Le blog des éditions Libertalia

Blues et féminisme noir dans Le Matricule des anges

vendredi 9 mars 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Dans Le Matricule des anges, n° 190, février 2018.

Trois femmes puissantes

À travers l’œuvre de trois grandes artistes noires américaines, Angela Davis s’attache aux origines souterraines des combats menés et à venir.

Militante et universitaire, engagée depuis son plus jeune âge dans la lutte contre toutes les formes d’oppression politique et sociale, Angela Davis propose avec Blues et féminisme noir une saisissante relecture d’un pan de l’histoire de la musique populaire américaine. Les voix qu’elle nous fait entendre sont celles de deux « blueswomen » aujourd’hui peu connues, Gertrude « Ma » Rainey (1886-1939) et Bessie Smith (1894-1937), ainsi que celle de Billie Holiday (1915-1959), trop souvent réduite à quelques poncifs admiratifs et compatissants. Pour les deux premières, pionnières du blues, Davis s’est lancée dans un important travail de retranscription de tous les enregistrements disponibles, « 252 chansons, dont certaines sont presque inaudibles », réalisés pour la plupart dans les années 20 et au début des années 30.
Autant que par l’éclairage sociologique et esthétique qu’il propose, Blues et féminisme noir vaut par la démarche dialectique dont l’auteure, lectrice de Marx, disciple d’Herbert Marcuse et de l’École de Francfort, ne s’écarte jamais. Son propos y puise son énergie et sa pertinence : « Ce qui donne au blues un potentiel si fascinant (...) est la manière dont il présente des relations qui semblent antagonistes comme des oppositions non contradictoires. Dans une chanson de blueswoman, la narratrice qui se trouve entièrement soumise au désir amoureux peut dans le même mouvement exprimer un désir autonome et un refus de laisser un amant indigne la malmener psychiquement. »
Né dans les années d’après l’esclavage, le blues est une forme poétique et musicale centrée sur l’évocation des tourments personnels, des difficultés du quotidien, quand les chants de travail et les spirituals « exprimaient le désir collectif de mettre fin au système asservissant » la communauté. C’est aussi au sein de cette « culture populaire de la performance esthétique » qu’émerge la figure de l’artiste, interprète désormais séparé du public par la scène. Gertrude « Ma » Rainey, pionnière restée très ancrée dans le Sud rural, et Bessie Smith, dont la trajectoire a épousé celle des Noirs ayant migré vers les grandes villes du Nord, se produiront devant des auditoires très nombreux. Elles deviendront, avant leurs homologues masculins, les premières grandes stars de la musique noire, dans des spectacles empreints d’une ferveur quasi sacrée.
Angela Davis met l’accent sur deux thèmes fondamentaux du blues nés de l’émancipation : la liberté acquise de voyager (les esclaves étaient rivés à la propriété de leurs maîtres) et la sexualité libérée (les unions entre esclaves étaient contrôlées dans le but d’accroître la main-d’œuvre disponible). L’évocation souvent crue des relations charnelles, l’aspiration à l’errance géographique et amoureuse, bien plus que le « mariage romantisé » ou la maternité sont en effet très présentes dans les chansons de « Ma » Rainey, de Bessie Smith et de leurs consœurs. Refusant de privilégier la dénonciation du racisme au détriment de celle du sexisme, ces chanteuses tiennent sur le mode du défi « un discours public » sur la violence masculine, l’infidélité, le sentiment d’abandon. Le blues, art basé sur l’oralité, autorise la levée des tabous qui marquent les formes d’expression plus littéraires assujetties à la bienséance (celles que les avant-gardes, tel « The Harlem Renaissance », préféraient promouvoir).
Nommer, dans la tradition héritée du « nommo » des peuples d’Afrique de l’Ouest, c’est aussi « exercer un contrôle » sur ce qui blesse ou menace. C’est extraire ces maux de « l’expérience individuelle » pour les affronter « dans un contexte collectif et public ». Une étape importante sur le chemin de la prise de conscience et des luttes à venir, tracé par ces « femmes noires de la classe laborieuse ».
Pour répondre au reproche souvent adressé au blues de ne pas tenir un discours d’opposition frontale à l’ordre établi, Angela Davis cite « Poor Man’s Blues » (1928) de Bessie Smith, « un ancêtre vénérable mais oublié de la contestation dans la musique populaire noire » telle que la perpétueront « blues, jazz, rythm and blues, funk et rap ». Par la place isolée qu’elle occupe dans le répertoire de Bessie Smith, cette violente et ironique interpellation de l’égoïsme criminel des nantis incite Davis à un rapprochement avec une autre chanteuse, Billie Holiday, dont elle analyse subtilement l’art de l’interprétation. Cantonnée par ses producteurs à un répertoire conventionnel tissé d’histoires d’amour et de relations contrariées, l’artiste a dû mener une lutte au cœur de chaque mot, de chaque son pour faire entendre par la voix sa vision personnelle. L’enjeu était d’accomplir un travail de « transformation esthétique » de ce matériau pauvre, de « confirmer et subvertir dans un même mouvement les conceptions sexistes et racistes des femmes amoureuses » pour offrir une perspective nouvelle de la condition féminine. L’astre noir que représente « Strange Fruit »(1939) – dénonciation implacable des lynchages perpétrés dans le Sud – dans l’œuvre de Billie Holiday est un révélateur du sens profond de l’ensemble de sa démarche artistique : subvertir l’ordre en place en s’installant dans la langue de l’ennemi.

Jean Laurenti

Pierre Peuchmaurd sur le site En attendant Nadeau

vendredi 9 mars 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur le site En attendant Nadeau, février 2018.

Sous les pavés, l’utopie

Cette chronique aura quelque chose de particulier que le lecteur voudra bien accepter : il se trouve que je suis mêlé, directement ou non, aux événements relatés avec fougue par Pierre Peuchmaurd. Dans toute la mesure du possible, je vais tenter de contourner les aspects « ancien combattant » de cette situation pour mieux faire comprendre aux amis d’En attendant Nadeau de quel Mai 68 il sera ici question, sachant que celui-ci risque d’être assez différent de celui que nombre d’ouvrages et de reportages vont commémorer de conserve. En effet, un grand malentendu s’est installé avec le temps, qui masque la vérité.

L’Utopie est le moteur de l’Histoire ; si l’homme n’avait jamais rêvé de voler comme un oiseau, il n’aurait pas non plus inventé l’avion. Le rêve nourrit et se nourrit de l’imaginaire qui, selon André Breton, « tend à devenir réel ». Or, Mai 68 a mis en marche la forme la plus élaborée de l’utopie : l’utopie-critique. Par une sorte d’intuition révolutionnaire relevant de la spontanéité poétique, ceux qui allumèrent le feu en ce joli mois de mai retrouvèrent, comme par hasard, l’insoumis La Boétie qui déclare, dans le Discours de la servitude volontaire : « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. » Le concept d’utopie-critique doit être envisagé à deux niveaux différents : d’une part, il s’agit de se servir de l’utopie comme moyen critique de l’état présent du monde et de la société ; d’autre part, il faut pratiquer la critique de l’utopie dans le moment même où on la pense, dans le mouvement de l’esprit qui l’accompagne, afin de ne jamais se leurrer quant aux chances de réalisation qu’elle recèle. Dans les deux cas, la lucidité doit mener le jeu – la lucidité spontanée, non le calcul mesquin –, le champ du possible ne devant jamais s’ouvrir sur l’illusion, mais toujours sur la perspective. Des convictions, certes, mais jamais de certitudes. Examinons de plus près l’hypothèse.
Ceux qui ont voulu voir dans Mai 68 l’échec d’une révolution ont tout faux. Ils font l’erreur, volontaire, de confondre en un même moment les deux volets temporels de la grande insurrection populaire : mai et juin. Pourtant, les objectifs en étaient radicalement différents ; d’un côté, en mai, il s’agissait d’annuler le pouvoir en ignorant ses structures, en lui substituant une autre manière de vivre et de penser ; de l’autre, en juin, c’est l’espoir, politiquement vain, de prendre le pouvoir qui dominait, appuyé sur de vieux schémas épuisés, où la notion de « parti » l’emportait encore du fait d’un aveuglement militant que la noria des « groupuscules » trotsko-maoïstes agitait mécaniquement, de manière pavlovienne. Toutefois, si le gigantesque mouvement d’émancipation amorcé par les étudiants en sociologie de Nanterre et la verve utopique qui l’accompagnait perdent de leur virulence fin mai, il faut néanmoins prendre en compte le fait que des millions d’ouvriers et de salariés divers poursuivront encore la grève générale durant les premières semaines de juin ; et là, ce ne sont pas les manipulations des partis et des syndicats qui sont à la manœuvre, mais bel et bien ce quelque chose de l’esprit barricadier du peuple qui demeure vif et actif.

On signale que, dès l’automne 1968, on comptait déjà 124 livres répertoriés à propos de Mai 68 ! Ici, j’ai choisi de mettre en lumière le seul de ces livres, paru dès novembre 1968, totalement voué aux « événements », au jour le jour, à la nuit la nuit, qui permet de suivre sur le terrain, comme si vous y étiez, les émotions lucides qui menèrent aux barricades. Il s’agit du livre de Pierre Peuchmaurd que l’on vient de rééditer, Plus vivants que jamais, sachant qu’une préface de Joël Gayraud vient à point nommé mettre l’accent sur son auteur, l’un des meilleurs poètes des dernières décennies, aujourd’hui disparu. Et quand je dis « comme si vous y étiez », c’est à moi que je pense d’abord, car les moments, les lieux, les actions décrits par Peuchmaurd sont très exactement les mêmes que ceux que j’ai alors vécus, et il est plus que probable que certains pavés sont passés des mains de l’auteur aux miennes, dans le feu de l’espoir, alors que je ne connaissais pas encore le poète qui deviendrait plus tard l’un de mes très chers amis !
« Alors quand cela a-t-il commencé ? Il y a la rue et il y a ceux qui descendent dans la rue. La rue, il y avait longtemps que nous la regardions d’un drôle d’œil, avec comme l’idée d’y ‟machiner les pavés”. » Peuchmaurd a vingt ans cette année-là, et si, absent de Paris, il « rate » les premières manifestations des 1, 2, 3, 4 et 5 mai – la faculté de Nanterre fermée par le doyen Grappin, la police pénétrant dans la cour de la Sorbonne pour embarquer 527 personnes, la décision de fermer aussi la Sorbonne, les premières barricades qui s’élèvent au Quartier latin, Georges Marchais qui, dans L’Humanité, déclare : « Ces faux révolutionnaires doivent être énergiquement démasqués car, objectivement, ils servent les intérêts du pouvoir gaulliste et des grands monopoles capitalistes », Cohn-Bendit, l’un des leaders du Mouvement du 22 mars, interrogé vingt heures durant par la police judiciaire –, en revanche il est bien là le 6 au soir, quand la ville commence à vraiment s’embraser, et que l’odeur des lacrymogènes, « cette odeur de pomme qui aurait trahi », lui saute au nez du côté du carrefour Sèvres-Raspail. C’est parti…
Flash-back : avant de suivre plus en détail le déroulement des nuits de mai, rappelons que le Mouvement du 22 mars est né de l’occupation, à cette date, d’un amphithéâtre de Nanterre, par des militants anarchistes, des membres des comités Vietnam, de ceux qu’on appelait déjà les « enragés », largement sous influence situationniste, et des libertaires du département de sociologie où Daniel Cohn-Bendit jouait un rôle capital d’animateur au sourire malicieux. Au fur et à mesure qu’il se consolidera, ce mouvement revendiquera le fait de n’être ni une organisation de masse ni une avant-garde révolutionnaire, estimant qu’il n’y avait pas de « modèle » en la matière ; pour ses membres, il s’agissait d’opérer une coupure radicale avec les schémas de type bolchevique selon lesquels il fallait intégrer le camp « socialiste », autrement dit le camp stalinien, afin d’arracher le plus de pays possible au camp « capitaliste », soit par le révisionnisme (pour le très sage Parti communiste français), soit par la violence (pour les groupuscules trotskistes ou maoïstes). Cette façon de poser le problème était originale, rafraîchissante et lucide, et pouvait déboucher sur un anti-impérialisme conséquent. On verra que le Parti, et sa courroie de transmission syndicale, la CGT, feront tout pour saborder l’énorme contestation qui s’annonce, dont la jeunesse étudiante et ouvrière sera le fer de lance !

Le 7 mai, alors qu’une partie de la manifestation du jour passe par la rive droite – c’est le mot ! –, Peuchmaurd écrit : «  Si pressés d’en finir avec les beaux quartiers qu’on en oublie l’ambassade américaine. Même chose pour l’Élysée, l’Assemblée nationale. On a déjà perdu trop de temps avec l’Arc de Triomphe. On ne peut pas s’arrêter à toutes les urnes funéraires de ce pays, on n’en finirait plus. » Clairement, à ce stade, le mouvement confirme déjà que c’est en « ignorant » les structures et édifices du pouvoir que l’on a le plus de chances de le voir vaciller ; cette « ignorance » relève d’ailleurs de la spontanéité, de l’intuition révolutionnaire, non d’un calcul politique obsolète. Plus tard, on s’apercevra que seuls des symboles du « vrai » pouvoir, celui qui s’exerce à l’ombre des instances politiciennes, en ce moment où se fige le gaullisme, seront délibérément mis à mal durant cette période, c’est à dire : occupation de la Sorbonne, lieu où le savoir enseigne à penser dans l’ordre et la mesure afin que rien ne change, car l’esprit critique est l’ennemi ; occupation du Théâtre de l’Odéon, lieu où une certaine culture spectaculaire se mire dans son propre miroir avec satisfaction ; incendie de la Bourse, lieu où le capitalisme financier se remplit allègrement les poches, au mépris de l’économie réelle, vrai vecteur d’amélioration sociale.
On notera, c’est important, que les étudiants ne sont pas seuls à affronter les forces de l’ordre ; dès le 3 mai, les fiches d’interpellation des archives de la préfecture de police permettent un petit inventaire : « Parmi les personnes arrêtées, on compte beaucoup d’ouvriers, ainsi que des techniciens, des coursiers, des plongeurs de restaurant, des serveurs de café, des soldats du contingent… », signale Ludivine Bantigny dans L’Obs du 4 janvier 2018. La volonté d’interrompre la reproduction de l’ordre social est largement partagée, et le pouvoir se sait en danger, d’autant qu’il ne va pas tarder à perdre pied.
Le 9 mai, la journée est lourde ; la veille, l’ordre de dispersion de la manif a été donné par un membre de la FER, sous-produit de l’OCI, autrement dit l’organisation trotskiste du sieur Lambert, qui donnera plus tard à la France des « vedettes » comme Jospin, Cambadélis ou Mélenchon ! « Ce n’est que le début d’une longue trahison », note Peuchmaurd. Pour le même jour, il note encore : « De bon après-midi, Aragon descend dans la rue. Tout seul, comme ça. Rien dans les mains et le Comité central dans les poches. Il proteste de son innocence, de sa jeunesse. Nous, on veut bien. Et puis d’ailleurs non, on n’en veut plus. »

Relatant le même incident dans son livre Le Gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme (Le Seuil, 1968), Cohn-Bendit précise : « Celui qui glorifia le Guépéou et le stalinisme venait faire une cure de jouvence parmi cette jeunesse qui, sûrement, ‟lui rappelait la sienne”. Un groupe le reconnaissant, l’accueillit aux cris de ‟Vivent le Guépéou et Staline notre père à tous !” » Ainsi, le niveau de politisation des manifestants leur permet de refuser le paternalisme des représentants officiels du PC, et si le « poète » du culte de la personnalité ne peut se faire entendre, c’est parce qu’il n’a rien de commun avec ce qui est à l’œuvre : on ne peut se déclarer « avec la jeunesse » tout en trônant au comité central, alors que le mouvement s’affirme de plus en plus comme violemment opposé au parti qui trahit régulièrement le monde ouvrier, sous prétexte de « responsabilité ». Aragon avait pourtant là l’occasion d’agir honnêtement au moins une fois dans sa vie en se désolidarisant de ses maîtres, mais c’était au-dessus de ses maigres forces ! Rideau.
S’annonce maintenant LA nuit des barricades, celle qui va bouleverser la distribution des cartes ; je ne vais pas entrer dans le détail de cette nuit dont Peuchmaurd donne une vision à la fois exaltée, lucide et sereine. Quelques passages, cependant, pour en saisir le ton : « Nous envoyons valdinguer un peu plus toute organisation, fût-elle des nôtres, au nom de la spontanéité de la base. Ce sera cela, la révolution de mai […]. Denfert, 18 h 30 […]. Les toits sont noirs de monde […]. Le lion, son grand corps vert taché de rouge est avec nous […]. Les surréalistes sont là, ça fait diablement plaisir. Pour la première fois, je pense à Breton dans tout ça. Je commence à entrevoir que ç’aurait été là SA révolution. Il est un peu amer de l’imaginer la crinière blanche fièrement portée, l’œil en projection, marchant parmi nous, avec nous, et de ne pouvoir que l’imaginer […]. Le Quartier est à nous […]. Et tout se fait sans qu’on sache bien comment, sans qu’on cherche à savoir. Une barricade ça sort de terre plus vite que le blé. Il suffit de semer l’espoir. »
Plus tard, dans la nuit, sont évoquées les barricades de la rue Gay-Lussac, les plus grandes, celles qui résisteront jusqu’à l’aube : « Un mur couvert de tuiles. L’aubaine. On s’y attèle. Passe une bonne femme causante, du genre malheureux-vous-ne-savez-pas-ce-que vous-faites-là ! Paraît que ce qu’on fait, c’est d’abîmer un couvent de bonnes sœurs. ‟Raison de plus”, lui dis-je pour en rester là. ‟Vous n’avez donc aucune morale ?” Si, madame, la liberté. »
Pendant ce temps, les pouvoirs publics négocient avec Geismar et Cohn-Bendit. On se regroupe autour des transistors (je dis « on » parce que j’étais là), « les nôtres et ceux que les gens nous tendent à leur fenêtre […]. Et puis aussi on parle. Les gens descendent pour ‟comprendre”, disent-ils. La révolution est à l’ordre du jour, nous inventons demain […]. 1 h 50. Cohn-Bendit parle à la radio. Les négociations ont été bidon à souhait. Nous ne bougerons pas du Quartier. Voilà. 2 h 15. Ils attaquent. » La nuit la plus longue va s’étirer jusqu’à 5 h 30, quand Dany appelle à la dispersion. Pluies de grenades, voitures en flammes, chasse à l’homme, soutien des riverains qui arrosent le feu, les flics et les gaz lacrymogènes depuis leurs fenêtres ; barricade après barricade, il faut lâcher du terrain, se replier sous les tirs, sans panique toutefois. « Nous ne savons pas encore que nous avons gagné », écrit Peuchmaurd. Tout son livre relève de ce que j’appelle subobjectivité, c’est-à-dire la faculté de transmettre avec la plus grande objectivité toute la subjectivité du ressenti, laquelle ne saurait évidemment être de même nature que celle du CRS en vis-à-vis.

Le lendemain, samedi 11, la grève générale est décidée à partir de lundi, les syndicats, tout fringants, venant de découvrir avec ingénuité la terreur policière. Ils ont la mémoire courte, mais bon. Je crois bien, d’ailleurs, que Cohn-Bendit l’avait suggéré avec insistance, à la radio du petit matin blême. De retour d’un voyage au pays des Mille et Une Nuits, Pompidou rouvre la Sorbonne. Il va être surpris. Le 13 mai, c’est près d’un million de personnes qui vont défiler, travailleurs, lycéens et étudiants réunis, en dépit des tentatives de récupération syndicales, le service d’ordre de la CGT cherchant à disperser à tour de bras, en hurlant qu’il fallait le faire « dans le calme et la dignité ». Les grandes manœuvres du Parti commencent, il y va de sa survie ; pour cela, sa connivence avec le pouvoir gaulliste va s’affirmer de jour en jour, tandis que la grève s’étend à tout le pays ; on comptera bientôt dix millions de travailleurs à l’arrêt. Quant à la Sorbonne, en ce soir du 13 mai, elle est libre « pour la première fois de son histoire », ce qui deviendra rapidement les comités d’action s’y installant comme chez eux. Leur rôle est considérable pour ce qui vient.
Mais avant d’analyser pourquoi juin sera très différent de mai, il faut encore rappeler que la nuit du 24 mai fut exceptionnellement chaude, une nouvelle forme de combat de rue surgissant, qui impliquait « le harcèlement des cordons de flics par petits groupes, cent à deux cents types. La guérilla urbaine ». C’est ce soir-là que la Bourse fut incendiée, et que Paris était à prendre. Panique à bord, mais le ver du dogmatisme était déjà à l’œuvre, glissé dans le fruit de l’utopie libertaire par les fameux « groupuscules » dont la liste laisse rêveur : pas moins de quatre organisations trotskistes se tirant dans les pattes (les lambertistes de la FER, les frankistes de la JCR, les pablistes non affiliés à la IVe Internationale, et Voix ouvrière, bandapartiste), deux organisations maoïstes (PCMLF, UJCML) qui s’enrichiront de deux autres au fil du temps (MSLP et Mao-Spontex – les moins cons), qui revendiqueront chacune la « bonne » lecture du Petit Livre rouge  ; d’autres encore, que j’oublie, bref, de quoi faire éclater le mouvement de l’intérieur, ce qui évidemment ne pouvait manquer d’en réduire la portée.
Car que veulent ces différents groupes ? J’emprunte au périodique Rouge, alors rédigé par des journalistes et militants frankistes, un programme valable pour tous ces braves gens, par des méthodes différentes, cela va de soi ! Au menu : création d’un nouveau parti d’avant-garde d’une grande homogénéité théorique, d’une grande cohésion politique et d’une grande rigueur organisationnelle, en s’appuyant sur les principes léninistes d’organisation, seuls capables de produire un parti répondant à ces critères. C’est effectivement la meilleure des recettes pour cuisiner ce plat historiquement indigeste que toutes les gargotes de la Révolution s’obstinent à inscrire en tête de leur carte sous le nom de « parti ». De plus, par la bande, cela redonnait du poil de la bête au PCF !
Tout au contraire, c’est la spontanéité du mouvement déclenché en mai par les étudiants qui a entraîné des millions de travailleurs à faire l’expérience de la grève générale avec occupation des entreprises, en dépit du PC et des syndicats qui, le moment venu, tronquèrent sournoisement la nature des revendications les plus radicales en négociant avec le patronat « une victorieuse reprise du travail » en forme de Waterloo ; et c’est ainsi que Georges Séguy, grand patron de la CGT, se fera copieusement conspuer par les ouvriers en grève de chez Renault, lorsqu’il viendra, le 27 mai au matin, tenter de défendre le « protocole d’accord » signé la veille avec le CNPF, sous la houlette de Pompidou. Voyez caisse !
La leçon utopique de Mai 68, c’est que les comités d’action, les comités de base, le double pouvoir au niveau syndical, la révocabilité permanente des responsables, la libre circulation des idées et la lutte contre toutes les formes de la hiérarchie – patronale ou bureaucratique – feront plus pour l’émancipation des travailleurs que tous les catéchismes pseudo-révolutionnaires.
Afin de clore cette partie de ma chronique consacrée au livre de Pierre Peuchmaurd, voici deux citations qui n’y figurent pas, mais qui me semblent synthétiser analogiquement l’esprit qui y règne. D’abord, Rosa Luxemburg, dans Grève générale, parti et syndicat : « Si l’élément spontané joue dans les grèves de masse en Russie un rôle si prépondérant, ce n’est point que le prolétariat russe est insuffisamment ‟éduqué”, mais que les révolutions ne se laissent pas diriger comme par un maître d’école ». Pour mémoire. Ensuite, une déclaration de Dany Cohn-Bendit, bel exemple d’utopie-critique, figurant dans le numéro 4 de la revue surréaliste L’Archibras daté du 18 juin 1968 : « L’important, ce n’est pas d’élaborer une réforme de la société capitaliste ; c’est de lancer une expérience en rupture complète avec cette société, une expérience qui ne dure pas, mais qui laisse entrevoir une possibilité : on aperçoit quelque chose fugitivement, et cela s’éteint. Mais cela suffit à prouver que ce quelque chose peut exister. » La fugacité des situations insurrectionnelles relève, en effet, de l’expérience poétique, donc révolutionnaire.

Alain Joubert

B. Traven dans Ballast

vendredi 9 mars 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Dans Ballast, février 2018.

B. Traven,
la révolte aux mille visages

« Vous devriez avoir des papiers pour prouver qui vous êtes », me conseilla l’agent de police.
« Je n’ai pas besoin de papiers, je sais qui je suis », répondis-je.
B. Traven, Le Vaisseau des Morts.

Munich, Halle des Beaux-Arts, 1918. Obscurité totale. Seul un faible rai de lumière se pose sur un manuscrit. Derrière lui, dans l’ombre, une voix s’élève, pourfend la guerre, sa boue, son sang. Les États, qui ont transformé pendant quatre ans d’honnêtes hommes en assassins. Le capitalisme, empiffré de souffrance et de mort. Cette voix, c’est celle de l’auteur du Ziegelbrenner, le Fondeur de Briques, revue anarchiste et pacifiste allemande créée un an plus tôt. Cette voix, c’est celle du révolutionnaire Ret Marut, alias Arnolds, alias Barker, alias Hal Croves, alias Traven Torsvan, alias Traven Torsvan Torsvan, alias Traven Torsvan Croves, alias Artum, alias Fred Maruth, alias Rex Marut, alias Richard Maurhut, alias Albert Otto Max Wienecke, alias Otto Feige, alias Adolf Rudolph Feige, alias Kraus, alias Martínez, alias Fred Gaudet, alias Lainger, alias Götz Ohly, alias Anton Räderscheidt, alias Robert Bek-Gran, alias Hugo Kronthal, alias Wilhelm Schneider, alias Heinz Otto Becker… Alias B.Traven. « Je n’ai pas envie d’être de ces gens qui se tiennent sous les feux de la rampe », disait-il pour entretenir le mystère qui jusqu’à aujourd’hui entoure sa véritable identité. « Comme travailleur, je me trouve immergé au sein de l’humanité, anonyme et obscur comme tout ouvrier qui apporte son lot de contribution pour faire progresser l’humanité. […] Mes œuvres ont de l’importance, moi, je n’en ai pas, pas davantage que le cordonnier qui considère de son devoir de fabriquer pour les hommes de bonnes chaussures qui leur aillent. » Et pourtant. La vie des cordonniers peut aussi mériter aussi d’être contée. Et quid de celle d’un mystérieux pamphlétaire, anarchiste, révolutionnaire, fugitif, marin, aventurier, explorateur au Chiapas, défenseur des indiens du Mexique, des opprimés de toutes sortes, et qui plus est écrivain majeur du XXe siècle, dont l’œuvre est aussi féconde et actuelle que méconnue en France ? Voici, en partenariat avec les éditions Libertalia et à l’occasion de la réédition d’une biographie écrite par R. Recknagel et intitulée B. Traven, romancier et révolutionnaire, le portrait d’un écrivain révolté.

La véritable identité de B. Traven restera sans doute à jamais inconnue. Car on ne connaît ni le nom de celui qui se cache sous ce pseudonyme, ni sa date ou lieu de naissance, ni ses liens de parenté. Toute sa vie, il s’est efforcé de tenir secrets ses lieux de résidence et s’est battu pour interdire la publication des rares photos qui lui étaient volées. Après sa mort, en 1969, la dispersion de ses cendres au-dessus de la jungle du Chiapas assure que le secret restera entier. Pas de tombe à visiter, ni de douteuses analyses post-mortem à réaliser. L’aura de mystère entretenue par l’intéressé autour de sa personnalité a de fait laissé le champ libre à d’innombrables théories plus ou moins farfelues, contribuant à brouiller davantage les pistes. Parmi elles, certaines font de lui le fils illégitime de l’empereur allemand Guillaume II, avec lequel il aurait entretenu une étrange ressemblance. D’autres avancent que B. Traven aurait été le pseudonyme de Jack London, qui aurait mis en scène sa mort aux États-Unis, pour aller se cacher au Mexique et échapper à ses créanciers. D’autres encore affirment qu’il s’agit d’un milliardaire américain soucieux de se racheter une conscience en prenant la défense des classes dominées. Ou d’un collectif d’écrivains anonymes. Ou d’Adolfo López Mateos, président du Mexique entre 1958 et 1964. Ou rien de tout ça, mais plutôt un lépreux dangereusement contagieux ne sortant que rarement de chez lui, la tête couverte d’un masque. Bref, on ne sait pas qui se cache derrière les pseudonymes. Au-delà des nombreuses élucubrations, les témoignages de Rosa Elena Luján, veuve de Hal Croves/B. Traven, et les travaux biographiques notamment entrepris par R. Recknagel ont permis de remonter le fil d’Ariane des différents avatars de l’auteur et, plus important, de retracer les lignes directrices de son œuvre.

Aucun document n’atteste de l’existence de Ret Marut, premier pseudonyme de Traven, avant 1907. Tout au plus l’auteur fait-il lui-même référence à des études de théologie qu’il aurait débuté puis abandonné, expliquant les nombreuses allusions à la Bible de ses écrits postérieurs. Les premières traces de Marut font état d’un acteur et metteur en scène au théâtre municipal d’Essen, dans la Ruhr. Marut voyage et joue dans de nombreuses villes allemandes, de Düsseldorf à Berlin et Munich, où il se serait installé à partir de 1915. Lorsque la guerre éclate, il parvient à faire remplacer la nationalité anglaise sous laquelle il s’était déclaré par une citoyenneté américaine, pays neutre jusqu’en 1917. Cela lui donne une certaine tranquillité et lui permet de commencer le projet qui l’occupera pendant quatre ans et lui procurera une première notoriété de 1917 à 1921 : la publication de la revue Der Ziegelbrenner, le fondeur de briques. Ce pamphlet politique tire son nom tant du rouge incandescent de sa couverture que de son format 12/21, rappelant celui d’une brique. Peut-être aussi de sa fonction première, consistant à exploser les vitres d’une censure de guerre que Marut juge insupportable. Dans les 13 numéros qui paraîtront, la revue n’aura de cesse de lancer de virulentes attaques contre le militarisme, l’État, la presse bourgeoise, le capitalisme et l’Église. Marut y développe un anarchisme individualiste fortement influencé par les idées de Max Stirner et qui caractérisera l’ensemble de son œuvre. Il rejette et crache sur toute structure, étatique, partisane, privée évidemment, et revendique une humanité libérée des carcans dans lesquels elle est enserrée. À la fin de la guerre, il continue de dénoncer, à raison, les nationalismes comme source de futurs conflits : « La possibilité d’une nouvelle guerre est plus proche que nous ne le croyons ; il y a encore des États, il y a encore des patries. Et l’État signifie : la guerre ; et la patrie signifie : la guerre. Et tant qu’il y aura sur terre des hommes pour qui existe un concept d’“honneur national”, la menace d’une nouvelle guerre subsistera. » Marut s’engage rapidement dans les mouvements révolutionnaires qui secouent l’Allemagne après l’armistice de 1918. En Bavière, une brève République des conseils, organisée autour de soldats, ouvriers et paysans, est instaurée avant d’être rapidement écrasée par les forces gouvernementales. Le Ziegelbrenner prend fait et corps pour la révolution, maudit la bourgeoisie et le gouvernement social-démocrate qui répriment dans le sang le régime des conseils encore naissant. Marut est arrêté en mai 1919 pour ses activités d’agitateur. Il relatera plus tard avoir été emmené à un tribunal militaire composé d’un lieutenant et dont le jugement se limitait à choisir entre l’exécution immédiate ou la relaxe des détenus. Parvenu à s’échapper grâce à la passivité complice de deux de ses gardes, Marut entre dans la clandestinité. Fugitif en cavale, il bénéficie du soutien de réseaux anarchistes, se réfugie à Cologne et Berlin et continue jusqu’en 1921 à publier le Ziegelbrenner. Le dernier numéro appelle plus que jamais à l’insurrection des esprits, dans le plus pur style stirnérien : « Vous êtes morts sur les champs de bataille pour ceux que votre trépas a engraissé. Eh bien, mourez donc pour votre propre cause ! […] Je suis invincible si je ne veux pas ce que veut un autre ! Tu es invincible si tu ne fais pas ce que veut un autre ! […] Le pouvoir des souverains les plus puissants se brise sur le non-vouloir des esclaves les plus faibles. » Marut disparaît ensuite de la circulation pour réapparaître à la prison de Brixton, Royaume-Uni, où il est incarcéré pour défaut de papiers. Il y donne diverses identités, se fait passer pour un libraire lituanien, un Allemand résidant aux États-Unis, tente sans succès d’obtenir des papiers américains. Et puis il file à l’anglaise en s’embarquant sur un vieux rafiot. Direction : Mexique, Chiapas, terre anarchiste et déjà mythique des rebelles zapatistes. Ret Marut, le Fondeur de Briques, ne reviendra plus.

Arrivé au Mexique, B. Traven distille son passé de pamphlétaire dans une œuvre romanesque empreinte d’aventure, de révolte, d’aversion du pouvoir et d’idéalisme. Il y ajoute une cinglante fascination pour la mort, ou plutôt sur ces morts qui refusent de mourir, sur les opprimés et parias qui se rebellent contre leur condition et qui se battent pour avoir droit, eux aussi, d’être libres et vivants.
En 1926, il envoie et publie en Allemagne Le Vaisseau des Morts, véritable bombe littéraire dans laquelle Traven règle ses comptes avec la vieille Europe et qui n’a à ce jour rien perdu de son actualité. Le personnage de Gérard Gale y incarne un marin américain des années 1920 dont le bateau a quitté sans lui le port d’Anvers. Sans papier ni argent, Gale est trimballé de pays en pays par des autorités qui se débarrassent de lui en l’envoyant en douce vers les États limitrophes. Les scènes, répétitives, de raccompagnement aux frontières y sont burlesques et légères, mais le constat est sans appel : « En ces temps de démocratie achevée, l’hérétique, c’est le sans-passeport, l’individu qui n’a donc pas le droit de vote. À chaque époque ses hérétiques, à chaque époque son inquisition. Aujourd’hui, le passeport, le visa, l’anathème dont est frappée l’immigration, sont les dogmes sur lesquels s’appuie l’infaillibilité du pape, auxquels il faut croire si on veut éviter d’être soumis aux différents degrés de torture. Jadis les tyrans étaient les princes, aujourd’hui c’est l’État. » Aujourd’hui, la condition des réfugiés suit le même schéma que celui auquel Gérard Gale est confronté. Sans droit, sans patrie, ils vivent en marge de sociétés qui les rejettent. Pour du papier. Dans l’espoir d’atteindre l’Angleterre, Gale embarque sur un bateau fantôme acceptant exclusivement les fugitifs, desperados, apatrides de tous bords. Des gens sans existence. Des morts. Le Yorikke, ce vaisseau des morts et paradigme de l’Europe impérialiste, broie alors ces personnes sans droit en les exploitant, telle une parfaite machine capitaliste, en attendant un naufrage qui permettrait à son armateur de toucher une prime d’assurance. À travers ce roman, aux antipodes des histoires romantiques de marin, Traven réinvente les récits de la mer en « chantant l’épopée du héros qui se tape le boulot ».

Au Mexique, il revit, voyage, écrit beaucoup. En 1927, il publie Le Trésor de la Sierra Madre, plus tard porté au cinéma par John Huston et avec Humphrey Bogart dans le rôle principal. Il y aborde le thème de l’avarice et de la ruée vers l’or à travers les aventures de trois compères. En arrière-plan, la quête du métal dénonce l’obsession du gain pécunier au détriment des aspects humains et sociaux. Traven y prend clairement position pour démontrer que le véritable trésor de la Sierra Madre n’est pas celui que l’on croit… En parallèle à l’écriture, l’auteur part à la découverte du pays. Il parvient en 1926 à intégrer une expédition scientifique en partance pour le Chiapas en se faisant passer pour F. Torsvan, photographe norvégien. Lors des multiples séjours qu’il effectuera dans la région jusqu’en 1930, Traven se passionne pour la beauté luxuriante de la jungle, sa lumière, ses clameurs mystérieuses, ses appels étranges et quasi irréels. Il arpente de nombreux villages, discute, s’imprègne des populations et cultures locales et tombe sur un sujet qui inspirera désormais l’ensemble de ses écrits : les luttes révolutionnaires des travailleurs forestiers de la caoba, l’acajou, à l’époque de la révolution mexicaine, vers 1910. Toute l’information rassemblée lui servira à écrire ce cycle de l’acajou auquel il travaillera, reclus dans une solitude quasi complète, pendant presque dix ans. Chacun des six livres de la série y forme un tout et peut être lu indépendamment des autres, mais Traven imprime une continuité qui transcende l’ensemble de l’œuvre. Tierra y Libertad ! Le cri de guerre des rebelles zapatistes résonne tout au long des romans de l’acajou, résumant et portant les aspirations des Indiens vers leurs idéaux d’émancipation. Traven y décrit d’abord la vie quotidienne des populations du Chiapas dans La Charrette, dénonce les abus dont ils sont victimes dans Indios, puis met en branle les dynamiques de révolte dans La Marche sur l’Empire de l’acajou. La Révolte des pendus y présente les tortures infligés aux ouvriers indiens, suivies du déclenchement d’une rébellion inarrêtable. L’armée créée et grossissante des damnés, paysans souvent illettrés, affamés et poussés à bout par des décennies d’exploitation impitoyable sort de la jungle pour étendre la révolution et détruire les fondements du pouvoir dans L’Armée des pauvres. Traven y lie souffrance et rébellion, décrit sans manichéisme le cheminement de populations traditionnellement soumises au joug des exploitants vers le moment de la négation, le moment où les Indiens disent « non », basta, et dans un retournement camusien se jettent corps et âme dans la révolte. « Si ces jeunes gens avaient été des hommes de raison », écrit-il pour illustrer le caractère spontané et nécessairement irrationnel des révoltés, « ils ne se seraient jamais révoltés. Les insurrections, les mutineries et les révolutions sont toujours irrationnelles en elles-mêmes, car elles viennent déranger la douce somnolence qui porte le nom de paix et d’ordre… Les vrais responsables des actes des rebelles sont les hommes qui croient qu’il est possible de maltraiter des êtres humains à jamais, en toute impunité, sans les pousser à la révolte. » Ce dépassement du rationnel est également ce qui permet à Traven de penser l’avènement de la société idéale de Solipaz, « Soleil et Paix », qui conclut le cycle par l’utopie d’une communauté mue par une soif intarissable de liberté et de destruction des rapports de domination. Traven n’écrira plus beaucoup après le cycle de l’acajou. L’adaptation au cinéma de plusieurs de ses romans lui donnera l’occasion d’arpenter les studios d’Hollywood sous le nom d’Hal Croves, « représentant attitré de B. Traven ». À la fin de sa vie, Skipper, comme il aimait à se faire appeler, se réfugie sur sa passerelle, deuxième étage de sa maison inaccessible à toute autre personne que sa femme et lui. Entouré de vieux appareils photos, de jumelles, d’un Colt, d’un arc et de flèches, il s’efface derrière une œuvre abondante et la lutte d’une vie contre l’oppression. À sa mort, en 1969, les cendres dispersées au-dessus des terres rebelles du Chiapas emportent avec elles le lien indéfectible entre deux aspects fondamentaux de cet écrivain anonyme. Écriture et révolte.

Thomas Misiaszek

Benjamin Péret dans Siné Mensuel

vendredi 9 mars 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Dans Siné Mensuel, février 2017.

« Pisser dans les tabernacles, se branler avec les hosties »

Le plus irrécupérable des dynamiteros surréalistes, Benjamin Péret, a enfin droit à une bio du tonnerre.

Grâce à l’ultrajouissif Benjamin Péret l’astre noir du surréalisme du fer de lance de la défunte revue Oiseau-Tempête Barthélémy Schwartz, on apprend plein de trucmuches enivrants sur le poète scandaleux. Péret aimait couler à pic les cérémonies pète-sec. Il savait parler aux généraux (« Ta gueule, tu fais pousser le caca ! »). Il connaissait d’émouvantes prières (« Vierge Marie sur qui je pisse après l’amour, je vous encule. ») Il ne faisait jamais risette à ses congénères trop culs pincés (les poètes-résistants à la Éluard « dissimulant de nouvelles chaînes ») ou trop culs camés (Breton et ses transes mystico-magiques). Il proposait qu’on glisse des peaux de bananes sous les pieds des messieurs lisant le cours de la Bourse, qu’on sème l’épouvante chez les rupins avec des chants monstrueux, qu’on pende les gendarmes avec des bois de lit. On l’expulsa du Brésil en 1931 pour atteinte à la sûreté de l’État et, pendant la guerre d’Espagne, il s’en alla rejoindre les anars incendiaires d’églises de la division Durruti.
Et si après tout ça, vous n’avez pas envie de courir acheter ou voler le Péret de Schwartz, je ne peux plus rien pour vous.

Noël Godin

Blues et féminisme noir dans Jazz Magazine

vendredi 9 mars 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Dans Jazz Magazine, n° 702, février 2018

Le blues de Gertrude « Ma » Rainey, Bessie Smith et Billie Holiday ? Une musique de femmes fortes, émancipées, conscientes et hardies. Une musique de femmes noires prêtes à en venir aux mains, rageant déjà à travers le micro, face aux affres de leur condition sociale, dans une Amérique ségrégationniste.
On parle là de Gertrude « Ma » Rainey et de Bessie Smith, deux chanteuses de blues d’envergure dont l’œuvre porte définitivement le sceau des prémices du féminisme noir galvanisé dans les années 1970 aux États-Unis. On parle aussi de Billie Holiday, qui, dans les années 1940, prend le flambeau bien au-delà des malheureuses péripéties de sa propre existence. C’est la conclusion majeure que l’on tire de l’ouvrage didactique que leur consacre la féministe et militante des droits de l’homme Angela Davis, dont la version originale est parue en 1998. À l’issue de cette vibrante, imposante et minutieuse analyse de la portée idéologique et sociale des chansons de ces blueswomen, force est de constater que les sobriquets dont elles ont toujours été affublées (« mère du blues » pour Ma Rainey ou « impératrice du blues » pour Bessie Smith) sont bien loin de suffire à cerner toute la dimension de leurs chansons, tant au niveau des paroles que de la façon de les déclamer. Et avec Lady Day, c’est la rencontre fracassante entre conscience sociale et musique qui éblouit. « Dans la musique, dans son phrasé, dans son tempo, dans le timbre de sa voix, les racines sociales de la douleur et du désespoir que vivent les femmes éclatent au grand jour », écrit notamment Davis à son propos. Liberté sexuelle à travers le prisme de la race et du genre, rapport à l’homme et l’homme noir, spiritualité ou encore la fameuse thématique du voyage, sont décortiqués à travers un corpus de titres contextualisés avec brio. L’ouvrage est agrémenté de photos d’archives et d’un CD compilant les titres les plus éloquents de Ma Rainey et Bessie Smith (avec retranscription des paroles). Sans compter une bibliographie complète. Ce travail colossal d’Angela Davis est prodigieux tant cette musique que l’on croyait connaître revêt soudainement une dimension encore plus salutaire. Et, mieux encore, par les temps qui courent, sa traduction arrive définitivement à point nommé.

Katia Touré