine Barricata en 2004. Elle ouvre le champ des possibles.
N’avez-vous jamais pensé à travailler sur l’histoire de l’illégalisme en général et sur celle de l’honnête cambrioleur Jacob en particulier ?
Le livre Au pied du mur. 765 raisons d’en finir avec la prison (L’Insomniaque, 2000) hélas épuisé, reste définitivement la somme à actualiser et à renouveler. Sur l’illégalisme et Alexandre Jacob, il semble que les éditions Nada proposeront sous peu deux textes. Pourquoi chercher à faire ce que d’autres font déjà ? On a bien un petit projet de livre sur le jeune Victor Serge, période Le Rétif, mais il risque de traîner dans nos cartons pendant encore un petit moment.
Des hommes et des bagnes du docteur Léon Collin qui vient tout juste de sortir propose une incroyable galerie de portraits d’hommes punis. Y a-t-il quelques figures qui peuvent retenir l’attention ? Finalement que retient-on après avoir lu ces souvenirs et vu ces photographies ?
Nous sommes très fiers d’avoir publié ce livre. C’est un incroyable témoignage de première main doublé d’un stupéfiant reportage photographique, qui pose quasiment un regard anthropologique (avec les préjugés de son temps) sur les bagnards et les surveillants de Guyane et de Nouvelle-Calédonie entre 1906 et 1914. Les carnets du docteur Collin proposent des clichés absolument inédits sur le transport à bord du bateau-cage La Loire, sur l’arrivée à Alger, sur le débarquement en Guyane. Grâce à ce bouquin, on peut mettre un visage sur des matricules, et cela rend vie à ces « hommes punis ». La photo de Jacob Law est saisissante, mais également celles de Manda, de Josepho, celle du père Macé, le tambour aveugle… Ce livre n’aurait été possible sans l’investissement de Philippe, le petit-fils de Léon Collin ni sans le tien, Jean-Marc. On doit aussi beaucoup au CNL et à la Ville de Saint-Laurent-du-Maroni pour le salutaire coup de main financier, car sans eux, nous aurions eu le plus grand mal à boucler le budget de cet ouvrage qui a coûté presque 20 000 euros en fabrication. Puisse ce livre trouver le lectorat qu’il mérite…
mardi 5 mai 2015 :: Permalien
Interview publiée sur le blog Booketing le 8 janvier 2015.
Bruno Bartkowiak est un nom que j’ai longtemps cherché. Dans le sens du crédit graphique. Cela fait un moment que je suis de près le travail des éditions Libertalia et j’ai toujours apprécié les visuels de couverture (en plus du contenu des ouvrages). C’est un peu par hasard que je suis tombé sur le travail de Bruno, et quelle bonne surprise ! Aujourd’hui, je vous propose donc de découvrir son travail à travers la collection À Boulets rouges.
Qu’est-ce qui t’a inspiré pour les visuels de cette collection ?
L’identité graphique avec son logo et les illustrations de couverture de la collection « À Boulets rouges » se nourrissent à la fois du constructivisme russe et du langage signalétique. Ce sont deux de mes grandes influences pour l’ensemble de mon travail. Ici, suivant les couvertures, l’une peut être plus marquée que l’autre mais les deux sont toujours présentes. Un autre élément qui fait unité, c’est le choix arrêté des trois couleurs noir, rouge, et blanc ; trois couleurs caractéristiques, voire cliché mais c’est assumé, des différents courants socialistes et de critique sociale dans lesquels s’inscrit cette collection.
Le principe de trois couleurs se retrouve quasiment dans toutes les couvertures de Libertalia : généralement du noir et blanc avec une autre couleur. L’influence du suprématisme, et en même temps une référence aux illustrés populaires avec leur gamme de couleurs techniquement limitée – dans la même idée, depuis sa création, Libertalia fait appel à diver-se-s illustrateur-trice-s pour le contenu du texte, à l’image des romans populaires.
Ces doubles références, ce dialogue entre culture dite « savante » et culture dite « populaire », sont à la base même de tout mon travail. Pour « À Boulets rouges », comme dit plus tôt, on retrouve de l’avant-garde russe du début du XXe siècle tout autant que des principes du langage signalétique ou de la bande dessinée.
Ce qui fait lien aussi dans ces références et leur relation dialectique, c’est la simplicité apparente et la facilité d’accès au visuel ainsi créé. Il y a dans mon travail un rejet du maniérisme et du pédantisme inutiles, une recherche de l’efficacité mais sans compromis, réduction ou raccourci. Une vision et une praxis qui proviennent directement du mouvement punk, fondateur et directeur pour moi.
Qu’est-ce qui fait que les illustrations que tu as réalisées collent avec le contenu et le ton du bouquin ?
L’urgence et le ton direct du punk se retrouvent dans la collection « À Boulets rouges » dont le nom déjà parle de lui-même. Il s’agit de courts textes d’intervention, dans un format qui rappelle la brochure politique. L’habillage et les illustrations des couvertures jouent avec les codes associés à ce type d’ouvrage ; c’est revoir les relations que chaque élément entretient avec les autres pour réactualiser et étendre le discours produit – le punk est aussi un art du collage, du recyclage de clichés pour leur dépassement.
Comment tu es arrivé à bosser pour Libertalia ?
Encore le punk ! Je fais partie du noyau dur de Libertalia avec Charlotte et Nicolas. Avec ce dernier qui est à l’origine du projet, nous avons un long passé de projets communs ou se croisant dans la scène punk et redskin. Depuis la création de la maison d’édition en 2007, je m’occupe de la direction artistique. L’expérience et le métier sont venus consolider l’envie et la passion un peu inconscientes (punk quoi !) du début, et nous comptons aujourd’hui une soixantaine de titres à notre catalogue.
lundi 27 avril 2015 :: Permalien
Recension de Des hommes et des bagnes dans Vosges Matin, 16 avril 2015.
Autre texte fort attendu par La Pigne : Des hommes et des bagnes. Un vrai beau livre coédité avec Libertalia. Il s’agit des souvenirs inédits du Docteur Léon Collin, qui a voyagé au début du XXe siècle sur le bâtiment La Loire, notamment en Guyane, où il soignait les forçats en route pour le bagne. Le médecin a visité chaque endroit, pris des tonnes de notes, 150 photos sur le bagne de Guyane et de Nouvelle-Calédonie. « Son petit-fils m’a transmis deux énormes carnets qu’il m’a fallu retravailler, annoter, expliquer. » Un an et demi de travail acharné pour le prof d’histoire, tandis que Philippe Collin se chargeait du volet archives – conséquent également ! « C’est une réflexion sur le bagne, l’enfermement, le crime et le fait divers. C’est une galerie de portraits de criminels, de gens connus incroyables. On sent très fortement la présence de Dreyfus, par exemple… Progressivement, le Docteur Collin va s’insurger contre l’institution bagne avant de la condamner totalement. On sent la mort. Les plaques photos sont terribles. C’est aussi un exposé des bagnes, on y parle d’élimination, on y parle de déchets. C’est un document d’histoire totalement inédit qui prend d’autant plus de force qu’il émane d’un homme de sciences. »
LC
lundi 27 avril 2015 :: Permalien
Publié sur Bibliobs le 18 avril 2015
La droite identitaire affirme que la bataille de Poitiers est « une page fondatrice de notre roman national ». Deux historiens montrent au contraire que la place réservée à l’événement n’a cesse de fluctuer en fonction des intérêts politiques. Extraits.
« Je suis Charlie Martel », proclame Jean-Marie Le Pen au lendemain des attentats contre Charlie-Hebdo. Le fondateur du Front national s’est toujours délecté d’organiser des clivages dans la mémoire nationale. À en croire sa boutade, il y aurait deux France comme il y aurait deux Charlie : la France qui zigouille les Musulmans en 732 et celle qui se fait zigouiller par eux en 2015.
Jadis, renchérissent les théoriciens de la droite identitaire, des générations d’écoliers apprenaient à s’identifier au vainqueur de la bataille de Poitiers. La gauche au pouvoir aurait commis le crime d’expurger de force le héros des manuels scolaires. Encore un effet du politiquement correct, en somme.
Cette nostalgie d’une époque qui savait honorer Charles Martel ne repose pourtant sur aucun fondement : voilà ce que démontrent deux historiens, William Blanc et Christophe Naudin, dans un essai publié par les éditions Libertalia.
Les auteurs reviennent d’abord sur ce que l’on sait de la bataille de Poitiers. Ou, plus exactement, ce que l’on ne sait pas. Le lieu ? Il est si flou que les historiens anglo-saxons parlent de « The Battle of Tours ». La date exacte ? Selon les sources, elle varie de 731 à 734. Le but de l’expédition montée par les Arabes ? Le pillage plutôt que la conquête, semble-t-il. Quant au déroulement de la bataille, un chroniqueur de l’époque donne le chiffre fantaisiste de 365 000 Sarrasins tués…
Dans la deuxième partie, les deux historiens analysent les fluctuations de la place réservée à Charles Martel par la postérité. Un sujet très politique : car s’il n’était qu’un maire du Palais (un usurpateur en somme), c’était aussi le grand-père de Charlemagne. Comment se revendiquer de lui sans cautionner une atteinte à la légitimité royale ? Louis IX trouva la parade : faisant réaménager la basilique de Saint-Denis, il fit sculpter sur le tombeau de Charles Martel une couronne que celui-ci n’avait jamais portée dans la réalité.
Au XIXe siècle, c’est dans l’école que la bataille de mémoire se déplace. Avec, là aussi, des écarts spectaculaires. Héros de Chateaubriand et des manuels catholiques, Charles Martel s’efface progressivement sous la IIIe République. Dans le Petit Lavisse, best-seller de l’école laïque (137 000 unités par an jusqu’en 1939), pas une ligne, pas un mot sur la bataille de Poitiers et le grand-père de Charlemagne. Bref, ce héros national a tous les airs d’un intermittent du spectacle. À de longues périodes d’oubli succèdent des retours très politiques.
Mais une chose est sûre : cette figure guerrière a une grande capacité à frapper les esprits. Témoin sa présence récurrente dans le rap ou dans la chanson militante. En 2006 Magyd Cherfi, musicien du groupe Zebda, racontait comment il en était venu à évoquer le personnage dans une chanson. Ces dernières années, le voici devenu sauveur de la chrétienté pour Bruno Mégret, Oriana Fallaci, Anders Breivik, Renaud Camus, Lorànt Deutsch ou encore les leaders du mouvement xénophobe allemand Pediga… La manipulation de l’histoire est une tactique politique de plus en plus répandue et c’est une mission vitale de l’historien que de rétablir les faits.
Les deux auteurs s’y étaient attelés l’année dernière avec Les Historiens de garde. De Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national (écrit avec l’historienne Aurore Chéry). Leur ouvrage sur Charles Martel confirme la nécessité de ce travail de « fact checking » : une œuvre de salubrité publique. En exclusivité pour BibliObs, en voici deux extraits.
Éric Aeschimann
lundi 27 avril 2015 :: Permalien
Recension de l’ouvrage sur Charles Martel dans Les Inrocks, 19 avril 2015.
La bataille de Poitiers est devenue un enjeu mémoriel pour l’extrême droite. Dans un essai éclairant, deux historiens déconstruisent ce mythe qui pousse les frontistes à déclarer en janvier 2015 : « Je suis Charlie Martel. »
« Je suis Charlie Martel » ! Le 8 janvier dernier, au lendemain de la tuerie à Charlie Hebdo, ce slogan étrange résonnait à contretemps de l’ambiance d’unité au sein d’un peuple qui clamait l’unisson “je suis Charlie”. Ce détournement vicieux venait du mouvement d’extrême droite Génération identitaire. Jean-Marie Le Pen lui-même avait malicieusement adopté le slogan, rajoutant “si vous voyez ce que je veux dire”.
Mais que venait faire Charles Martel dans cette galère ? Simplement conforter dans le discours frontiste l’idée selon laquelle les musulmans vivant en France n’étaient que les lointains héritiers des troupes d’Abd al-Rahmân, battues à Poitiers en 732 par Charles Martel ! Dans un essai éclairant, Charles Martel et la bataille de Poitiers, de l’histoire au mythe identitaire, deux historiens, William Blanc, Christophe Naudin, se sont intéressés au destin de Charles Martel dans notre roman national. Pourquoi la bataille de Poitiers, opposant les Francs et les troupes du gouverneur d’al-Andalus Abd al-Rahmân, est-elle soudainement devenue un “enjeu de mémoire”, sinon un mythe identitaire ?
Un symbole de la lutte contre la population immigrée
Déjà auteurs d’un livre remarqué sur les instrumentalisations politiques de notre histoire par des historiens tendancieux, Les Historiens de garde (Inculte, 2013), les auteurs expliquent clairement que la bataille de Poitiers reste un événement mineur de notre histoire, tout en notant que l’événement « ne doit sa survie mémorielle qu’à l’utilisation qui en a été faite, depuis les années 1880, par l’extrême droite et le courant nationaliste ».
Charles Martel, symbole de l’histoire massacrée, symbole de la chrétienté résistant aux assauts de l’islam : la couverture de l’hebdomadaire Valeurs actuelles, le 5 décembre 2013, en fut un indice saisissant. Le souvenir de Charles Martel s’est en réalité politiquement construit depuis une quinzaine d’années seulement, même si dès le milieu des années 1970, une partie de l’extrême droite utilisa déjà la figure de Charles Martel comme symbole de la lutte contre la population immigrée, sous l’impulsion des thèses d’idéologues comme François Duprat ou Guillaume Faye.
Le début des années 2000 fut le moment de basculement du discours d’extrême droite sur la question de l’islam. Outre l’impact de l’essai de Samuel Huntington, Le Choc des civilisations (1996), tout change avec la guerre du Kosovo en 1999 qui voit les États-Unis prendre fait et cause pour les populations albanophones et musulmanes de l’ex-Yougoslavie. « Pour beaucoup de néodroitiers, c’est un signe que l’Amérique s’allie avec l’islam pour déstabiliser l’Europe. »
Le 11 septembre 2001 et la parution du livre d’Oriana Fallaci en 2004, La Force et la Raison, nourrissent parmi d’autres événements un discours islamophobe de plus en plus décomplexé. C’est dans ce contexte nouveau que le souvenir de Charles Martel est alors réactivé. Pour l’historien de garde Dimitri Casali, déjà dégommé dans leur précédent livre, Charles Martel aurait même été « gommé des programmes et des manuels pour complaire aux élèves musulmans » !
« Choc des civilisations » et « grand remplacement »
Dans le même esprit délirant, Lorànt Deutsch assimile, dans son best-seller Hexagone, la bataille de Poitiers à une invasion qu’il compare à un choc des civilisations tout en accusant certains historiens de nier cette réalité pour complaire à l’opinion. Quant au groupe Génération identitaire, il affirme clairement son objectif : « Remémorer à nos compatriotes la bataille de 732 et la figure de Charles Martel alors que l’on voudrait de plus en plus en effacer le souvenir pour mieux falsifier nos mémoires et faciliter ainsi le remplacement en cours ».
Le fameux « grand remplacement » théorisé par l’écrivain Renaud Camus en 2010 s’impose donc comme le cadre idéologique au sein duquel la figure de Charles Martel peut à nouveau être instrumentalisée. La France devrait ainsi, selon ces histrions islamophobes, saluer la mémoire de notre Charles Martel et faire de Poitiers le lieu symbolique d’une résistance culturelle.
Ce que rappellent pourtant Blanc et Naudin, c’est que la bataille de Poitiers n’est pas, historiquement, le choc que nombre d’auteurs ont imaginé. Les grandes figures de l’enseignement de l’histoire sous la IIIe République – Jules Michelet et Ernest Lavisse – ne consacrèrent que peu d’attention à l’événement. Dans son Histoire de France, Michelet minimise la bataille et remarque que la grande affaire militaire du règne de Charles Martel ne concerne pas les Sarrasins mais les peuples germaniques. Le manuel Lavisse ne consacre pas même une ligne à la bataille.
Les seuls moments dans l’histoire de France où Charles Martel se distingue comme figure historique correspondent à des moments de poussée patriotique et religieuse. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la figure de Martel est mobilisée par « les partisans de l’absolutisme qui font de son règne un moment d’affirmation d’un pouvoir central fort ». Et surtout, l’écrivain Chateaubriand, attaché à sa défense acharnée du Moyen Âge occidental et du génie du christianisme, dépeint la bataille de Poitiers comme un affrontement pour empêcher l’esclavage du genre humain !
À part ces poussées mémorielles, le souvenir de la bataille de Poitiers est resté flou, à la mesure de son impact limité sur notre histoire, contrairement à ce que tous les idéologues d’extrême droite voudraient faire croire aux élèves de France en leur martelant l’importance de Martel. De ce point de vue, l’essai de William Blanc et Christophe Naudin apporte une preuve éclatante de la manière dont l’histoire s’écrit et se réécrit sans cesse, de l’écart ténu qui subsiste, et parfois s’efface, entre le récit historique et le mythe politique.
Jean-Marie Durand