Le blog des éditions Libertalia

Plus vivants que jamais dans Le Matricule des anges

vendredi 13 avril 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

« Comme les pavés en 68, les opus pleuvent. Des essais et des récits pour se souvenir d’un mois de mai plein de surprises. »
Extraits d’un long article d’Éric Dussert dans Le Matricule des anges (n° 192, avril 2018).

Que faire en mai ?

Les plus littéraires ou les plus adeptes de la fiction en resteront donc à l’indépassable Établi de Robert Linhart et se tourneront vers l’inévitable Plus vivants que jamais de Pierre Peuchmaurd. Ce « journal des barricades » est le premier récit publié à chaud le 15 novembre 1968 par Belfond qui avait derechef créé la collection « Contestations ». Son auteur a 20 ans : c’est notre première recommandation pour ce mois de mai qui s’annonce lui aussi fiévreux.
« Et puis, c’est bien pire que ce qu’on pouvait imaginer d’en haut. Il n’y a pas de corps à corps ou peu. Ils ont compris. Ils ne peuvent rien contre les pavés. Alors ils gardent leurs distances : ils bombardent. Il pleut des grenades qu’on dirait une averse de grêlons. À côté de moi, cette fille qui tombe. On ne peut plus rien contre ça. Les gaz en plus, qui font qu’on ne respire plus. Et pourtant on reste. Allez savoir pourquoi. Ce n’est même pas se battre, ça. Ça nous tombe sur la gueule et on reste. Vient un moment où on n’a même plus peur. »

Voyage en outre-gauche dans CQFD

vendredi 13 avril 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Dans CQFD n°164, avril 2018.

Mai 68 : sus aux clichés !

Vous en avez assez – surtout si, comme on dit, vous avez un « certain âge » ! - des commémorations décennales des « événements » de Mai 68 ? Vous ne supportez plus les mêmes éternels soixante-huitards invités de plateaux télé venus ressasser les mêmes platitudes sur les illusions passées de leur jeunesse et leur réussite présente de parvenus bien en cours ? Vous en avez marre d’entendre que ces événements ne se sont passés que dans un ou deux arrondissements parisiens, entre Sorbonne et Odéon ? Alors, sans hésitation, précipitez-vous sur le livre de Lola Miesseroff avant qu’il ne soit noyé sous l’avalanche commémorative des pensums de commande pour ce cinquantenaire !

Qu’est-ce que cette outre-gauche ? Lola Miesseroff la définit d’emblée comme des individus, réseaux, revues et groupes radicaux allant des anarchistes non fédérés aux situationnistes et apparentés en passant par les communistes libertaires, de gauche, ou « de conseil ». Dans cette nébuleuse, on retrouve bien sûr les revues les plus intéressantes de l’après-guerre : Socialisme ou Barbarie, l’Internationale situationniste ou Noir & Rouge. L’auteure, qui appartient à cette mouvance depuis 1967, ne propose pas des mémoires en solo, mais des entretiens anonymes avec une trentaine d’individus appartenant à cette outre-gauche dans la période 1966-1972. Pour ce faire, elle évoque d’abord le climat d’avant 1968, les parcours et les lectures marquantes de cette génération, livrant au passage de belles formules comme : « On apprend à vivre avec Vaneigem et à penser avec Debord. » Viscéralement antistaliniens, ces individus lisent Voline sur la révolution russe, Ida Mett sur la Commune de Cronstadt, Socialisme ou Barbarie sur la nature de l’URSS, Simon Leys sur la Chine de Mao, etc. Critiques du maoïsme comme du tiers-mondisme, ils s’opposent aux gauchistes de l’époque, trotskistes ou marxistes-léninistes, qui n’ont pour but que de « prendre la direction de la révolution ». Leurs velléités révolutionnaires oubliées, ces derniers persévèreront dans leur être « pour devenir des serviteurs de tous les pouvoirs en place ».

Loin du Quartier latin, ce voyage nous rappelle aussi utilement que le mouvement de Mai démarra plusieurs mois avant lors de grèves dures dans plusieurs villes et qu’il fut annoncé par le scandale de Strasbourg l’année précédente. Il vit des situationnistes s’emparer des structures de la bureaucratie syndicale étudiante pour mieux les subvertir en publiant le pamphlet De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier. On suit les protagonistes de l’outre-gauche à Bordeaux et à Nantes où ils réalisent, à peu près seuls en France, la jonction entre les étudiants les plus radicaux et d’autres groupes sociaux (ouvriers, paysans). Sont évoqués aussi le mouvement dans les lycées, les universités, la rue et les lieux de travail, le chassé-croisé entre travailleurs et étudiants comme les causes et les conséquences de Mai (début de la fin des Trente Glorieuses et du communisme à la mode PCF-CGT, modernisation du capitalisme). Au fil des pages, c’est bel et bien le véritable esprit de Mai que l’on retrouve, aussi bien dans ce qu’il a pu avoir de meilleur comme, parfois, de (beaucoup) moins bon, à commencer par l’« idéologie de l’alcool comme élément de la panoplie révolutionnaire » ou encore sa « dénégation de la maladie mentale ». Et je serai tenté d’y ajouter son anti-syndicalisme, compréhensible sur le moment du fait du rôle contre-révolutionnaire de la CGT durant les événements, mais qui faisait fi d’un siècle et plus de luttes sociales du mouvement ouvrier…

Avant que vous vous précipitiez sur le bouquin, concluons avec l’auteure : « la lutte de classes est la seule façon d’éviter que la faillite du capitalisme soit la destruction de l’humanité. » Voilà.

Charles Jacquier

Jacques Roux, le curé rouge, sur Dissidences

vendredi 13 avril 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Jacques Roux, le curé rouge sur Dissidences. Avril 2018.

C’est une œuvre essentielle, une de ces biographies indispensables à une appréhension totale de la Révolution française, que la Société des études robespierristes, associée pour l’occasion aux dynamiques éditions Libertalia, nous propose. Une de ses singularités, et pas la moindre, est d’avoir été écrite par un historien de RDA. Ainsi que Jean-Numa Ducange et Claude Guillon, qui ont élaboré l’appareillage critique et l’aperçu historiographique, l’expliquent en ouverture, la prose pratiquée par Markov est également pour beaucoup dans cette traduction réalisée par Stéphanie Roza [1]. Et il est vrai que la version française restitue bien un style souvent (trop) chargé en références érudites plus ou moins implicites.

Le portrait proposé de l’enragé Jacques Roux [2], élaboré dans les années 1960 à l’aide de nombreuses pièces d’archives, est en tout cas extrêmement détaillé et objectif. Issu d’un milieu plutôt aisé, Jacques Roux s’intégra au clergé par choix de son père, et Walter Markov estime qu’il souffrira de manière croissante, particulièrement en avançant dans la Révolution, de cet engagement professionnel subi. Est-ce lié, mais son caractère est souvent sévère, cassant, sanguin, et peu enclin au compromis. Une affaire de meurtre accidentel lors de son séjour à Angoulême, et dans laquelle il aurait été impliqué, semble aller encore davantage dans ce sens. Au milieu des années 1780, il se retrouva en Saintonge, s’essayant alors à la poésie, non sans susciter certaines moqueries. C’est donc un homme en partie frustré, dans son métier et son expression, qui s’engage au cœur de la Révolution en marche. D’abord, à l’été 1790, par son sermon Le triomphe des braves Parisiens sur les ennemis du bien public, manifestation de soutien d’une Révolution voulue par Dieu [sic] et qui doit encore être consolidée en faveur du petit peuple. Ensuite, peu de temps après ce sermon qui fâcha certains de ceux qui – déjà – tiraient profit d’une Révolution modérée, en partant à l’aventure pour Paris, où battait le cœur des événements.

Il s’y rallie à l’Église constitutionnelle, un sentiment d’accomplissement pour celui dont la vie de clerc fut de plus en plus critique à l’égard de l’Église officielle. Associé à la paroisse de Saint-Nicolas-des-Champs, et au club des Cordeliers, il s’intègre surtout à la section des Gravilliers (située dans le centre de Paris, en un quartier plutôt pauvre, à majorité salariée), se rapprochant du petit peuple au détriment des notables. En 1792, il héberge pendant une semaine un Marat passé un temps dans la clandestinité, ce qui permit aux deux hommes de constater l’importance de leurs divergences et une rivalité rampante. Dans ces mois d’exacerbation de la lutte des classes, Jacques Roux fut poussé à défendre le droit de vivre contre le droit de propriété. Les événements de l’été sont conformes aux idées qu’il défend, et les sans-culottes de sa section le soutiennent totalement. Il approuve également, par réalisme, les massacres de Septembre, mais, contrairement à ce que l’on croit souvent, ne se présente pas aux élections de la Convention, préférant privilégier son rôle d’agitateur. S’en prenant aux aristocraties, qu’elles soient d’ordre ou d’affaires, il appelle à l’interventionnisme de l’État contre les accapareurs, tout en estimant que le pouvoir suprême est celui du peuple, et pas de ses représentants. Élu au conseil général de la Commune de Paris, c’est en tant que représentant de celle-ci qu’il assiste à l’exécution de Louis XVI, qu’il approuve pleinement, mais en ayant un rôle bien plus effacé que ce que veut faire croire sa légende noire.

Walter Markov, dans un récit par en bas des événements révolutionnaires, montre bien que Jacques Roux n’est pas à la tête d’un parti, mais qu’il est porté par les initiatives des masses elles-mêmes qui se choisissent des porte-paroles, ainsi pour les émeutes de février 1793 [3]. « C’est ainsi qu’on peut les considérer : des garde-fous pour maintenir la Montagne à gauche et empêcher les retours en arrière (…) » (p. 262). L’essence de sa pensée, à ce moment clef de la Révolution, on la trouve dans le Discours sur les causes des malheurs de la République française, texte resté inédit, et écrit vers mai-juin 1793, véritable matrice du plus célèbre Manifeste des Enragés. Walter Markov en propose une analyse détaillée, y repérant l’émergence d’une conscience anticapitaliste, une colère dirigée contre les riches et l’enrichissement individuel, tout en prenant en considération les antagonismes proprement sociaux. L’apogée de son expression idéologique, la lecture du dit Manifeste devant la Convention, signe également le début de sa fin. Un large front contre lui et les autres figures des Enragés se coagule, Montagne, Commune, Cordeliers, etc… face au danger de sa « république populaire » (sic Walter Markov). Même sa propre section est retournée contre lui. Après la mort de Marat, Jacques Roux publie un journal se présentant comme l’héritier de l’ami du peuple, et s’efforce de prouver son soutien à la Montagne, qui accède finalement à une partie de ses demandes.

Cela n’empêche pas les tensions avec la Convention de s’exacerber, conduisant à une arrestation en août 1793, avant l’incarcération définitive en septembre, dans la foulée de nouvelles manifestations alimentaires. Walter Markov y voit la nécessité, pour une Assemblée nationale ayant fait le choix de s’allier au mouvement populaire, d’en écarter les indomptables leaders présumés. Jacques Roux poursuivra un temps, bien qu’emprisonné, la publication de son journal, radicalisant sa critique du pouvoir et jugeant également la politique de la Terreur mise en place, mais d’en haut, excessive, avant d’échapper à la guillotine en se suicidant. « Mais en apprenant aux damnés de la Terre à brandir leur propre drapeau, les Enragés s’inscrivirent dans le livre d’or de l’histoire universelle. Ils mirent à l’ordre du jour la question de la place des travailleurs dans la société. […] Leur contribution historique consista à porter à son paroxysme la conception plébéienne de l’égalité, à en tirer les conséquences ultimes. Cela les mena dans une impasse et ils furent éliminés. Mais leur échec était nécessaire pour ouvrir la voie à une alternative non égalitaire à la loi du profit : celle de Babeuf le communautaire et finalement du slogan « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » » (p. 457-458).

Dans ce récit fidèle à une lecture marxiste classique, celle de la Révolution française comme révolution bourgeoise, étape qui ne peut être brûlée, Walter Markov évoque parfois l’interprétation d’un Piotr Kropotkine [4]. Richement appareillée, la biographie proprement dite est complétée par une postface de Matthias Middell, qui revient sur l’itinéraire de Walter Markov et sur son œuvre. Surtout, un CD Rom a été adjoint au livre, permettant d’avoir accès à l’ensemble des travaux de l’historien allemand sous forme de fichiers PDF : l’ensemble des textes de et sur Jacques Roux, base de données de plus de 700 pages, ainsi que plusieurs articles, de l’historien allemand ou d’autres auteurs, parmi lesquels Claude Guillon, qui signe un travail intéressant sur l’iconographie de Jacques Roux (sanguinaire et repoussant dans le récent jeu Assassin’s Creed). On tient bien là l’œuvre de référence sur Jacques Roux, et une contribution d’importance à l’histoire de son courant.

Jean-Guillaume Lanuque

[1Stéphanie Roza, ainsi que Jean-Numa Ducange, sont membres de la rédaction de Dissidences.

[2Sur Jacques Roux, voir notre recension d’une autre biographie, plus sommaire, celle de Dominic Rousseau : http://dissidences.hypotheses.org/8570

[3« Ce ne sont pas les Enragés qui ont fait le 25 février, mais plutôt le 25 février qui a fait les Enragés. » (p. 245).

[4Voir la recension de son maître livre dans notre revue électronique : https://revuesshs.u-bourgogne.fr/dissidences/document.php?id=1822

Réfugié dans Alternative libertaire

vendredi 13 avril 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Réfugié dans le mensuel Alternative libertaire, avril 2018.

« L’Europe ne peut accueillir toute la misère du monde, entend-on. Au nom de ce principe, les Européens laissent mourir des hommes, des femmes et des enfants devant leurs portes. La Méditerranée est devenue la fosse commune de milliers de migrants. […] Je suis une de ces personnes. En route pour l’Europe, comme tant d’autres migrant·e·s, j’ai été dévalisé par des bandits dans le désert, j’ai dû travailler au noir à Tamanrasset, me cacher durant des mois à Alger, puis franchir clandestinement la frontière au Maroc, où je suis resté bloqué durant quatre longues années. Avec mes camarades, nous nous sommes battu-e-s pour nos droits. J’ai écrit ce livre pour raconter notre histoire. »
Récit autobiographique d’« une odyssée africaine », Réfugié déroule une histoire parmi tant d’autres, d’un homme, Emmanuel Mbolela. Leader de l’opposition estudiantine congolaise, pour sauver sa peau des griffes de la police de Kabila et de sa dictature qui reprend en bonne partie les bonnes vieilles méthodes du sanguinaire maréchal Mobutu, il décide de prendre le large.
Il quitte son pays, la République démocratique du Congo, avec pour rêve l’horizon lointain de l’Eldorado européen. Le périple long l’amène à traverser les frontières : le Cameroun, le Nigeria, le Bénin, le Burkina Faso, le Mali, l’Algérie puis le Maroc, Emmanuel détaille sa vie faite d’incertitudes et de violence. Violence des passeurs qui se payent sur le dos des malheureux et des malheureuses. Violence des policiers qui pourchassent et tabassent les réfugié.es. Violence, aussi, des douaniers qui à chaque traversée de frontière, se servent sur le tas. Les femmes (pour nombre d’entre elles, mères célibataires) qui accompagnent le groupe d’Emmanuel, sont violées systématiquement pour avoir le droit de franchir la frontière, elles et leurs compagnons d’infortune.
Le livre évoque aussi le racisme profond dont sont victimes ceux et celles qui sont perçu·e·s dans les rues d’Alger, d’Oujda ou de Rabat comme des « esclaves » bons à être lapidé·e·s.
Emmanuel finit par poser un pied sur le sol européen. Ce sera les Pays-Bas. Et si, à la différence de nombre de ses frères et sœurs, il n’a pas sombré dans une patera au milieu des mers, sa quête d’une vie meilleure se poursuit. Au pays des tulipes, il découvre le froid, la misère, les boulots à la chaîne sous-payés, la solitude, l’indifférence.
Réfugié constitue, en dépit de la terrible réalité qu’il évoque, un ouvrage plein d’humanité dans cette solidarité qui se dessine entre ces damné.es de l’exil. Au Maroc, Emmanuel, appuyé par l’inlassable soutien des femmes congolaises réfugié.es comme lui à Rabat, fonde l’Association des réfugiés congolais au Maroc (Arcom) qui impose au régime de Mohamed VI un minimum de reconnaissance de droits aux sans-papiers.
À lire assurément, édité par les très riches et très militantes éditions Libertalia, Réfugié donne de la voix aux sans voix de ce monde. Et c’est là sa principale qualité.

Jérémie (AL Gard)

Souvenirs et remarques sur Mai-Juin 68. Deuxième partie.

mardi 10 avril 2018 :: Permalien

En février 2016, l’écrivain et traducteur Mitchell Abidor vivant à Brooklyn est venu en France pour rencontrer quelques acteurs de Mai 68 afin de concevoir un livre très vivant et à présent disponible, May Made Me, An Oral History of the 1968 Uprising in France (Pluto Press). Pour préparer notre propre rencontre et mobiliser nos souvenirs, nous avions rédigés auparavant, chacun de notre côté, quelques réponses rapides aux questions qu’il souhaitait aborder avec nous. Ces réponses, qui se trouvent ci-dessous, recoupent bien sûr le contenu de l’interview réalisée et transcrite par Mitchell Abidor. Elles sont sensiblement différentes, plus détaillées, mais n’ont pas le charme des propos spontanés recueillis par l’auteur dans une ambiance joyeuse et fraternelle.
Hélène et José Chatroussat.

2. Hélène Chatroussat

Quelle était votre expérience politique avant les événements ?

Mes parents étaient instituteurs dans un village du Pays-de-Bray en Seine-Maritime. Mon père était antimilitariste, « libre penseur » et « citoyen du monde ». Il avait été exclu des Jeunesses socialistes en 1938 quand il était à l’École normale et avait rejoint le PSOP de Marceau Pivert. Il avait une correspondance en esperanto dans tous les coins du monde. Ma mère était orpheline mais était très liée à un de ses frères, ouvrier chez Michelin à Clermont-Ferrand, qui avait été dans la Résistance. Mes parents étaient des adeptes des techniques de Freinet. Cette pédagogie libertaire convenait bien à ma personnalité rebelle. Elle m’a ouvert sur le monde grâce en particulier à une correspondance scolaire que nous avions avec des enfants touareg. J’ai eu aussi une bonne connaissance du monde des paysans de mon village et une grande curiosité pour tout ce qui concernait la nature.

À 17 ans j’ai rencontré mon compagnon, José, qui comme moi cherchait à orienter sa vie en faisant des choix non conformistes et dans le sens de la transformation du monde. Il était très politisé et m’a influencée. Avant de le rencontrer, j’avais lu avec beaucoup d’intérêt Simone Weil et je lisais déjà beaucoup de romans qui aidaient à mon émancipation.
Nous avons cherché à comprendre ensemble comment changer le monde. Nous sommes allés aux réunions des Auberges de la Jeunesse et nous avons participé à deux camps de jeunes internationaux. Il m’a fait lire des revues, notamment Socialisme ou Barbarie. Ma revue préférée était Front noir de Louis Janover.

Qu’est-ce qui vous a amené à y participer ?

Après notre expérience à la Fédération anarchiste, nous avons rejoint Voix ouvrière. J’avais 19 ans. Pour nous implanter dans la classe ouvrière, nous étions amenés à rencontrer beaucoup de gens, en porte à porte, sur les marchés. Je tenais chaque semaine une permanence publique dans un café où les gens pouvaient nous contacter ou discuter avec nous. Elle était indiquée dans le journal. J’ai participé à différentes manifestations, contre l’armement nucléaire à l’appel du Mouvement contre l’armement atomique (MCAA), contre la guerre du Vietnam ou, à Paris, pour obtenir la libération du dirigeant paysan trotskiste Hugo Blanco.

Nous avions aussi beaucoup discuté avec les jeunes du PSU (la JSU) comme Patrick Choupaut, qui ont créé ensuite la JCR avec d’autres jeunes issus du PC et de l’UEC comme Gérard Filoche. Participer au mouvement en 68 coulait de source. C’est le genre d’événements que nous espérions tous.

Quel a été le rôle de la théorie dans votre engagement ?

Voix ouvrière était un groupe exigeant sur la culture politique. En Mai 68, j’avais ainsi lu des dizaines de romans et de livres théoriques ainsi que les articles de la revue théorique bilingue de VO, Lutte de Classe. Les discussions étaient vives et élaborées sur tout ce qui concernait l’actualité et l’histoire du mouvement ouvrier. J’ai participé à des stages de formation de VO où j’ai rencontré tous les responsables et militants qui avaient tous et toutes de fortes personnalités. Je devais faire des exposés pour nos sympathisants à Rouen. Nous allions aussi régulièrement aux meetings de VO à Paris, les Cercles Léon Trotski. Cohn-Bendit est venu une fois nous porter la contradiction avec beaucoup d’humour.

Quelles ont été vos expériences les plus importante ?

En mai 68 j’allais avoir 22 ans. J’occupais mon premier poste comme institutrice. J’avais la classe des petits à qui j’apprenais à lire, écrire et compter. Mon école était juste en face de la grande usine Fermeture Eclair à Petit-Quevilly, une commune ouvrière tenue par le PCF. Je connaissais bien les mamans de mes élèves qui étaient ouvrières dans cette usine et venaient voir leur enfant à la récréation sur leur temps de pause.

Je n’ai que des souvenirs heureux de Mai 68, aussi bien sur le plan professionnel, militant que personnel. Des cantines gratuites avaient été organisées pour les enfants de grévistes et j’ai participé à des animations pour ces enfants avec d’autres collègues. À la fin du mouvement j’ai eu une altercation avec mon directeur qui était stalinien et se méfiait de moi. Quand VO a été dissous avec les autres organisations gauchistes, il m’a balancé froidement que « la bourgeoisie était parfois sévère avec les petits-bourgeois qui servent ses intérêts ». Mais pendant le mouvement, ça s’était plutôt bien passé, même avec lui.

Avec ma 2 CV, j’étais chargée d’aller à Paris pour récupérer dans la cour de la Sorbonne les journaux et les tracts de VO pour notre groupe rouennais. J’ai donc été aussi partiellement dans le coup de ce qui se passait à Paris. J’ai été enthousiasmée par l’ambiance de discussions fraternelles qui régnait dans tous les coins de la Sorbonne avec des gens de toutes tendances et de tous âges. Chaque groupe d’extrême gauche avait son stand, mais ce qui m’a le plus marquée, c’est la richesse et le nombre d’expressions artistiques révolutionnaires : poètes, chanteurs, affiches… Une fois, j’ai dû reculer rapidement devant une manifestation brutale, avec mes 3 000 tracts dans les bras pour rejoindre ma voiture et rentrer à Rouen. J’ai eu la chance de participer à deux grandes manifestations avec des dizaines de milliers d’étudiants, de jeunes ouvriers et de personnes plus âgées : la marche sur l’ORTF pour dénoncer la propagande mensongère qui coulait à flot contre les étudiants et les grévistes ; la manifestation sur Renault-Billancourt où Jean-Paul Sartre a tenté de s’adresser aux ouvriers. Nous avons tous chanté l’Internationale dans la rue tandis que les ouvriers juchés sur les murs levaient le poing avec nous malgré les cégétistes qui faisaient barrage.

À Rouen je ne suis pratiquement pas allée à la faculté sur les hauteurs de la ville. L’endroit le plus vivant, le cœur du mouvement, se situait au cirque que les étudiants avaient rapidement occupé et qui était ouvert à tout le monde, à tous les débats, dans une joyeuse ambiance. C’est là que passaient les informations, que se diffusait le matériel militant et que s’organisaient les actions.

Il y a eu très peu d’épisodes violents sur notre agglomération. L’épisode le plus grave a été un coup de fusil tiré par un fasciste du groupe Occident à la fac qui aurait pu tuer un des militants de la JCR.

La révolte aurait-elle pu gagner ?

Je ne sais pas. Les ouvriers de Renault-Billancourt auraient pu par exemple enfoncer le barrage des staliniens pour rejoindre le cortège des étudiants et des jeunes ouvriers qui était devant leur usine. Mais ils n’étaient pas prêts à le faire. Ils n’étaient pas organisés dans des comités ou des conseils bien à eux. Les « comités de grève » étaient en général constitués de responsables syndicaux qui voulaient garder le contrôle sur la grève.

Quel a été son effet sur vous ?

L’expérience de mai 68 m’a aidée à participer pleinement à d’autres mouvements. Comme enseignante en grève en novembre-décembre 1995, j’ai participé activement au mouvement qui était particulièrement profond à Rouen où les cheminots étaient nombreux et en pointe. L’expérience de 1968 et de 1995 m’a aussi aidée à m’impliquer dans la grève des ouvriers et ouvrières de Ralston (ex-Cipel) en 1998. Ils ont occupé les portes et créé un comité de grève élu en assemblée générale et rendant des comptes chaque jour à l’AG. Mai 68 nous avait donné un avant-goût concret des capacités des travailleurs quand ils sont en mouvement. De ce point de vue, c’est eux qui nous ont formé et nous leur avons emboîté le pas dès que l’occasion se présentait.

Quel a été son impact sur la France ?

L’impact s’est réduit avec le temps, mais cela a fait trembler la bourgeoisie sur le moment. Les staliniens ont beaucoup moins employé la violence physique contre les gauchistes. Ils l’ont encore employée après, contre une camarade qui était ouvrière à l’usine Baroclem et contre une camarade institutrice qui collait des affiches en banlieue de Rouen. Mais leur nuisance dans les usines s’est surtout manifestée sous forme de calomnies et de dénonciations auprès de la direction, ce qui a valu à certains militants de LO d’être licenciés. Comme ils étaient toujours fâchés avec la démocratie syndicale, des années plus tard nous avons été amenés à organiser un débrayage à Renault-Cléon pour imposer la présence d’un de nos militants sur la liste des délégués du personnel, et à créer deux syndicats démocratiques indépendants avec des salariés qui nous faisaient confiance, à l’usine Renault-CKD et à l’hôpital Charles Nicolle.

Mai 68 ne nous a pas permis d’en finir avec les comportements bureaucratiques ni avec les comportements de petits chefs dans les organisations se prétendant révolutionnaires.

Lire la première partie (José Chatroussat)