Le blog des éditions Libertalia

Feu ! sur En attendant Nadeau

jeudi 10 mars 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur En attendant Nadeau, le 9 mars 2022.

Une histoire populaire du féminisme

D’ « Abolitionnisme pénal » à « Zines féministes » en passant par « Cisgenre » ou « Néolibéralisme versus féministes », l’Abécédaire des féminismes présents, écrit dans un style souvent jubilatoire, liant théorie et pratique, raconte les féminismes des vingt dernières années.

Une soixantaine de personnalités aux profils variés – militantes, artistes, universitaires, mais aussi blogueuses, performeuses, documentariste ou rédactrices de journaux en ligne présentant un caractère polémique marqué (Ballast, AssiégéEs, La Déferlante) – ont été sollicitées par la philosophe Elsa Dorlin, autrice notamment de Se défendre. Une philosophie de la violence (Zones, 2017), pour cette critique virulente du patriarcat sous les auspices d’autrices et d’auteurs comme Virginie Despentes ou James Baldwin – le titre constitue une référence directe à l’ouvrage de ce dernier, La prochaine fois, le feu (1963). L’ambition est de décrypter les enjeux politiques, épistémologiques et artistiques des féminismes mis à l’agenda des luttes par de nouveaux foyers de contestation au tournant des années 2000, sans effacer les conflictualités et loin de toute représentation idéalisée d’un ensemble homogène, celui d’un « Nous les femmes… ».

Citant Joan W. Scott dans la préface de l’ouvrage, Elsa Dorlin met en garde contre toute représentation unifiée, contre tout récit linéaire de l’histoire des féminismes. La revendication d’un renouveau du féminisme portée par de nouvelles générations évoque en effet la mobilisation des féministes états-uniennes radicales de la fin des années 1960 dénonçant le féminisme institutionnel représenté principalement par le mouvement NOW (National Organization for Women), fondé en 1966 ; Betty Friedan en fut élue première présidente. En France, au mitan des années 1990, les représentations du féminisme changent. Après les années Mitterrand, marquées par l’amorce de formes d’institutionnalisation du féminisme, la multiplicité des débats autour de la réforme constitutionnelle et la promulgation de la loi de 2000 sur la parité modifient le paysage politique, contribuant à une plus forte reconnaissance de l’ensemble des discriminations à l’encontre des femmes. Longtemps considéré comme se situant aux marges du débat politique, le féminisme devient un enjeu pour les partis de droite comme de gauche. C’est dans ce contexte que la question des violences faites aux femmes a pu réellement être reconnue comme une question sociale et politique. Les campagnes de mobilisation se sont amplifiées jusqu’à la « déferlante » de #Metoo. L’événement a été particulièrement relayé par la génération de féministes convoquées dans cet ouvrage, portée par l’espoir qu’un point de non-retour quant à la « légitimité » de ces violences serait atteint. La notice « Feu ! » d’Adèle Haenel illustre ce moment d’une manière intense et intime.
L’Abécédaire des féminismes présents propose une mise en question des configurations actuelles du féminisme. À toute époque, le féminisme est marqué par des lignes de fracture fortes et des affrontements politiques récurrents. On sait combien les débats en France peuvent être virulents autour des questions de laïcité, de prostitution, d’identités de genre ou d’accès à la PMA et à la GPA. On n’y trouvera donc pas un point de vue unique, mais une grande diversité d’écritures entre témoignages, comptes rendus de recherche et chroniques de mobilisations, pour évoquer la multiplicité des engagements politiques. Les autrices mettent en avant des propos frontaux et polémiques pour dénoncer « le néolibéralisme autoritaire et répressif, le racisme mortifère, l’impérialisme écocide ». La notice « (Refus du)Travail » par la travailleuse du sexe Morgane Merteuil est emblématique de cette perspective où le féminisme est analysé « comme outil privilégié pour refuser le travail » dans une acception extensive incluant les travailleuses du sexe, tels les travaux pionniers de Paola Tabet sur le continuum de l’échange économico-sexuel entre homme et femme : « La revendication du (travail du) sexe comme travail nous invite en effet à questionner la division entre “vrai” travail, notamment salarié, qui a droit de cité dans l’espace public, et le “non-travail”, qui a lieu dans l’espace privé, et ce faisant à repenser les rapports de (re)production dans l’objectif d’en finir avec l’exploitation, qu’elle soit rémunérée ou non ».

Le volume fait une place importante à la mise en scène des corps ; l’exercice de la pensée et la création artistique sont sœurs jumelles, comme le soutient la philosophe et dramaturge Camille Louis. Dans la notice « Frontières », celle-ci affirme la nécessité des rencontres entre « artistes, activistes, actrices et acteurs du territoire, penseuses et penseurs dans un principe d’hétérogénéité partagée et d’égalité des intelligences » pour prendre la mesure des complexités des trajets migratoires et des situations d’exil. En conclusion, elle fait appel à un « féminisme politique, conflictuel et porteur non plus du consensuel cosmopolitisme des chefs d’État mais d’une xénopolitique puissante de radicale égalité ». D’autres entrées montrent le souhait des nouvelles générations de faire le lien avec les cultures underground antérieures et avec des formes « d’activisme infrapolitique » (« Ladyfest », par Manon Labry). On lira également les analyses sur l’ampleur « des performances de genre des féministes qui utilisent leurs corps comme outil et lieu de lutte, comme un manifeste ou une stratégie pour revendiquer leurs droits » (« Football : dégommer les normes », par Anaïs Bohuon, Florys Castan-Vicente et Anne Schmitt).
Annoncé comme un outil, Feu ! restitue amplement les débats qui ont fracturé les féministes au cours des deux dernières décennies. Le terme d’« intersectionnalité » est désormais « un champ de luttes de définition au sein même des organisations féministes, queers ou trans en France », écrit Fania Noël, militante afroféministe dénonçant les tentatives de « dépolitisation, récupération et de blanchiment ». On ne trouve pas d’entrée « Racisme » ou « Lutte antiraciste » ; figure en revanche une notice « Universalisme » due à la journaliste Rokhaya Diallo, qui dénonce l’usage dévoyé du terme : « L’universalisme est ainsi privatisé au profit du discours dominant qui organise sa défense en désignant les voix minoritaires comme menaçantes à son égard ».

Pour Elsa Dorlin, ce livre « propose une histoire populaire du féminisme », d’où la priorité à « partir d’en bas, de la vie des collectifs, du communautaire, de l’affinitaire ». Feu ! dessine ainsi une géographie de féministes présentes dans toutes les luttes : « Femmes en gilets jaunes », « ZAD », « Habitantes de la ZAD », « Viande », « Handies-Féminismes, luttes antivalidisme »… Et n’oublie pas de réaffirmer l’internationalisme du mouvement féministe, en conviant les féministes diasporiques, zapatistes, kurdes, caribéennes, tunisiennes, argentines… À l’heure des backslash, retours de bâton de toutes sortes, mais aussi de la transformation des modes de mobilisation, cet Abécédaire est un puissant appel à poursuivre les réflexions ; il offre des clés pour déchiffrer les débats en cours et les aspirations des générations féministes les plus jeunes, refusant les désespérances des situations et luttant pour un monde plus vivable.

Dominique Fougeyrollas-Schwebel

Feu ! dans Délibéré

jeudi 10 mars 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Délibéré, le 8 mars 2022.

Féminismes, l’autodéfense au quotidien

Ouvrage collectif coordonné par Elsa Dorlin, Feu ! Abécédaire des féminismes présents, se veut une « histoire populaire des féminismes ». Dans un contexte de « repolitisation inédite des violences, inégalités et discriminations sexistes, qui désormais sont publiquement, massivement nommées, dénoncées, comme relevant d’un système patriarcal contemporain », Feu ! rend compte de l’effervescence des féminismes de ces vingt dernières années.
De « Abolitionnisme pénal » à « Zines féministes », ce sont 63 textes engagés, écrits par des militantes ou des activistes se fondant sur leurs expériences de luttes. Les autrices disent « je », « nous » et ne se contentent pas d’établir des constats pertinents mais lancent des pistes enthousiasmantes pour l’avenir. Chacun·e tracera ses chemins à travers la densité de cet abécédaire dont toutes les entrées sont une invite à la lecture. Pour moi, le premier trajet a commencé par « Cancer », puis « Feu ! », « Ménopausées », « Mères », « Mères solidaires », « Luttes romani, combats féministes ». De multiples autres parcours m’attendent dans un livre qui restera longtemps à portée de main, mais je voudrais ici revenir sur ces deux textes forts que sont « Mères » par Fatima Ouassak et « Mères solidaires » par Geneviève Bernanos.
Les mères, en tant que telles, « ne sont pas un sujet politique. Elles n’existent nulle part comme force politique structurée ». Fatima Ouassak écrit dans une langue que j’aime parce qu’elle bouscule, se sert de l’ironie pour dénoncer la réclusion du sujet « mère » à l’intérieur domestique et au corps sacrificiel : « Il ne s’agit évidemment pas de se sacrifier pour ses enfants en menant avec d’autres une lutte révolutionnaire. Le seul sacrifice qui est attendu des mères est celui qui va dans le sens du maintien de l’ordre. » C’est particulièrement ce qui est exigé des mères non-blanches, des mères des enfants des quartiers, des immigrées que stigmatise le discours raciste les accusant d’être laxiste et démissionnaire. En mettant au jour ce scandale : « les mères sont le parent pauvre du féminisme », Fatima Ouassak dévoile la présence de représentations patriarcales au sein même du féminisme blanc, bourgeois qui rejette la maternité pensée comme réactionnaire et en opposant le soin des enfants à l’analyse intellectuelle seule valorisée. Les bourgeoises blanches délèguent la garde de leurs enfants à d’autres femmes souvent racisées tandis que les mères des classes ouvrières occupées par leurs enfants se trouvent exclues des combats féministes. Leurs luttes sont invisibilisées, sauf quand elle se mobilisent sur des sujets légitimés par les dominant·es, contre l’islamisme par exemple.
Les mères luttent pour leurs enfants face aux inégalités, aux processus de relégation des enfants des quartiers vers des destins scolaires moins estimés et peu émancipateurs mais aussi face à la police et à la justice. Geneviève Bernanos, raconte le basculement de sa vie de mère quand ses deux fils sont interpellés et inculpés : « Jamais je n’aurais imaginé, qu’ayant inculqué à mes fils des valeurs de solidarité, de fraternité, de liberté d’expression, d’engagement dans les luttes de la société, ils puissent aller en prison pour leurs idées. » Il s’agit de constituer un collectif de mères qui se mobilisent pour et avec les enfants sur lesquel·les s’abat la répression parce qu’iels s’engagent dans des luttes contre les fascismes, contre les écocides, dans la dénonciation des violences notamment policières et des injustices, pour l’accueil des personnes migrantes. « C’est ainsi que notre combat est de porter notre parole de mère, notre lumière sur la parole de nos filles et fils, trop souvent négligée, déformée ou caricaturée, criminalisée. » Cette lutte des mères inclut le combat anticarcéral. Puisque les femmes sont majoritaires aux parloirs des prisons, assument les conséquences financières, matérielles, affectives, psychiques, supportent la violence de l’enfermement des enfermés, elles «  sont les premières à pouvoir construire des solidarités entre elles, pour gagner leur autonomie et leur émancipation en tant que femmes tant dans l’enceinte de la prison […] que dans leur vie quotidienne du “dehors” ». Fatima Ouassak et Geneviève Bernanos montrent l’une comme l’autre que le « féminisme révolutionnaire » ne se construira pas sans les mères.

Juliette Keating

La Révolution palestinienne et les Juifs sur Ballast

mardi 1er mars 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur le site de Ballast, mars 2022.

Printemps 1970. Le Fatah – Mouvement de libération national de la Palestine – a onze ans d’âge lorsqu’il fait paraître ce texte dans son journal. L’organisation avait été cofondée par Yasser Arafat au Koweït ; l’objectif était clair : libérer le territoire palestinien de l’occupation gouvernementale et militaire sioniste, c’est-à-dire de l’État inventé par l’ONU en 1947 puis introduit par la force armée l’année suivante. En juin 1967, Israël attaquait les pays frontaliers et triplait son emprise territoriale ; la vieille ville de Jérusalem tombait entre ses mains. C’est donc dans ce contexte qu’est publié ce texte. À la faveur d’un partenariat entre Orient XXI et Libertalia, le journaliste Alain Gresh en signe aujourd’hui l’introduction. L’auteur ne se contente pas de resituer les coordonnées de l’époque : il existe, dit-il en conclusion, une « actualité à l’utopie » proposée en ces pages vieilles d’un demi-siècle. En ressusciter l’esprit, poursuit Gresh, permettrait d’en finir avec les « vieux schémas » et de rouvrir, face à l’apartheid institué par le régime israélien, « la voie révolutionnaire et humaniste ». Le Fatah se posait en défenseur d’une « Palestine progressiste, démocratique et non confessionnelle ». La paix était possible ; la coexistence entre les peuples et les religions, aussi. Le mouvement dénonçait l’antisémitisme présent dans le monde arabe et récusait « le désir de vengeance ». Il faisait savoir qu’il attendait « avec impatience » l’arrivée « de milliers de Juifs » à ses côtés. Et le Fatah d’insister : il faut « gagner les Juifs à sa cause par des actes et pas seulement par des mots ». Plaidant pour le réalisme et non pour quelque « rêve romantique », le mouvement avançait que la Palestine future – débarrassée de la structure étatique et raciste introduite en 1948 – intégrera l’ensemble des habitants dans une citoyenneté égalitaire et laïque. Les Juifs du monde entier pourront à loisir s’installer en Palestine et voir l’un d’eux occuper la présidence, une fois refermée la parenthèse coloniale – le sionisme. S’il s’agit là d’une ébauche plus que d’un programme abouti – tout n’était « pas encore tout à fait clair » –, elle ne s’avance pas moins comme « la seule solution permanente qui apportera une paix durable et la justice ».

E.C.

Rino Della Negra sur MarsActu

mardi 1er mars 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur MarsActu, le 25 février 2022.

La balle au pied.
Le flingue à la main

Ils n’avaient réclamé ni la gloire ni les larmes. Ils ont porté les armes et reçu la mort en pleine jeunesse. L’un d’eux s’appelait Rino Della Negra. Fils d’Italiens, né en France, ce jeune footballeur inscrit à la fois à la Jeunesse sportive Jean-Jaurès d’Argenteuil, club affilié à la FSGT, comme au Red Star à Saint-Ouen, fut exécuté avec ses camarades de « L’Affiche rouge » pour avoir commis une trentaine d’attentats contre la puissance allemande. Tirs en pleine rue sur des officiers, mitraillage ou pose de bombe dans des locaux collaborationnistes ou nazis, ces jeunes gens (dont une femme) seront exécutés en 1944 au Mont-Valérien. Leurs noms ne sont pas si difficiles à prononcer, Manouchian, Fontanot, Celestino, Alfonso, Rouxel, Cloarec… des Espagnols, des Polonais, des Français dont Rino. Je me rappelle d’un mois de novembre à Saint-Étienne où, après avoir chanté la chanson d’Aragon, nous avons égrené leurs noms. Ils sont restés gravés en moi. La pluie n’a pas cessé. Le froid nous a gagnés et plus tard nous avons chanté toute la nuit comme des enfants abandonnés.
Bien d’autres combattants de la France libre sont morts et n’ont pas connu la célébrité posthume. Ceux de l’Affiche rouge l’ont été car les autorités allemandes ont cherché à marquer l’opinion contre les menées subversives de bien peu d’hommes et des femmes. 24 Francs-tireurs et partisans sont jugés en février 1944 mais ce sont 600 peines capitales qui sont exécutées en ce début d’année pour faits de résistance.
Dans ce livre d’histoire centré sur le jeune Della Negra, on trouve la lettre qu’il écrit à son frère avant son exécution. Il embrasse sa famille, beaucoup d’amis, tout Argenteuil, le club du Red Star, celui d’Argenteuil et leur conseille de prendre tous une cuite en pensant à lui. On passe à côté de son histoire avec le football car à 20 ans, on n’a pas encore beaucoup vécu et son engagement du côté des FTP-MOI est récent. Pour la police, Rino refusant le service du travail obligatoire, comme des milliers de jeunes, est marqué de la lettre K pour communiste, les autres qui ont descendu Julius Ritter, colonel SS, sont marqués de la lettre J pour Juif.
Rino Della Negra est précisément arrêté après l’attaque de convoyeurs de fonds allemand. Le matin du 12 novembre 1943, lui et les autres membres du commando braquent cinq bicyclettes dans un garage à vélo de Vincennes. Puis, à 13 heures, rue Lafayette, font feu sur les convoyeurs dont l’un s’échappe avec l’argent. Malheureusement ils sont pistés par les Brigades spéciales et rapidement arrêtés et conduits rue Saussaies, le siège du SD, torturés. Rino avait participé à l’attaque du siège du Parti fasciste italien à Paris en juin 1943.
L’ouvrage s’intéresse à la postérité du jeune résistant, son utilisation à des fins de propagande, notamment dans les clubs antifascistes. Ce qu’il suggère, c’est aussi que le corps et l’esprit ne font qu’un chez certains êtres. Être sportif ne fait pas de vous un abruti dépolitisé et un intellectuel peut s’avérer un lâche. Rien n’est donné, ni joué avant 12 ans comme le suggère un magazine en ce moment.

Christophe Goby

Rino Della Negra sur le blog Une balle dans le pied

jeudi 24 février 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur Une balle dans le pied, le blog de Jérôme Latta, rédacteur en chef des Cahiers du football, le 23 février 2022.

Rino Della Negra,
étoile rouge de la Résistance et du football

Icône des supporters du Red Star de Saint-Ouen, Rino Della Negra est entré dans l’histoire en entrant dans la Résistance, avant d’être exécuté parmi les « terroristes » de l’Affiche rouge. Une biographie lui est enfin consacrée.

« La plus grande preuve d’amour, c’est de donner sa vie pour ceux qu’on aime. » Difficile de ne pas voir, dans cette phrase qui conclut la lettre d’adieu de Rino Della Negra à ses parents, quelques heures avant d’être fusillé, une réminiscence de l’Évangile selon saint Jean – « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. »
Dans sa famille originaire du Frioul, arrivée en France au début des années 1920 avec la vague d’immigrés antifascistes, l’influence catholique n’est pourtant pas patente. Rino naît en 1923 à Vimy dans le Pas-de-Calais, d’où les Della Negra partent quand il a trois ans pour rejoindre Argenteuil et le quartier Mazagran – rebaptisé « Mazzagrande » par l’importante communauté italienne qui s’y est installée.

Rino Della Negra, footballeur et partisan (Libertalia) raconte cette jeunesse en milieu ouvrier, marquée par l’ambiance du Front populaire et du communisme municipal – Argenteuil a été conquis par le PCF en 1935, et c’est le fief du député Gabriel Péri. Certains de ses copains, français ou italiens, rejoignent les Brigades internationales pour combattre en Espagne.
Malgré de bons résultats scolaires, Rino va travailler à 14 ans à l’usine Chausson d’Asnières. Début 1943, appelé à partir en Allemagne par le Service du travail obligatoire (STO), il entre en clandestinité puis en résistance au sein des FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans – main-d’œuvre immigrée), qui comprend quelques-uns de ses amis. Il participe à une quinzaine d’actions armées avant d’être arrêté lors de la dernière – l’attaque d’un convoyeur de fonds allemand dans le quartier de l’Opéra.

JEUNESSE SPORTIVE À ARGENTEUIL

Inutile d’attendre la biographie romancée que le destin tragique de son héros suggère. Dimitri Manessis et Jean Vigreux procèdent en historiens minutieux, plongeant dans les archives pour retrouver les traces du jeune homme, naviguant entre les pièges de l’historiographie héroïque de la Résistance et ceux des archives de la police collaborationniste. La tâche n’est pas simple, Della Negra étant si vite passé d’une jeunesse anonyme à une clandestinité de quelques mois.
Une jeunesse pas si anonyme, en réalité. Rino excelle dans les activités sportives, le sprint (il approche la barre des onze secondes) et surtout le football, sa passion. Au poste d’attaquant, il se distingue dans plusieurs clubs : le FC Argenteuillais, l’équipe « corpo » de Chausson avec laquelle il remporte la Coupe de la Seine 1938, la Jeunesse sportive Jean-Jaurès d’Argenteuil qui gagne avec lui la Coupe du Matin-FSGT en 1941.
L’année suivante, cette compétition ayant changé de formule et opposant des sélections régionales, c’est avec celle de Paris qu’il inscrit un doublé lors de la finale victorieuse. Remarqué par la presse alors qu’il a rejoint l’Union sportive athlétique de Thiais, il est recruté par le Red Star de Saint-Ouen au début de la saison 1943-1944.
Le moment n’est pas idéal pour rejoindre l’équipe phare de Paris et éclore au plus haut niveau : c’est celui où les clubs de l’élite sont démantelés au profit d’équipe « fédérales » par le régime de Vichy, qui honnit le football et fait la chasse au professionnalisme. Il ne participera, sous le maillot vert et blanc, qu’à quelques matches et entraînements, entre l’été et l’hiver 1943.

PARMI LES 22 FUSILLÉS DU GROUPE MANOUCHIAN

Della Negra était passé à la clandestinité et avait rejoint les FTP d’Argenteuil dès février 1943, sans interrompre son activité sportive ni les contacts avec sa famille, cette double vie lui permettant paradoxalement d’échapper aux recherches. Recruté par les FTP-MOI au sein du 3e détachement italien, il prend part – comme guetteur, participant ou chef de commando – à des attentats contre des officiers allemands, des collaborateurs français et des fascistes italiens.

Le 12 novembre 1943, l’opération rue Lafayette tourne mal. Lui et Robert Witschitz sont pris dans une fusillade déclenchée par des policiers allemands et français, sont arrêtés et interrogés. Blessé par balles, Della Negra est soigné à la Pitié-Salpêtrière, tandis que se multiplient les rafles qui font tomber le groupe Manouchian, du nom de son chef, Missak Manouchian, exilé arménien entré dans les FTP-MOI.
Les autorités allemandes font placarder l’Affiche rouge au moment où se déroule le procès expéditif des résistants arrêtés, en février 1944. Elle ironise sur ces « libérateurs » de « l’armée du crime », Juifs polonais et hongrois, communistes espagnols ou italiens, mais l’opération de propagande a un effet inverse à celui escompté. Elles sont recouvertes d’inscriptions ou font l’objet de dépôt de fleurs.
Lors du procès, Della Negra est présenté par l’accusation et la presse collaborationniste comme un gamin entré dans le « terrorisme » pour continuer à jouer au football, entraîné par la folie meurtrière de ceux qui l’ont recruté. Le 21 février, après avoir rédigé deux lettres bouleversantes à ses parents et son frère, Della Negra est passé par les armes avec 21 de ses compagnons, au fort du Mont-Valérien. Il a 20 ans.

MÉMOIRES PLURIELLES

Le livre explore les traces paradoxales laissées par une des figures – pas la plus connue – du groupe Manouchian. De lui, il reste peu d’images, hormis quelques portraits dessinés, des photos d’équipes, un photomaton de 1938 ou une photo d’identité sur sa licence de footballeur. Les clichés enregistrent son regard droit, ses traits nobles de beau garçon.
Il faut imaginer entre les lignes une romance entre Rino et Inès Sacchetti, amie d’enfance, communiste et agent de liaison du FTP, avec laquelle il connaîtra en juin 1943 une brève escapade en Normandie, tous deux envoyés au vert pour échapper à la surveillance. C’est elle qui reconnaîtra son corps, à ses chaussures, quand les fusillés enterrés dans la fosse commune du cimetière d’Ivry seront exhumés en 1944 afin de leur donner une sépulture plus digne.
L’ouvrage consacre sa dernière partie aux mémoires plurielles au travers desquelles Della Negra est tardivement passé à la postérité. Mémoire collective de la Résistance, de l’Affiche rouge et du groupe Manouchian, des luttes antifasciste et communiste (bien qu’il ne fût jamais encarté) et, bien sûr, hommages du Red Star et de ses supporters, qui ont donné – officieusement – son nom à l’une des tribunes du Stade Bauer.
Malgré le caractère éphémère de son passage dans le club audonien, celui-ci est devenu le principal dépositaire de cette mémoire. Peut-être cette biographie précieuse inspirera-t-elle une fiction qui donnerait à Rino Della Negra la postérité que sa brève vie et sa mort héroïque appellent.

Jérôme Latta